AVERTISSEMENT
Pourquoi mettre sur ce site destiné à valoriser la vie et l’œuvre de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord ce texte d’une rare violence ? Je considère d’une part que cette charge fait preuve d’une très grande qualité littéraire et d’autre part que l’opinion de Victor Hugo, ce génie littéraire du XIXème, contemporain du Prince, ne pouvait être négligée malgré son outrance. Il est évident que je ne partage en aucune façon le jugement de Victor Hugo.
Pierre Combaluzier
OPINION DE VICTOR HUGO
SUR
CHARLES-MAURICE DE TALLEYRAND-PERIGORD
EXTRAIT DE
CHOSES VUES
LIVRE PUBLIE EN 1887
2 ANS APRES LA MORT DU POETE
1838
TALLEYRAND
19 mai
Rue Saint-Florentin, il y a un palais et un égout.
Le palais, qui est d’une noble, riche et morne architecture, s’est appelé longtemps : « Hôtel de l’Infantado » ; aujourd’hui on lit sur le fronton de la porte principale : « Hôtel Talleyrand ». Pendant les quarante ans qu’il a habité cette rue, l’hôte dernier de ce palais n’a peut-être jamais laissé tomber son regard sur cet égout.
C’était un personnage étrange, redouté et considérable ; il s’appelait Charles-Maurice de Périgord ; il était noble comme Machiavel, prêtre comme Gondi, défroqué comme Fouché, spirituel comme Voltaire et boiteux comme le diable. On pourrait dire que tout en lui boitait comme lui ; la noblesse qu’il avait fait servante de la république, la prêtrise qu’il avait traînée au Champs de Mars, puis jetée au ruisseau, le mariage qu’il avait rompu par vingt scandales et une séparation volontaire, l’esprit qu’il déshonorait par la bassesse.
Cet homme avait pourtant la grandeur ; les splendeurs des deux régimes se confondaient en lui ; il était prince de Vaux, royaume de France, et prince de l’empire français.
Pendant trente ans, du fond de son palais, du fond de sa pensée, il avait à peu près mené l’Europe. Il s’était laissé tutoyer par la révolution et lui avait souri, ironiquement il est vrai ; mais elle ne s’en était pas aperçue. Il avait approché, connu, observé, pénétré, remué, retourné, approfondi, raillé, fécondé, tous les hommes de son temps, toutes les idées de son siècle, et il y avait eu dans sa vie des minutes où, tenant en sa main les quatre ou cinq fils formidables qui faisaient mouvoir l’univers civilisé, il avait pour pantin Napoléon 1er, empereur des Français, roi d’Italie, protecteur de la confédération du Rhin, médiateur de la confédération suisse. Voilà à quoi jouait cet homme.
Après la révolution de juillet, la vieille race, dont il était grand chambellan, étant tombée, il s’était retrouvé debout sur son pied et avait dit au peuple de 1830, assis, bras nus sur un tas de pavés : « Fais-moi ton ambassadeur. »
Il avait reçu la confession de Mirabeau et la première confidence de Thiers. Il disait de lui-même qu’il était un grand poète et qu’il avait fait une trilogie en trois dynasties. Acte premier : l’Empire de Bonaparte ; acte deuxième : la maison de Bourbon ; acte troisième : la maison d’Orléans.
Il avait fait tout cela dans son palais et, dans ce palais, comme une araignée dans sa toile, il avait successivement attiré et pris héros, penseurs, grands hommes, conquérants, rois, princes, empereurs, Bonaparte, Sieyès, Mme de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre de Russie, Guillaume de Prusse, François d’Autriche, Louis XVIII, Louis-Philippe, toutes les mouches dorées et rayonnantes qui bourdonnent dans l’histoire de ces quarante dernières années. Tout cet étincelant essaim, fasciné par l’œil profond de cet homme, avait successivement passé sous cette porte sombre qui porte écrit sur son architecture : Hôtel Talleyrand.
Eh bien, avant-hier 17 mai 1838, cet homme est mort. Des médecins sont venus et ont embaumé le cadavre. Pour cela, à la manière des Egyptiens, ils ont retiré les entrailles du ventre et le cerveau du crâne. La chose faite, après avoir transformé le prince de Talleyrand en momie et cloué cette momie dans une bière tapissée de satin blanc, ils se sont retirés, laissant sur une table la cervelle, cette cervelle qui avait pensé tant de choses, inspiré tant d’hommes, construit tant d’édifices, conduit deux révolutions, trompé vingt rois, contenu le monde. Les médecins partis, un valet est entré, il a vu ce qu’ils avaient laissé : Tiens ! Ils ont oublié cela. Qu’en faire ? Il s’est souvenu qu'il y avait un égout dans la rue, il y est allé, et a jeté le cerveau dans cet égout.
Finis Rerum.