L. S.
DE TALLEYRAND
AU CITOYEN DEVOIZE,
CONSUL DE FRANCE
A TUNIS,
LE 11 THERMIDOR AN VI
[29 JUILLET 1798]
Paris, le 11 thermidor an VI [29 juillet 1798]
Citoyen,
Je vois, par les détails circonstanciés que vous me donnez touchant l’évasion de trois esclaves anglo-corses à bord des frégates de la République aux ordres du citoyen Villeneuve, que cet incident a failli le compromettre personnellement et qu’il vous a fallu, ainsi que lui, soutenir de longues et pénibles discussions avec le Bey, pour le détourner de la mesure violente qu’il voulait employer dans l’intention de recouvrer les corses. Il n’en est heureusement résulté aucune suite fâcheuse pour ce commandant, dont la division a appareillé sans difficulté. Je conçois cependant que la promesse qu’avait faite au Bey le citoyen Villeneuve de lui remettre ces corses a dû rendre leur privation plus sensible à ce Prince, surtout dans un moment où il venait de délivrer si généreusement trente esclaves vénitiens. Cette circonstance me fait désirer qu’il soit possible de lui accorder quelque dédommagement, et c’est dans cette intention que je vais soumettre au Directoire exécutif la proposition que vous me faites de lui offrir gratuitement les deux pontons qu’il vous a demandés. Cet objet ne sera point perdu de vue, et je vous informerais incessamment de la décision du Directoire.
Il est fâcheux que les pièces que vous a fait passer le général Gentili en faveur des esclaves céphaloniotes pris sur un bâtiment grec n’aient pu vous servir de titres pour obtenir leur liberté. On vous a objecté que leur arrestation était antérieure à la réunion des îles vénitiennes à la République, et je sens qu’il ne vous est guère possible de combattre avec succès ce raisonnement. Au surplus, la conquête de Malte nous met à même de lever toutes les difficultés qui s’opposent à leur délivrance comme à celle de tous nos esclaves en Barbarie. Je vous préviens à cet effet que le citoyen Méchain, que le gouvernement a fait passer à Malte en qualité de commissaire, et qui est sur le point de partir,, a ordre de renvoyer dans leur pays tous les esclaves barbaresques qui sont dans cet île, mais qu’il lui est enjoint d’entrer préalablement en correspondance avec tous les consuls de la République près les Régences et de se concerter avec eux, afin de rendre par le moyen d’un échange la liberté à tous les esclaves français ou considérés comme tels qui se trouvent encore dans ces contrées. Vous devrez donc vous adresser directement pour cet objet au commissaire du gouvernement à Malte, qui sera revêtu de tous les pouvoirs nécessaires pour traiter de cet échange.
Je ne peux qu’applaudir au zèle patriotique des français établis à Tunis, qui, par une contribution dont vous m’annoncez le prochain envoi, se sont empressés de coopérer aux frais de notre guerre contre les anglais. J’ai vu avec indignation que ces insulaires se sont encore permis l’enlèvement de deux de nos bâtiments dans la rade de la Goulette. Quelle que soit l’impuissance du Bey pour en obtenir satisfaction, vous devez toujours la solliciter auprès de lui avec insistance. Je vous recommande de nouveau de m’instruire par toutes les voies possibles des nouvelles qui vous parviendraient sur la situation de Malte.
Au surplus, ne laissez échapper aucune occasion de bien persuader le Bey des dispositions sincères du Directoire pour maintenir les liaisons et la bonne intelligence qui existent entre les deux états. Je vous écrirai bientôt, à ce sujet, une lettre détaillée qui vous fera connaitre que le système du Directoire n’a rien que de favorable pour les princes de la Barbarie.
Salut et fraternité.
Ch. Mau. Talleyrand.