LETTRE
DE DUBOIS THAINVILLE
A
TALLEYRAND
DU 9 MARS 1806
SUR SON ENTRETIEN
AVEC LE DEY D'ALGER
N° 226
9 mars 1806
J’ai délivré, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous l’annoncer par ma dépêche d’hier, le capitaine Vincent de Palma et ses dix hommes d’équipage. Je dois à Votre Excellence le compte de mes démarches dans cette affaire.
Le 5 de ce mois, je vis le Dey. Je lui exposai de nouveau que le bâtiment avait été saisi dans les eaux de la France ; que son corsaire avait le pavillon anglais lorsqu’il l’avait attaqué, et que le capitaine napolitain était muni d’un passeport de l’état.
Le Dey me témoigna beaucoup de surprise de ce que je revenais sur une affaire qui avait été discutée et jugée dans un divan tenu à la marine.
Je lui répondis que, par égard pour lui, je m’étais rendu à ce divan, mais que, dans aucune circonstance, ainsi que je n’avais cessé de l’annoncer ici, je ne me soumettrais à ses décisions ; que je ne connaissais qu’une autorité à Alger, c’est-à-dire celle du prince, parce que le texte des traités anciens et nouveaux était précis à cet égard. Il me dit que les traités portaient aussi que nous ne pouvions donner de passeports à ses ennemis, et que j’étais témoin qu’il n’avait respecté aucun de ceux délivrés par les anglais.
Je lui observais que nos conventions avec la Régence n’étaient point applicables au cas dans lequel se trouvait le capitaine de Palma ; que le passeport sur lequel il naviguait ne lui avait point été délivré pour favoriser le commerce et la navigation de ses ennemis, et que la Régence elle-même fournissait des passeports et des Raïs aux napolitains.
Le Dey désira de nouvelles explications à la marine : il m’engagea à m’y porter, et à faire appeler devant le Vékilhandji le Raïs et le capitaine napolitain.
« Où as-tu pris le bâtiment, dis-je au Raïs ?
Sous Villefranche, à 21 miles des terres.
Tu en imposes : tu l’as amariné dans le golfe de Fréjus, et tu ne pouvais pas être à 21 miles des terres ; pourquoi n’as-tu pas remis le passeport français dont le capitaine était porteur ?
Je n’en ai point trouvé.
S’il n’avait point de passeport français, il avait donc des expéditions napolitaines : où sont-elles ?
Je n’en ai trouvé aucune.
Je tenais le passeport dans ma main, s’écria le capitaine de Palma, lorsque vous êtes monté à bord ; vous me l’avez arraché et jeté à la mer.
Ce n’est pas moi, répondit bonnement le Raïs, ce sont les gens de mon équipage.
(Et le Raïs, fis-je observer au Vékhilhandji, a juré sur le coran que le capitaine n’avait point de passeport) Poursuivons. Tu avais le pavillon anglais lorsque tu as canonné le bâtiment.
C’est faux.
Quel pavillon avait le bâtiment ?
Le pavillon napolitain.
Tu en imposes encore ; car si tu avais eu ton pavillon, il n’est pas probable que le capitaine eût été assez imprévoyant pour arborer les couleurs napolitaines.
Je n’en avais aucun.
Tu as donc violé les premières lois de la mer, puisque tu as canonné, mitraillé un bâtiment sans arborer ton pavillon. »
Le Vékhilhandji, voyant le Raïs fort embarrassé, voulut le défendre ; les explications furent vives. Il rendit compte dans la soirée au Dey.
Le lendemain mon drogman fut mandé au palais. Le prince me dit qu’il me rendrait le bâtiment à condition que je paierais les indemnités dues au Raïs de Bougie attaqué par de nos bateaux corailleurs, qui avaient pillé et coulé bas son bâtiment, et qui avaient massacré une femme qui se trouvait à bord. J’ai eu l’honneur de vous rendre compte de cette affaire dans ma lettre du 29 fructidor dernier [16 septembre 1805], N°205.
Il me fut aisé de reconnaitre la maligne influence du Vékhilhandji, qui avait déterminé le Raïs de Bougie et son équipage, revenu à Alger à se porter au palais pour réclamer justice sur une affaire que je croyais oubliée, d’après les explications qui avaient eu lieu en sa présence, et dont j’ai eu l’honneur de vous rendre également compte.
Je demandai une seconde audience au Dey, bien déterminé à attaquer ouvertement le Vékhilhandji de la marine si je ne parvenais pas à détruire les mauvaises impressions qu’il avait jetées dans l’esprit du prince. Je lui rendis compte de ce qui s’était passé la veille à la marine. Je m’élevai fortement contre le Raïs, qui, d’après ses propres déclarations, avait prouvé lui-même la vérité des faits que j’avais annoncée. Le Dey fut opiniâtre, et persista à réclamer les indemnités dues au Raïs de Bougie, en assurant que les faits dont il se plaignait étaient attestés par le divan et le Bey de Constantine. Je rappelai les détails de l’affaire ; je l’assurai que c’était une intrigue affreuse combinée entre le divan de Bône et le vice-consul anglais, duquel je me plaignis encore. Je rappelai également différents attentats commis dans la province de Constantine, et particulièrement ceux envers nos bateaux corailleurs, pris dans les limites par des corsaires armés dans le port mêmes. Après de longues explications, le Dey consentie à me rendre le bâtiment et l’équipage napolitain, par égard, dit-il, pour l’empereur à la condition que je supplierais Sa Majesté de ne pas donner désormais de passeports à ses ennemis. Le bâtiment a abordé à Tunis, où, dit-on, il a été rendu.
Le Dey m’exprima de nouveau, d’une manière très obligeante, le désir qui l’animait de vivre en bonne intelligence avec l’empereur des français ; il s’étendit très longuement sur les anciennes liaisons d’Alger avec la France, et me témoigna sa surprise de ce que, voyant la disette que son royaume éprouvait, je n’eusse pris aucune mesure pour faire venir ici des bleds et les marchandises qui manquent.
Je lui répondis que j’étais enchanté qu’il entrât avec moi dans des explications que je désirais avoir, mais que je n’avais pas voulu provoquer, parce que, depuis longtemps, je voyais établi à Alger un système essentiellement contraire aux intérêts du pays même, qui ne peut exister sans le commerce des français, et que, depuis 8 à 10 ans, tous les genres d’intrigues avaient été mises en usage pour l’anéantir. Et je rappelai l’arrestation des agents de la compagnie d’Afrique, le pillage de leurs propriétés, la destruction des comptoirs ; la prépotence sans exemple des juifs, qui n’admettaient aucuns rivaux ; les refus faits à deux négociants qui étaient venus s’établir ici il y a trois ans, de leur fournir des marchandises du pays, en échange de celles qu’ils avaient apportées. M. Busnach avait dit que les morts de Bab-el-Oued s’élèveraient avant qu’ils enlevassent un grain de bled. Enfin les engagements qu’il avait pris lui-même avec l’agent de la cour de Londres pour faire venir ici des négociants anglais, etc… etc…
« De quelle époque, ajoutai-je au Dey, datent les malheurs et la décadence de ton pays ? de celle précisément où les français ont cessé d’y négocier ; du moment où le commerce d’échange n’a plus eu lieu : les juifs, par exemple, exportaient tous les bleds même aux ennemis de la Régence » (Combien n’en ont-ils pas vendu à Naples et à Lisbonne) « ils ne remplaçaient ces denrées premières par aucun des objets indispensables dans un pays où tu n’as ni fabriques ni manufactures. De là le mécontentement de tes peuples, les soulèvements dans les provinces de Constantine et de Mascara, que les Beys écrasaient parce qu’ils devaient satisfaire aux dépenses d’un gouvernement sans frein, subjugué par des juifs ; de là la disette sans exemple, et le dénuement de tous les objets de première nécessité que ton pays éprouve en ce moment. Qui peut faire le commerce ici ? les anglais ?.... Les marchandises qu’ils t’apporteront de très loin coûteront un tiers de plus que les nôtres, et celles que tu leur fourniras en échange ne pourront être employées aussi avantageusement que par nous. Les Espagnols ?.... Tu sais que l’Espagne, dépourvu de manufactures, ne peut te fournir rien. Les français, voisins de ton pays, sont donc les seuls appelés, par leur position et leur industrie, à faire le commerce de Barbarie, et l’expérience de plusieurs siècles l’a prouvé. Consulte les anciens de ton pays, que j’entends tous les jours, et tu te convaincras qu’ils parlent comme moi. Tous les habitants d’Oran, de Bône et d’Alger appellent les français. Ta marine est seule notre ennemi, parce que tu sais qu’elle est, par état, destructives du commerce etc… etc… »
Le Dey, homme de beaucoup de jugement, m’écouta avec attention, et sentit, on ne peut mieux, toutes ces vérités, que j’exprime ici très sommairement à Votre Excellence. Il me dit qu’il voulait que nos relations reprissent comme anciennement ; il m’engagea très instamment à faire venir ici des négociants français, et me promit que les cires, cuirs, laines et les bleds (quand il y en aurait) leur seraient exclusivement donnés.
Je vous supplie, Monseigneur, de vouloir bien faire communiquer ces détails à Son Excellence le ministre de l’Intérieur, afin que, d’après ces explications avec un prince qui parait vouloir être l’homme de ses paroles, il puisse donner au commerce de Marseille les avis et les ordres qu’il jugera convenables. Le Dey a paru désirer très ardemment qu’il lui fût expédié quelques chargements de bled.
Je viens de recevoir une révélation que je crois très important de communiquer à Votre Excellence.
Mustafa, ancien Bey de Constantine, chassé d’Alger, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le marquer par une de mes lettres, s’est réfugié à Tunis. Le Bey de cette Régence l’a accueilli de la manière la plus distinguée ; il l’a logé dans un très beau palais, lui a donné des femmes et des esclaves, et le traite comme un prince. Deux parents du Bey de Tunis, dont l’un, dit-on, a des prétentions au trône, et qui ont beaucoup de partisans dans le royaume, sont passés à Constantine, où ils ont été bien accueillis par le gouverneur de cette province. Le Dey d’Alger, très offensé de la conduite d’un prince qu’il regarde comme son vassal, se dispose à faire une expédition contre le royaume de Tunis, qu’il doit attaquer par terre et par mer. Cet avis m’est donné par une personne très initiée, et je suis d’autant plus disposé à croire que la mesure aura lieu, que le Dey d’Alger, qui a trouvé à peu près vides les coffres de la Régence, est fort embarrassé pour assurer la paie considérable qu’il a promise aux soldats lors de son avènement au trône.
Daignez…
P. S. – Le Dey me fait dire en ce moment qu’il me fera rembourser le bâtiment et la cargaison du capitaine Vincent de Palma. Votre Excellence sait que ces sortes de restitutions sont rares à Alger. Le Dey se conduit de mieux en mieux envers moi.
Du 11 mars.
Hier neuf grands personnages qu’on dit être les chefs d’une conspiration qui s’était formée contre le Dey, ont été saisis et étranglés. De ce nombre sont le Khaznedji, le Khodja Cavallo, le gardien Bachi, les deux Vékils des Beys de Mascara et de Constantine. Les deux premiers ont été saisis à leurs portes dans le palais même. Ce matin le Câdi a été embarqué pour le Levant. Cet événement nous a donné quelques alarmes pendant un moment ; mais la tranquillité n’a été nullement troublée, et aujourd’hui la ville et les casernes sont très paisibles. On assure qu’un courrier est parti au moment où le Khaznedji a été saisi pour porter le cordon au Bey de Constantine, son parent.
Dubois Thainville.