L. S.
DE TALLEYRAND
AU
CITOYEN DUBOIS THAINVILLE
COMMISSAIRE GENERAL A ALGER
EN REPONSE A 11 LETTRES DE CELUI-CI
EN DATE DU
19 PLUVIOSE AN IX
[8 FEVRIER 1801]
Relations extérieures.
3ème Division.
Paris, le 19 pluviôse de l’an 9 [8 février 1801] de la République française, une et indivisible.
J’ai à répondre, Citoyen, à vos lettres des 18 vendémiaire, 18, 21, 22 et 23 brumaire, 11, 12, 14 et 15 frimaire, 1er et 3 nivôse dernier, N° 56 à 66 inclusivement.
Vous m’entretenez d’abord du citoyen Sielve auquel le bien du service vous fait désirer qu’il soit donné un successeur. D’après ce que vous me mandez de la manière dont il est vu à Alger, je n’hésiterais pas à l’appeler à quelqu’autre résidence, s’il était possible de le remplacer mais notre situation avec la Turquie m’en ôte les moyens. Tous les drogmans y sont détenus : il n’y en a point au Maroc ni à Tripoli. Celui de Tunisie est nécessaire ; il est d’ailleurs trop âgé pour être déplacé, de manière que je ne vois absolument personne qui puisse relever le citoyen Sielve. Je suis donc obligé de le laisser à Alger ; les causes du discrédit dans lequel il est tombé, n’existant plus, il semble qu’avec de la patience et de la circonspection, on doive réussir à l’y rétablir sur un pied moins désavantageux. C’est un objet que je ne perdrai pas de vue, et en lui procurant son changement aussitôt qu’il y aura possibilité de le faire, j’aurai soin qu’il y trouve la récompense due à ses longs et pénibles services.
J’ai écrit au ministre de la Marine relativement à la réclamation de Mohamet Gattas. Je l’invite à autoriser le commissaire de Carthagène à exiger du capitaine Poulle, qui s’y trouve, les 300 piastres fortes répétées par cet algérien. Il me parait fondé en droit, et je suis persuadé que mon collègue sentira la nécessité de terminer promptement cette affaire à sa satisfaction. Je vous instruirai de sa détermination, aussitôt qu’il me l’aura transmise.
Votre N° 57 est particulièrement relatif aux esclaves d’Oran ; vous m’en avez déjà fort entretenu fort en détail. Vos nouvelles observations m’ont paru fort justes et quoique l’affaire du brick algérien présente quelque difficulté à raison de la réunion des deux flottes, au moment où il a été pris, je vais écrire en Espagne, pour que cette Cour, en compensation de l’abandon qui lui en a été fait ainsi que de son équipage, prescrive à M. de Varrex de s’entendre avec vous pour la délivrance des esclaves d’Oran et qu’il soit autorisé à consentir les sacrifices qu’elle pourra nécessiter. La note que vous m’en adressez en porte le nombre à 105, mais il faut en déduire les Impériaux, les Piémontais et les Romains, ce qui ne donne plus que 57 hommes français et corses. Ce sont les seuls qui puissent nous intéresser et dont nous ayons à nous occuper.
Vous avez joint à votre lettre N° 58 le procès-verbal du vœu d’acceptation de l’acte constitutionnel, émis par les Français de votre résidence. Trois ex-lazaristes seuls n’ont pas rempli ce devoir. Je pense qu’en évitant d’avoir avec eux des rapports officiels, il convient, à raison du ministère respectable qu’ils remplissent envers les esclaves, de continuer à les maintenir dans l’état de calme et de tranquillité nécessaire à l’exercice des fonctions auxquelles ils se sont voués.
Le N° 59 était accompagné de l’état général des pertes essuyées par l’agence d’Afrique, la société Ravel le jeune et les employés des concessions. Je l’ai communiqué au citoyen Bertrand, principal intéressé de cette société, et il m’a remis les deux notes que je vous transmets. Il en résulte ainsi d’une troisième note d’observations particulières qu’il m’a données, que les lismes arriérées qui se trouvaient dues à la Régence à l’époque de la rupture, doivent être en totalité portées au compte de l’agence d’Afrique, qui devra soit à cette société, soit aux employés des concessions, le remboursement des sommes, tant capital qu’intérêts, pour lesquelles ils ont contribué au paiement de 15389,26 piastres fortes formant le total des cinq lismes arriérées à sa charge ; qu’en conséquence l’agence ne peut être comprise dans le partage des restitutions faites ou à faire par la Régence et par la maison Bacri et que la société Ravel le jeune seule et les employés des concessions y ont droit. Il parait que dans cet objet la créance de la société Ravel s’élève à 20 000 piastres constantine environ ou 12 500 piastres fortes ; et le citoyen Bertrand demande qu’il lui soit fourni un titre de cette valeur sur MM. Bacri de Paris. Je vous prie de ne rien négliger pour procurer la rentrée de cette somme à cette société qui, à raison des services qu’elle a rendus en se chargeant de l’exploitation du commerce de l’agence, au moment où celle-ci n’avait plus aucun moyen de le continuer, mérite particulièrement l’attention du gouvernement. Il est cependant à observer que dans le cas où le produit de ces marchandises et effets saisis dans les concessions ne s’élèverait pas à la somme de 15389 piastres fortes 28 mouzons, montant des lismes arriérées, dont le paiement s’est effectué par les fonds pris à la société Ravel et aux employés ; il serait convenable et juste de répartir au marc la livre entre les divers prêteurs de fonds le montant des ventes dont MM. Bacri donneront l’état et dont ils se déclareront débiteurs, et le déficit, s’il y en a, devra être garanti et remboursé par l’agence d’Afrique contre laquelle les parties intéressées auront leur secours. Le titre demandé par le citoyen Bertrand sur la maison Bacri de Paris se trouverait alors réduit suivant la répartition qui aurait eu lieu.
Je vous recommande également les intérêts des employés des concessions, envers lesquels on ne saurait trop accélérer les restitutions qu’ils peuvent respectivement avoir à prétendre.
Il est étonnant que MM. Bacri et Busnach n’aient pas encore fourni le compte des objets qu’ils ont retirés : je compte sur votre zèle et votre activité pour ne leur laisser à cet égard que les délais strictement indispensables.
Vous avez raison de penser que les dévastations faites aux bâtiments et quelques autres articles d’indemnités ne pourront être compensés que par des exemptions sur les lismes, ou par des extractions de grains, et qu’il n’y aurait aucune utilité à rétablir en ce moment les employés dans les comptoirs. Le gouvernement vient de prendre des arrêtés portant création d’une nouvelle compagnie d’Afrique et d’une compagnie de corail : jusqu’à ce qu’elles soient entrées en activité, il faut se borner aux actes rigoureusement nécessaires pour constater la possession.
J’ai fait part au ministre de la Marine du naufrage de l’aviso l’Osiris et des embarras suscités au citoyen Devoize par l’indiscrétion des gens de l’équipage. Il a de suite écrit au préfet maritime de Toulon en lui indiquant les mesures propres à prévenir de pareils inconvénients. Il a en même temps renouvelé l’ordre que les bâtiments algériens fussent respectés par les armements français : il regrette que vous n’ayez pas fait connaitre ceux qui se sont permis des violences dont vous vous plaignez.
J’ai adressé au préfet de la Drome l’acte mortuaire du citoyen J. L. Faure Laforet, ainsi que la note rédigée par votre chancelier, de l’état de cette succession. Il les communiquera aux héritiers qui d’après cette connaissance se détermineront sur les mesures qu’ils ont à prendre pour la recueillir.
L’objet le plus important de votre dépêche N° 60 est l’approvisionnement de nos départements méridionaux. Vous proposez trois partis différents et vous entrez avec détails dans la discussion de chacun d’eux. Leur état, sous ce rapport, s’est singulièrement amélioré depuis le mois de vendémiaire, et leurs besoins sont infiniment moins urgents. Il parait donc convenable dans ce moment de réorganisation de la compagnie d’Afrique de s’en tenir et d’encourager les expéditions partielles soit de la part des juifs, soit de la part des négociants, si quelques uns veulent en entreprendre. Elles suffiront avec les ressources de l’intérieur, qui ne sont plus diminuées par l’exportation, pour les aliments jusqu’à la récolte prochaine. Une extraction considérable sera très probablement demandée à cette époque par la nouvelle compagnie. Ménagez votre influence pour le moment et travaillez à disposer les esprits de manière à l’obtenir telle qu’on la désirera.
Je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous fassiez partir des agents pour Oran. Si vous l’y croyez nécessaire, mais sous la condition qu’il n’en résultera aucune augmentation de dépense.
J’ai mis sous les yeux du Premier Consul le compte que vous me rendez de vos opérations pour hâter le terme de la pacification de Tunis et entamer celle de Tripoli. Il les approuve et me charge de vous assurer que vous avez la confiance du gouvernement et que vous pouvez compter sur des marques de sa satisfaction.
Vous avez conduit ces deux objets avec toute l’adresse et la prudence convenable. Il en fallait mettre beaucoup vis-à-vis du Bey, à l’intervention d’Alger dans les affaires de Tunis. C’est un moyen dont je crois qu’il ne faut user qu’avec la plus grande circonspection. La justesse des observations du citoyen Devoize parait vous avoir remises à cet égard ne vous a pas échappé, et l’on ne peut que vous savoir gré de n’avoir pas accepté l’offre qui vous a été faite de contraindre le Bey au rachat des cinq français qui se trouvent encore en esclavage à Tunis.
Quant aux sept, dont 3 ont été délivrés par moi, qui sont dans le même cas à Alger, je désire que vous employiez tous les moyens compatibles avec la prudence pour les obtenir gratuitement, ou s’il faut un sacrifice pécuniaire, pour le faire supporter par la Régence, qui a eu le tort de les vendre. De quelque manière que se termine cette affaire, je suis convaincu que vous ne fléchirez qu’après avoir reconnu l’impossibilité de triompher de la cupidité barbaresque.
Le citoyen Devoize m’a en effet transmis les détails de sa négociation. Il lui a été répondu directement.
Les mesures prises pour celle de Tripoli me paraissent sagement combinées et je ne doute pas qu’elles ne réussissent. Le négociateur provisoire qui y a été envoyé sera bientôt suivi du citoyen Xavier Nandi, chancelier du commissariat. Il a reçu depuis quelque temps l’ordre de partir et il arrivera muni de pleins pouvoirs du Premier Consul et de toutes les instructions nécessaires pour traiter définitivement. Le citoyen Beaussier se rendra lui-même à Tripoli, aussitôt qu’on y jugera les affaires assez solidement établies pour qu’il n’ait plus rien à craindre de la violence des Anglais.
Celles d’Alger ne me paraissent pas avoir avancé depuis le 8 vendémiaire, jour où les bases du traité ont été posées. J’en ai longtemps attendu la rédaction, mais les démarches et les dires des juifs m’ont ensuite convaincu qu’ils en retardaient l’envoi. Ils ont cependant touché à peu près à la date du 6 frimaire une somme de 1184554 f. Ce premier payement ne les a pas apparemment satisfait ; c’est ce dont il n’a plus été possible de douter d’après les demandes qu’ils ont formées par suite de la lettre du Dey. Aussitôt qu’ils l’ont su arrivée, ils ont écrit au Premier Consul pour obtenir un acompte d’environ 4 millions. Le Premier Consul leur a accordé une entrevue particulière dans laquelle il leur a fait un accueil mesuré sur l’intérêt particulier qu’ils inspirent au Dey, mais il leur a fait entendre que les retards apportés à l’envoi du traité définitif, que les menaces et les intrigues des Anglais pour le traverser, que l’arrivée d’un chaoux de la Porte à Alger, étaient autant de circonstances qui ne lui permettaient plus de leur faire faire aucun paiement, jusqu’à ce qu’en témoignage de la sincérité de la Régence, il eut reçu la rédaction définitive du traité ; et en effet les vues dans lesquelles la Porte envoie, sont de nature à inspirer des inquiétudes et l’on ne peut aller en avant vis-à-vis des juifs qu’après que l’on sera instruit de la détermination du Dey. Le Premier Consul a fini par leur déclarer qu’aussitôt que toutes les incertitudes à cet égard seraient levées par la réception du traité, il donnerait l’ordre qu’ils touchassent un fort acompte et qu’à l’instant même il serait pris avec eux des termes très courts pour les paiements qui resteraient ultérieurement à faire.
Telles sont en effet les intentions du Premier Consul. Vous êtes autorisé à les faire connaitre au Dey et à prendre avec lui l’engagement formel qu’elles seront ponctuellement exécutées.
Il a remarqué avec plaisir dans l’une de vos dépêches que vous vous proposiez de faire partir cette année les pèlerins de la Mecque. Il attache de l’importance à ce que vous réussissiez dans cette disposition et vous en parlerez au Dey comme d’un acte de confiance qui serait infiniment agréable au Premier Consul. Ne serait-il pas possible que ce prince en souscrivant la rédaction définitive du traité annonçât pour les pèlerins la faculté d’user de la voie d’Egypte et donnât l’ordre de faire les préparatifs d’usage pour le départ des caravanes. C’est un objet que je vous recommande et si le Dey en confiait la conduite à quelque personnage marquant, sur l’avis que vous m’adresseriez, on écrirait en Egypte pour qu’il y fût reçu avec des égards particuliers. Le Premier Consul désire que le Dey fasse faire le plus d’expédition possible pour cette contrée et il serait surtout flatté qu’un de ses fils s’y rendit, soit sur l’une de ces expéditions, soit à la tête d’une caravane. Il y recevrait un accueil distingué ; le Premier Consul ne serait pas même éloigné d’entrer en arrangement avec le Dey pour fournir au jeune prince un établissement convenable dans ce pays.
Le Premier Consul désire encore qu’un ambassadeur algérien soit nommé à Paris et il verrait avec satisfaction que le choix du Dey tombât sur le Bey dernièrement envoyé à Londres qui arriverait plutôt n’ayant pas de quarantaine à faire.
Telles sont les diverses insinuations que vous avez à faire au nom du Premier Consul. Leur importance n’échappera point à votre sagacité et me dispense de vous les recommander.
Les juifs, à la suite de la conférence qu’ils ont obtenue, ont expédié un courrier à Alger. Il précédera cette lettre de quelques jours et je ne crois pas avoir d’inquiétude à concevoir relativement à l’effet des rapports qu’ils ont pu envoyer. Au surplus votre position a du s’améliorer depuis la lettre du Dey. Lorsqu’il l’a écrite, il ignorait que les juifs eussent reçu l’acompte dont je viens de vous parler. Il a du l’apprendre depuis et cette nouvelle a du calmer les dispositions de mécontentement qu’il vous a montrées.
Les déterminations du Premier Consul et les autres articles de ma lettre répondent à la série de propositions que vous présentez comme indispensable en complément de votre mission. Je dois ajouter que plusieurs bricks français vont être envoyés sur les côtes d’Afrique et que leurs croisières seront particulièrement dirigées contre les Anglais.
Quant au Moniteur, c’est un objet sur lequel il convient que vous vous entendiez avec votre fondé de pouvoirs auquel il sera donné toute facilité pour vous le faire parvenir.
J’augure favorablement de la confiance avec laquelle vous attendez le Capidji de la Porte. J’ai pour garant de votre conduite dans cette circonstance celle que vous me donnez depuis votre arrivée en Barbarie et je suis persuadé que vous réussirez à déjouer ses efforts malgré l’assistance que les Anglais ne manqueront sûrement pas de lui prêter.
Vous jugerez par tout ce qui précède qu’actuellement notre objet important est la rédaction définitive du traité. Je vous recommande de vous en occuper activement et sans relâche jusqu’à ce que vous l’ayez obtenue et de me l’adresser sur le champ.
Je vous salue.
Ch. Mau Talleyrand.
P. S. Je reçois à l’instant votre lettre du 15 nivôse N° 67. Vous n’envisagez pas ce que je viens de vous mander relativement aux esclaves d’Oran que j’ai prévenu votre vœu à leur égard : j’emploierai vis-à-vis de l’Espagne tous les moyens possibles pour leur procurer leurs délivrances.
Le Premier Consul a une estime personnelle pour le Dey. Son désir de recevoir un ambassadeur de ce prince est fondé sur ce sentiment et en est une preuve éclatante.
C. M. T.