LE SECRET DE TALLEYRAND
PAR
FERDINAND BAC
Le Congrès de Vienne, dit le Baron Ferdinand de Stetten qui s’y trouvait à ce moment en témoin oculaire, « m’a fait l’effet d’un marché, où les grands dignitaires de l’Europe, maquignonnaient des villes et des provinces, avec l’âpreté de vieux paysans se disputant des lopins de terre à coups de bêche et à coups d’ongle ».
Les ruses de procéduriers madrés, habitués à d’interminables chicanes, y ajoutaient pour donner à cette solennité l’aspect d’une foire où chacun prend son compère par le bouton de sa veste pour l’entraîner dans quelque coin et le décider à quelques compromis, au détriment d’un voisin. Promesses sans cesse rompues. Menaces feintes. Provocations artificielles, suivies de cajoleries prodiguées pour la galerie. Mille paroles, gestes et actes sournois où dans de fausses indignations ou des cordialités simulées, chacun flatte et trahit, se gare et se dédit…
Malgré toute cette belle parade, c’est l’image de l’âme mercantile, la moins digne de l’homme, de ses mensonges, de sa pesante matérialité, pour obtenir des avantages souvent insignifiants, ne pouvant satisfaire que la vanité et l’aveuglement de l’heure. Jamais personne ne songea sérieusement à assurer un avenir durable. Ce qu’il fallait c’était gagner du temps, satisfaire l’amour-propre de chacun, donnant un œuf pour avoir un bœuf. Chacun affirmait qu’il préparait l’Age d’or. Mais ce n’était que du zinc.
Malgré ce jugement sévère porté par beaucoup de contemporains, le Congrès de Vienne ne dura, après tout, que quelques mois ; il n’y fût guère question de chiffres ni de « réparations ». On ne demande pas à la France de payer les dégâts des guerres Napoléoniennes, faites dans toute l’Europe. L’Empereur a abdiqué. À l’île d’Elbe, il fait « le Jupiter foudroyé qui se reconstitue un Olympe en petit format ». La monarchie est faiblement assise sur les débris d’une nation exsangue. Mais la France demeure. Elle parle encore, dans les formes extérieures de l’Europe, cette admirable langue du XVIIIe siècle, souple, et même enrichie d’arguments de force, créés, par les besoins nouveaux. C’est donc, malgré sa chute, le triomphe intellectuel de la France sur vingt nations qui lui devaient toujours le bon goût et les belles manières, après avoir connu l’odeur de sa poudre.
Sur tout cela planait le délégué de cette grande vaincue, Talleyrand, celui qu’on appelait « la plus grande canaille du siècle », et qui bientôt sera le premier personnage du Congrès. Suspecté d’abord, on évite de le voir. On affecte de le négliger. Les sots lui tournent le dos car ils ont horreur de l’esprit. Peu à peu il gagne du terrain, lentement, sûrement, par tous ses moyens aristocratiques, par son immense supériorité sur tous ces Souverains. Il est à la fois sur le plan de leur naissance et sur celui du génie. Celui-ci s’adapte à tous les régimes et à toutes les adversités, à tous les vices et à toutes les vertus des conquérants.
Comme les Émigrés, il a beaucoup circulé sur les terres des voisins. Il a appris cette dure leçon – pour les autres surtout – que les voyages à l’étranger diminuent les vanités nationales mais augmentent l’amour du citoyen pour son pays natal. C’est un bon coup de balai donné aux préjugés qui rendent les hommes si ridicules et qui fait place à quelque chose d’infiniment plus précieux : la bonne raison de préférer sa patrie à toute autre.
Lui-même était mieux armé pour en défendre les vertus, par des preuves que lui avait donné son expérience et non pas le verbiage des plaideurs qui ne quittent pas leur ville de peur de se voir diminués ailleurs.
Chez les esprits médiocres, les idées fausses sur l’étranger, loin de se corriger, peuvent parfois s’affirmer davantage en voyageant. Tant que l’on reste à la maison et qu’on ne connaît l’autre côté du mur que par la distance, les préjugés restent imprécis et flottent dans la mare des lieux communs. Dans le contact réel mais insuffisant des choses inusitées, les préjugés peuvent s’accentuer par le poids que donne une fausse expérience.
C’est ce qui arrivait chez plusieurs adversaires de Talleyrand.
Il ne se penchait pas avec une grande commisération sur ces générations nouvelles qui, depuis leur berceau, avaient reçu une incessante déformation de l’esprit par l’encre d’imprimerie des politiques. Il savait trop que toutes leurs opinions étaient arrivées par ce flot bourbeux et que tous avaient bu à cette source empoisonnée. Il se rendait bien compte, en arrivant à Vienne, qu’une purge ne suffirait pas pour les en délivrer.
Cette meute des Alliés, unis par la seule haine, malgré tout le poids de leur victoire, ne peut finalement rien sur cet homme, isolé au milieu des ennemis qui ont tenu les torches de la curée.
À distance, on pourrait croire que c’est Alexandre 1er qui domine, avec sa Russie qu’il brandit comme une massue par dessus les têtes couronnées, avec ses cosaques dont il aime à dire « qu’ils défient toutes les armées ». Mais en réalité c’est Talleyrand. Seulement, derrière celui-ci monte comme une grande ombre, la Prusse, ruinée et méprisée. Elle s’efface derrière son falot Roi, si terne et si rassurant par son incapacité. Dangereuse illusion de sécurité.
La grande faute de Napoléon avait été, selon Talleyrand, de croire que ses adversaires n’avaient aucun sentiment de fierté nationale et qu’en tous les cas on n’avait pas à compter avec lui. De là son mépris illimité pour le faible. Mais la rancune du vaincu n’est pas seulement faite de sa diminution matérielle. Elle est surtout le résultat d’une grave erreur des vainqueurs qui ne se soucient guère de ménager l’amour-propre des nations diminuées. On se résigne pour un bien perdu, mais l’humiliation est une graine qui lève et qui un jour empoisonne l’avenir de tous les peuples. Exercer cette sagesse de ménager l’avenir, on appelait cela « trahir », alors même qu’avec elle on n’avait rien cédé. La seule politesse était une trahison. Talleyrand se trouvait ainsi chargé de crimes avant d’être né, par droit de naissance.
Tout ce qui traite de la politique pure est connu à satiété. C’est un élément fastidieux, fait des récits de tous ces marchandages qui finissent par se donner quittance. Ce qui survit de ce précaire raccommodage de l’Europe ce n’est pas ce jeu d’échecs diplomatique. C’est l’enseignement que nous laisse cette agitation, d’abord par son mécanisme, et ensuite par ses effets, c’est aussi le spectacle de l’outrecuidance, de la fausseté et de la fragilité de la plupart de ces hommes, choisis pour leur compétence, de cette élite européenne, appelée à corriger la faute des autres et à édifier un nouveau siècle.
Mais ce qui alors était exceptionnel c’est que – parallèlement à ce lourd appareil diplomatique – un élément de frivolité, devenu légendaire dans l’Histoire, chemine comme une rançon à tant d’ennui, à tant de chicanes. Ce n’est pas l’Amour. Mais c’est quelque chose qui lui ressemble. Une nuée de papillons lutinants et se poursuivant se lève par dessus les dossiers, par dessus les coupoles et les cheminées de ces palais, à l’ombre desquels on fait si bon marché des convenances. Pour la plupart, ce n’est qu’une jolie partie en passant dont le niveau monte rarement à une passion.
Seul peut-être le personnage le moins sympathique, le plus compassé et le plus faible, donne par moments l’impression d’aimer vraiment – à sa manière – en fiancé gourmé, roide et comme glacé dans sa timidité, mais sincère. Sans doute nous paraît-il ainsi parce qu’il n’a rien obtenu et qu’il reste toujours sur le bout de sa chaise, les yeux fixés sur l’« Idole », et les mains touchant le vide.
C’est Frédéric Guillaume III, le veuf de la reine Louise. La plupart des autres courent franchement la godaille, avec un cynisme et une impudeur qui s’étale comme un triomphe. Là encore l’image de la foire s’impose à nous : le paysan, ivre à la fin de la journée, s’en va d’un pas mal assuré vers quelque lieu où l’amour facile lui est charitable et où sa masse s’effondre au milieu d’un édredon.
Avec les témoins de ce temps nous allons examiner une à une chacune des figures de ce Guignol politique, la variété de ces « pagliacci » qui brusquement, au printemps 1814, font irruption dans cette paisible ville impériale. Ils vont l’éblouir et la pervertir aussi très rapidement. En peu de jours, déjà, ils la perturbent par les dettes qu’ils laissent, par la vie chère, par le désordre des corps, des âmes et des bourses qu’ils jettent dans les familles. C’est la corruption qui se propage comme une peste, amenée par d’innombrables étrangers, tous pourvus de beaucoup d’argent, et le dépensant aux divertissements les moins élevés, dans le jeu et dans les plaisirs des femmes, de la table et des spectacles. Nous avons dit, à propos du Second Empire (1), que l’Histoire ne sortira de son état mythique pour devenir une science, que le jour où les peuples auront renoncé d’amputer la vérité de tout le mal qu’ils ont fait, à eux-mêmes et aux autres. Ecoutons les témoins :
Talleyrand a emporté dans sa valise diplomatique un secret. À peine arrivé à Vienne, il a dû le cacher dans son gros talon. Aujourd’hui encore personne ne peut le mettre sur la table. Si quelqu’un pouvait le faire ce ne serait pas le secret de l’homme le plus secret de l’Europe. Nous savons pourtant qu’il existe. Il a cheminé la nuit et son auteur en a effacé les traces derrière lui, comme le jardinier de ce Cardinal dont parle Barrès et qui, derrière Son Eminence, effaçait sur le sable les pas d’une maîtresse.
Mais si nous ignorons la marche et les moyens, nous avons l’ambiance et nous tenons l’aboutissement, mille indices qui trahissent sa présence. C’est comme une odeur de femme qui traverse des portes, que l’on poursuit encore jusque dans la rue. Elle flotte de ci de là. On la respire. On ne la saisit pas.
Étape par étape, nous pouvons suivre cette ombre et aussi – les documents en main – faire le procès de ce Congrès. Il a offert une certaine paix à l’Europe, pendant un demi-siècle. Aussi ne faut-il pas trop en médire, encore que, par leurs formes extérieures, ses auteurs nous donnent l’idée de l’homme bien intentionné mais incorrigible dans ses travers. Là comme ailleurs celui-ci a fait, selon le mot de Goethe, deux parts de son activité : « Courir après sa proie et défendre sa proie. ».
Les gens austères qui considèrent l’Histoire comme un panier rempli de paperasses officielles, auront ici bien du mal à séparer la politique de l’amour. Les femmes y jouent un rôle immense. La preuve, nous allons la voir, dans ce seul rayon des rapports sociaux, à la lueur de cette lanterne sourde que tient alors la police secrète et qui éclaire les plus étranges réalités du Congrès, celles auxquelles personne ne peut s’attendre.
La police – on peut dire celle de tous les pays – s’occupe activement, au Congrès, de rapporter les moindres gestes des acteurs. C’est merveille de la voir surveiller tout le monde, observant à travers ses doigts – et même par les fentes de l’éventail – la ville et les salons jusque dans les alcôves. Comment sait-elle tout ce qu’elle dénonce ? Beaucoup de choses nous laissent d’abord stupéfait ou incrédule. C’est que nous nous faisons une idée fausse de la police de ce temps. Elle ne se recrute pas uniquement de professionnels mais parmi les gens appartenant aux classes les plus différentes, et on peut dire les plus hautes. On gagne bientôt l’impression que chacun épie son prochain et aussi que chacun est suspecté.
Les Souverains eux-mêmes se trouvent enrôlés dans cette compagnie, dans cette « mouchardise réciproque ». On se méfie de son ombre, de son frère, de soi-même… D’innombrables complicités trouent les murailles, écoutent aux portes et jusque sous les lits.
C’est Alexandre d’abord, si rusé et si inconscient, qui fait marcher sa police secrète à sa manière moscovite et qui en tire toutes les ficelles. Aussi est-il le premier à être la victime de cette belle institution, de sa propre police. Lui seul se croit pourtant à l’abri des investigations. C’est notre premier étonnement de le voir ainsi ignorant de sa propre insécurité. Non seulement il ne sait pas que l’on suit chacun de ses pas, mais il ne se doute pas que des oreilles s’ouvrent autour de lui quand il a tiré les verrous, même des lieux gardés par les cosaques et où il ôte sa majesté pour devenir simplement un homme. Nulle part personne n’est à l’abri de la trahison. Nul secret n’existe que quelqu’un ne sache.
Le bal masqué favorise ces dispositions. Sur ce terrain glissant rien ne peut échapper aux espions. Leur vestiaire est garni d’innombrables déguisements. L’intimité la plus complète en apparence ne reste pas inviolée. On est stupéfait de lire tout ce que cette police arrive à découvrir de parfaitement exact. Le contrôle est facile à faire par la contre-épreuve, les observations des adversaires. Nous sommes là en face d’éléments improvisés mais aussi de fonctionnaires assermentés et même de dignitaires dont toute la carrière dépend d’une erreur. Tout est vérifié d’ailleurs, et on ne trouve ces messieurs en défaut que dans quelques hypothèses. Quand on prend la peine de contempler chacune de ces images par la négative, comme une plaque photographique, les détails les plus oiseux se juxtaposent pour créer un ensemble parfaitement harmonieux au milieu de ce désordre apparent.
Rien d’ailleurs n’est dépourvu d’intérêt. Talleyrand et Metternich le savent bien. Une police recrutée comme elle l’est aujourd’hui, sur le pied militaire, n’aurait pu pénétrer dans cette société sans se trahir aussitôt. Chaque époque a l’instrument de défense qui convient à son caractère.
À Vienne, la police du Congrès – en dehors des professionnels – c’était n’importe qui, des gens « bien nés » aux formes choisies, et souvent fort avisés de sciences politiques. En lisant la liste des personnes de la noblesse, devenues les auxiliaires de l’information occulte, on gagne la convection que tous les initiés devaient se suspecter eux-mêmes. Tout le monde en était pour ainsi dire, ne fut-ce que par les potins que chacun comportait. « Quand on a trois amis », disait-on à ce moment, « on a autour de soi trois espions et trois surveillés. » Car la police impériale n’était pas seule en mouvement pour intercepter les lettres, dont l’importante collection est venue jusqu’à nous. Elle n’était qu’un numéro dans cette compagnie où toutes les nations avaient leurs représentants. Ses moyens se trouvaient plus étendus puisqu’elle était chez elle, mais ce que Talleyrand arrive à arrêter en route est aussi considérable par l’importance que le butin de la police russe.
Les vieilles dames sont de bons agents. Elles n’ont plus de ces obligations passionnelles qui rendent toutes les confidences si incertaines. Les jeunes femmes, fort zélées, finissaient par trahir tout le monde. Les crises de l’alcôve, les jalousies, les haines et les rivalités rendaient impossible toute confiance durable.
Parmi les Princes et les plénipotentiaires se trouvent naturellement des gens plus ou moins imprudents. Les Slaves restent dans les extrêmes, livrés sans défense, ou alors tellement rusés qu’ils donnent le change à tout le monde et qu’il est impossible de les surprendre. Les Allemands sont faciles à tromper. Le Ministre Von Stein, l’illustre homme d’État prussien, était un petit homme gros et important, toujours pressé. Il portait la tête en arrière pour en imposer à la galerie. Fort intelligent, il était pourtant trop orgueilleux et trop sûr de lui pour surveiller ses poches dont il laisse fréquemment tomber des papiers, en tirant son mouchoir. Aussi attend-on ses rhumes avec impatience. On n’a qu’à se baisser pour faire une riche récolte.
Cette espèce solennelle des plénipotentiaires est desservie par son désir de gravité. Les gens « qui portent haut » ne regardent jamais par terre. C’est ce qui les perd. Un caillou les fait trébucher. On les vole facilement et ils s’imaginent toujours que ces choses ne leur arrivent jamais. Ils ignorent les limites de leurs maladresses. Aussi leurs plans les plus savants sont à la merci d’une distraction.
Les seuls dignitaires qui ne laissent jamais traîner un papier et qui gardent leurs proches boutonnées sont Czartorysky et le Général russe Jomini. Leur corbeille est remplie d’épluchures de noix ou de bouchons de champagne. Jamais ils ne confient une lettre importante à un laquais ou à un secrétaire. Ils la portent eux-mêmes, en mains sûres, et parlent si bas que personne ne les entend. Aussi sont-ils le désespoir des espions. Dans leurs rapports ceux-ci racontent leur déception. Leurs doléances à ce sujet sont les choses les plus comiques du monde. Chez Jomini, ils ne sont arrivés à acheter qu’une seule personne de l’entourage, et après deux mois de circonvolutions ! Un nouveau secrétaire nommé Sauvage, entré en service depuis peu, est très pauvre. Il y a là un petit espoir.
Avec Talleyrand qui lui-même a un service si bien organisé, il y a aussi peu de découvertes à faire. Il est bien plus fort qu’un policier. Il a des ruses qui semblent des négligences, des prudences de chat, marchant au bord d’une gouttière. On ne peut pas fouiller chez lui. Il se fait suivre en ville par un homme qui décourage tous ceux qui, de leur côté, sont chargés de le surveiller.
Une autre personne qui désespère la police, c’est Marie-Louise. Sa qualité de fille de l’Empereur ne la protège pas contre les argousins. Mais elle déjoue toutes les ruses de cette armée occulte et arrive à correspondre avec qui elle veut, sans se faire prendre. On n’eut pas cru cela d’une Princesse aussi renommée pour sa bêtise. Pourtant, une fois, – fin Octobre 1814 – il lui arrive de laisser tomber dans une allée de Schönbrunn une lettre cachetée qu’elle fait chercher toute la journée. Cette disparition l’alarme et la rend encore plus méfiante.
Si la police revient parfois sans gibier, elle ne se trompe pourtant presque jamais. Par elle nous savons ce que l’on ne trouvera pas dans le « Moniteur » ni dans les procès-verbaux. Cette part si importante de l’existence, dont on ne parle pas, et qui occupe une si grande place dans la vie des hommes, on la connaît par elle. Il suffit de s’attabler pour y trouver ample nourriture (2).
Ce qui importe est moins de savoir ce que tel Roi a fait dans sa journée que d’en extraire les effets. Mille détails fastidieux et se répétant peuvent aboutir à des indications précieuses sur la valeur – ou la faillite devant la postérité – des hommes que le sort avait choisis « pour établir le Droit et la Justice parmi les nations ».
Ce sont de bien grands mots pour de petits résultats. S’est-il trouvé un seul homme dont on puisse dire qu’il est assez pur de tout compromis pour oser proclamer la justice sans avoir à rougir de quelque faute dans sa conscience ?
Mais où trouver cette conscience ? Une telle subtilité exige une âme. Et où trouver cette âme, celle que nous révèle déjà un Socrate et qui survit encore chez les grands moralistes français, eux qui ont laissé tant de témoignages de clairvoyance Cette âme de sagesse a fait place au sens de l’opportunité et de la « réussite ». Les rapports de police secrète ne sont qu’une fissure dans ce mur, et il serait dangereux de s’y reposer pour toutes choses. Mais ils nous rendent le service de connaître le néant des hommes les plus considérables, leur insécurité, le trouble de leur vie privée, le peu de confiance qu’on peut accorder, même au plus estimé.
Sans ces rapports – dont on peut d’ailleurs laisser tomber la plus grande partie –, mais surtout sans les notes des témoins oculaires, que saurions-nous de ce temps, si ce n’est un fatras de déclamations et de discours, destinés à maquiller sans cesse les véritables intentions, alors que certains aveux seraient parfois la seule chose qui leur rendrait quelque dignité. Mais dans le monde officiel la dignité ne s’emploie guère qu’au pluriel…
Si bas que soient les moyens d’information, ils nous amènent finalement à connaître le principal et si ce monument artificiel qui s’appelle l’Histoire, si sa légende solidement établie doivent en souffrir, il reste, avec la surprise – le malaise même parfois – de ces révélations, un pittoresque qui vaut bien son prix. C’est par lui que tant d’écarts se rachètent, car il est la seule expression vivante de notre existence, son imprévu, son unique divertissement.
Ce pittoresque bouleverse toutes les conceptions fausses que nous donnent les manuels et tout l’ennui que nous causent les spécialisations de l’Histoire diplomatique. Elle nous rend la spontanéité des hommes et de leurs actes et la transporte sur le théâtre du monde réel. Mais si la vie est remplie d’imprévu, la plupart des gens ne le voient pas, et pour peu que quelque esprit attentif le leur montre, ils n’y croient pas parce que l’angle de leurs facultés visuelles ne révèle que le médiocre. Peut-être tiennent-ils Molière pour un grand bouffon. Mais ils ignorent qu’il est un grand historien.
Les femmes ne sont que l’ornement, l’accessoire du grand procès politique qui s’engage. La préoccupation principale est de mettre de l’ordre en Europe. C’est bien de cela qu’il s’agit. C’est bien dans ce but que les Souverains et Princes sont accourus avec une suite de plus de vingt mille personnes, Ambassadeurs, Fonctionnaires de Chancellerie, Secrétaires et Traducteurs, Courriers et Maîtresses et la suite des Maîtresses. Parasites et majordomes, coiffeurs, officiers de bouches, cochers, écuyers et valets.
Voilà pour la besogne au grand jour ou tout au moins avouée. L’autre, elle, n’est connue que de fort peu de personnes, de deux ou trois au plus avec des comparses, instruments subalternes de leur volonté.
La préoccupation principale de chacun est si bien cachée, au Congrès de Vienne, que le monde entier marche souvent sur des données fausses. Il en est ainsi du secret avec lequel on prépare l’évasion de l’île d’Elbe.
Ce n’est donc pas de son propre mouvement que l’Empereur a accompli ce dernier exploit que l’Histoire appelle le Vol de l’Aigle, dont on a tiré le plus extraordinaire poème épique des temps modernes ? Est-ce une combinaison inspirée, un acte audacieux dont on aurait laissé seulement à Napoléon l’illusion de l’initiative ? D’habiles agents l’auraient-ils persuadé de prendre telle décision, comme des serviteurs rusés engagent leur maître à aller là où ils voudraient qu’il aille, en lui laissant croire que, le premier, il en a conçu l’idée ?
Pourquoi a-t-on si peu parlé des mille singularités que les témoins ont constatées et qui rendent si équivoque la libre détermination de cette fuite ? C’est que la révélation des faits – d’ailleurs difficile à démontrer par des preuves écrites – est sensible surtout par l’intuition, par une ambiance qui accumule des préventions. Et cette révélation une fois établie volerait la nation entière d’une des plus pathétiques pages de son Histoire. Admettre que le Vol de l’Aigle est une combinaison anglaise avec l’aide de Talleyrand, c’est dépouiller cet épisode de tout son prestige, et proprement le découronner, en montrant jusqu’au ridicule le tragique et douloureux traquenard dans lequel on aurait fait tomber un des plus grands héros de notre Histoire.
Jamais l’occasion n’est plus propice pour prouver le caractère mystique de l’Histoire que lorsque les chercheurs ébranlent la base même sur laquelle reposent ses plus belles périodes. À ce moment, c’est une levée de boucliers générale dans le rang des croyants. C’est alors que l’on s’aperçoit du caractère sacré dont on a revêtu certains événements. Y toucher, y faire des sondages et les soumettre à des investigations indiscrètes, c’est commettre un sacrilège.
Pour y voir clair dans ce maquis il faut avant tout s’imaginer que l’on ne sait rien. Il faut fermer le bréviaire. Ecartons d’abord la complicité de Metternich, c’est-à-dire de l’Autriche, ceci pour d’impérieuses raisons. Non seulement Napoléon, comme gendre de l’Empereur François, devait être ménagé, entouré des honneurs dus à son rang, dans la mesure où cela était possible après tant de bouleversements, mais l’établissement de l’Empereur à l’île d’Elbe lui semblait la solution définitive, sauvegardant à la fois la sécurité de l’Europe et le décorum dû au mari de Marie-Louise. Le Prince de Metternich avait si peu l’idée d’anéantir l’existence de Napoléon que le 18 mars 1814 il avait envoyé une dépêche extrêmement alarmée à Caulaincourt, le conjurant de mettre tout en œuvre pour maintenir Napoléon sur le trône (3). Nous verrons d’ailleurs que l’immense émotion, produite chez l’Empereur et Metternich par la fuite de Napoléon, est une preuve suffisante de l’ignorance dans laquelle on les avait laissés à ce sujet. Les preuves d’une opinion, on veut toujours les exiger avec des papiers. Mais que sont les papiers, les paroles les plus solennelles à côté de certaines ambiances aussi révélatrices que des aveux ?
Le plan est si secret qu’il ne laisse pour ainsi dire pas de trace. Le caractère même d’une telle machination comporte comme précaution élémentaire l’écartement à priori de toute preuve écrite.
Y a-t-il d’autres complices ? Sans doute. Mais ils ne paraissent pas. Personne ne les connaîtra. Ce n’est que par l’ensemble d’indices troublants, par quelques étranges propos, quelques attitudes plus étranges encore, que les plus proches devinent la vérité. Puisque la légende a haussé l’évasion à un exploit si inouï, personne ne se soucie de l’amoindrir s’il ne veut pas se mettre à dos tous les fidèles de la sacristie et affronter leurs indignations. Peut-on revenir en arrière, faire descendre le monde, habitué aux miracles, de ses cimes, faites de vérité et d’exaltation, pour leur démontrer que le Vol de l’Aigle n’a été pour l’Empereur qu’un traquenard, dans lequel sa frénésie de dominer l’a fait tomber sans défense ?
En réalité Napoléon s’était déjà parfaitement acclimaté à son exil. Comme un soldat qui, après son congé, s’adapte aux vêtements civils, il avait une telle souplesse d’esprit qu’à peine descendu de son trône d’Empereur d’occident, il se fait fort bien à l’idée d’être Prince d’Elbe. C’est un pays qui représente un Continent puisque ses limites sont la mer. Il y créé sa Cour, commande sa petite armée, comme un enfant se crée un petit monde de jouets qui pour lui signifie L'univers. Il crée même sa police et ce prisonnier trouve moyen de surveiller de loin ses amis et ses ennemis, d’entretenir des agents et des correspondances secrètes avec les capitales qu’il avait soumises, de régner encore d’une façon occulte sur les puisants que sa gloire avait menacés.
Après s’être gonflé jusqu’au monstrueux il accepte cette déchéance comme un pis aller, avec une apparente résignation. S’il en eût éprouvé un insurmontable écoeurement, se serait-il donné la peine de régler les détails les plus minutieux pour continuer son existence fabuleuse sur un plan aussi mesquin ? Cette situation est installée, l’exil se meuble comme un théâtre de poupées, avec ses marionnettes bien habillées, dont chacune a sa fonction. L’Empereur joue avec sa Garde comme la veille du couronnement de Joséphine, il joue – à quatre pattes devant une maquette – avec les figurines dont chacune a sa place dans la cérémonie. On ne saurait assez dire combien certains actes du vrai génie peuvent obéir aux intuitions foudroyantes de l’enfant. Son audace ne calcule pas les effets, mais en dehors de toute réflexion et de toute prudence, il ne suit que la voix de son instinct.
Napoléon est resté à l’île d’Elbe cet enfant impulsif. Il s’y est retrouvé avec son entêtement de continuer sa course interrompue. Sa prodigieuse imagination enfantine lui a d’abord permis de s’adapter à ce cadre, comme l’enfant adapte la sienne aux soldats de plomb en croyant faire la guerre et jeter l’effroi dans les rangs de l’ennemi.
L’idée de s’évader lui est venue peu à peu. Inspirée par qui ? Personne ne le sait. Quelqu’un peut avoir insinué d’abord cette idée sous une forme vague en donnant un corps à sa pensée secrète. Comme ce n’est pas lui qui l’a exprimée, un autre l’aura fait à sa place. C’est le premier pas de cet acte audacieux sur lequel les personnes bien averties ne se font aucune illusion.
Soudain alors l’enfant qui est dans ce génie en a assez de ses soldats de plomb. Il n’y croit plus. Il a compris le cadre mesquin où manœuvre cette petite troupe, et tout à coup le ridicule de cette comédie lui apparaît. Il veut s’en aller. Il veut retrouver sa mère adoptive, la France. Il croit qu’elle le réclame.
Une révolte l’a saisi, une secrète fureur. Autour de lui il cherche des complices. Il les trouve. Il y a longtemps qu’ils guettent cette heure. D’avance, peut-être, ils l’ont préparée dans l’ombre. Comme il est épié chaque jour, il fait épier les autres.
Il reçoit des nouvelles de Paris. Elles ne sont pas bonnes. Se doute-t-il alors que tout est perdu de ce côté, qu’il a tout usé ? On précipite les préparatifs. On dirait qu’à présent on le jette dans le gouffre de cette aventure avec une hâte dont on s’étonne. Les précautions mêmes que l’on prend au milieu de cette fièvre ont on ne sait quel aspect équivoque qui inquiète.
La tragédie ne fait alors que commencer. Une fois en route sa perspicacité s’éveille. D’abord il est grisé de l’aventure. Il en sent le danger, la grandeur. Il est poussé en avant depuis l’instant où il a accepté. Quand on lit dans les manuels : « Les préparatifs se firent dans le plus grand secret. Il s’embarqua avec 900 hommes », on reste étonné de ce singulier rapprochement. On dirait qu’à chaque instant on frôle une immense mystification montée par son entourage. Et nous continuons à lire ces phrases célèbres : « L’Empereur profite de l’absence du Commissaire anglais pour monter sur « l’Inconstant » qui était escorté de trois embarcations ! » Nous verrons comment, pour achever l’évasion, ce Commissaire reçoit l’ordre de faciliter la sortie par son départ… Comment l’Empereur n’est-il pas étonné lui-même de la manière dont les portes de sa prison s’ouvrent d’elles-mêmes dès que le jour est décidé ? Il arrive pourtant à se douter que ses ennemis ont plus efficacement aidé à sa fuite que ses amis. Il le sait si bien que, même au moment de cette folie, à peine arrivé à Paris, il s’en rend parfaitement compte. Cette fuite, ce n’est pas à l’île d’Elbe qu’elle s’est d’abord préparée. C’est à Vienne. Les indices sont à peine perceptibles. De pareilles entreprises ne laissent pas de traces. Mais il y a une atmosphère de trahison. On la respire partout. Le retour de l’île d’Elbe est un des principaux faits du Congrès. On ne parle comme d’un « coup de théâtre », mais c’est une pièce longuement répétée dans les coulisses, sans spectateurs et sans pompiers de service…
On prépare la flambée. On connaît ses limites, elle tombera toute seule pour devenir un tas de cendre. S’il n’y a pas de preuves écrites de cette machination, il y a des mots, des silences, des sourires qui en témoignent. Est-ce un coup de maître d’une audace plus grande que l’évasion elle-même ? Les risques sont des deux côtés, mortels, menaçant de nouveau l’équilibre de l’Europe. Le jour où l’évasion s’accomplit elle met tout le monde en déroute. C’est pourtant elle qui, seule, achève vraiment cette assemblée, elle qui met le point final à ces délibérations, si hasardeuses. Sans l’évasion tout est instable et provisoire. Certes, le lendemain est chargé d’orage. Mais il donne quittance à tout.
« Patience ! », dit Talleyrand à l’Ambassadeur d’Angleterre. « C’est un accès de fièvre. Attendons sa fin et tout sera consommé. » (4).
Quand Talleyrand arrive au Congrès de Vienne, le 13 Septembre 1814, il ne sait pas trop où il va loger. La Tour du Pin lui cède son logis. C’est en plein centre de la vieille ville, à l’ombre de la Cathédrale et tout proche de la Kärntnerstrasse, où le bruit ne cesse même pas la nuit.
Il s’y installe assez largement, avec le jeune Prince de Dalberg et un secrétaire, un officier de bouche, deux valets et deux laquais. Toute la literie étant mangée par les mites, les matelassières envahissent le logis. La réfection demande un certain temps. On campe d’abord, puis les choses se tassent.
On remarque que Monsieur de Bénévent a amené avec lui un compagnon qui ne se montre guère en public. Quel est ce personnage mystérieux ? On cherche à découvrir la qualité du suivant. Sa vie étroite et hermétique dans l’intimité de Talleyrand surprend et intrigue. La police, alertée, désespère bientôt d’y comprendre quelque chose. Les dispositions de Talleyrand – qui connaît à merveille tous ses tours pour les avoir pratiqués lui-même avec Fouché – sont si bien prises, que personne n’apprend rien. Nul papier ne traîne. Le service est incorruptible et sous une double surveillance qui contrôle tous ses pas, le compagnon ne sort jamais. Il est terré dans l’appartement et y prend même ses repas qui lui sont servis sur une petite table dans la chambre de Talleyrand. La nuit, fort tard, les passants entendent des accords de piano.
Que fait cet inconnu au centre de ce séjour diplomatique ? Est-ce pour charmer les loisirs du Prince ou pour donner le change ? On dit qu’il joue toute la journée et parfois jusqu’à l’aube. Le bruit circule bientôt que le Prince de Bénévent a amené ce musicien pour lui faire jouer de bruyants morceaux sur le piano pendant qu’il converse en sourdine avec ses secrétaires. Ce tintamarre empêche ainsi toute indiscrétion des gens qui écoutent aux portes (5).
Ce personnage inquiète Metternich qui donne l’ordre de surveiller étroitement la maison. Après quinze jours seulement on apprend que ce compagnon s’appelle Sigismond Neukomm, qu’il est compositeur de musique et pianiste fort adroit. C’est un Autrichien de Salzbourg, le pays de Mozart. Il a 36 ans et arrive de Paris, où il est allé chercher fortune. Depuis six ans il fréquente l’hôtel de la rue Saint-Florentin et vit dans l’intimité de Talleyrand.
C’est aussitôt après la mort de son maître Haydn, qu’il fut découvert par l’Archichancelier, dans un salon du noble Faubourg, où il s’était produit. Talleyrand, charmé de son talent, songea – tout de suite après l’abdication de Napoléon – à lui confier la composition d’une messe solennelle et d’un Te Deum en l’honneur du retour de Louis XVIII. Il l’a arraché à Paris à son cercle d’admirateurs fort nombreux, emmené avec lui dans ses malles. Il fait partie du nécessaire de voyage. Il n’y a pas de doute sur sa mission : il est le maître de chapelle privé de son altesse Sérénissime, grand amateur de musique de chambre.
Néanmoins la police se met à broder des contes sur son sujet. Un agent se croit en mesure de pouvoir « dévoiler le secret de la présence de Neukomm ». Pour sa claustration, son étrange manière de vivre et de rester invisible, tout le monde a l’oreille tendue vers les portes rigoureusement condamnées. Après quelques jours, l’agent a édifié tout un monument de suppositions qui effarent son administration – pourtant habituée au pire. Il fait un long rapport à son chef qui, après l’avoir lui, détruit le dossier. Il n’en doit rester aucune trace. À présent, nous respirons…
Dès que Talleyrand est lui-même rassuré sur ces bonnes dispositions à son égard – à peu près un mois après son arrivée – il se décide soudain à produire Neukomm. Il sort avec lui, le présente dans le monde. Un grand succès de curiosité est suivi par un succès musical. Vienne est un peu la patrie de ce garçon. Elle est celle de son vénéré maître Haydn que jadis il voyait fréquemment, même dans sa diminution physique. À présent il est demandé à Schönbrunn, où il fait le meilleur effet. À mesure qu’il se répand dans la société, les suspicions qui l’avaient accablé, tombent comme par miracle. Toutes les hypothèses de la police elle-même, mal renseignée par des apparences évidemment singulières, se dissipent et Neukomm prend enfin sa véritable figure.
C’est un très brave et honnête garçon, simple de manières, cordial, plein de zèle et de cœur, de tendresse pour les siens, de dévouement pour son protecteur. En réalité ce n’est pas Talleyrand, mais lui-même qui a demandé à venir à Vienne, pour lui permettre de reprendre contact avec sa patrie et, si possible, de pousser jusqu’à Salzbourg où il voudrait embrasser sa mère aveugle. En même temps il espère se faire jouer à Vienne et interpréter ses œuvres, composées à Paris, par sa sœur qui a un beau talent et une amie d’enfance, Mademoiselle Milder, cantatrice.
À Paris il a commencé un opéra qu’il achève pendant le Congrès. La claustration volontaire, qui avait paru si étrange, a comme seule raison ce travail. Les longues heures pendant lesquelles il est enfermé avec Talleyrand, trouvent ainsi une explication naturelle. Nous connaissons d’ailleurs l’extrême raffinement de l’illustre diplomate, son goût pour la musique et les Lettres. Toute une existence ignorée en marge de la vie publique se révèle. Dehors, il promène son masque blême et hautain à travers ce monde gourmé où chacun se garde à carreau. Mais une fois retiré dans son privé, il redevient ce Grand seigneur exquis du XVIIIe siècle qui, libéré de ses flèches ironiques dont il transperce les dossiers, de cet esprit dont il a agrémenté les propos comme d’un filet de citron, reprend contact avec lui-même.
Plongé au fond de la vaste bergère que Monsieur de la Tour du Pin lui a installé dans son cabinet de travail, il ferme ses lourdes paupières et savoure, dans le repos enfin reconquis, le jeu de Neukomm qui improvise au piano. Quand tout le monde dort, Monsieur l’Archichancelier écoute, douillettement roulé dans sa vaste robe de chambre qui ne laisse visible que sa cravate légendaire, celle dont il a haussé l’encolure pour le forcer à contempler les gens de haut en bas. Et le voici enfin lui-même, laissant couler les suavités musicales dans le lourd silence nocturne. Le timbre discret de la pendule frappe les heures qui fuient, devant cet homme qui dort si peu.
Quand la besogne diplomatique exige son labeur jusqu’à déborder sur la part de sommeil que la nature lui accorde, il se remet à sa table, chargée de dossiers préparés par Dalberg. Il appelle son bon Neukomm pour qu’il lui joue des sonates interminables pendant qu’il prépare des traquenards à ses ennemis, qu’il tend des souricières, qu’il ouvre des chausse-trappes où il va faire tomber les nations… et surtout Bonaparte. Peut-être la captivité de Sainte-Hélène se prépare-t-elle là, en musique, accompagnée par des improvisations du compositeur de Salzbourg.
À présent Neukomm, lorsqu’il se rend dans le monde, est assailli de questions. Non seulement on lui demande de jouer, alors que déjà il est exténué par des nuits sans sommeil, mais on le presse de raconter ce qui se passe chez Talleyrand. C’est même là, pour la plupart, le principal attrait, dans cette ville remplie d’agents étrangers dont le seul but est d’épier le voisin pour essayer de lui tirer un aveu ou une confidence.
Mais ce musicien est innocent. On est bien mal instruit sur lui si l’on s’imagine qu’il trahira son protecteur et même qu’il en aurait les moyens si encore il y était disposé. Il raconte seulement qu’il joue du piano pendant que l’Archichancelier travaille. Sa modestie est si grande qu’il présente son propre rôle comme celui d’une simple mécanique destinée à plonger le Ministre dans cette atmosphère, favorable à la méditation. Son esprit s’enveloppe de ces frémissements. Ils allègent la pesanteur de la nuit et la berce de symphonies qui montent et descendent le long des murs. Ce n’est pas plus alors qu’un bourdonnement imprécis qui tient compagnie à Talleyrand, le bruit de la mouche qui vole autour des combinaisons diplomatiques. La sensation de la solitude s’efface ainsi. Il entend sans entendre, il voit sans voir. Une légion de vibrations s’anime autour de lui. Elles le prédisposent aux réflexions. C’est un vague délicieux qui envahit les ombres, qui remplit les ténèbres, qui accompagne sa pensée. C’est comme un trémolo qui court « à pas feutrés » à travers l’orchestre au moment où le public attend une action capitale qui doit suspendre le bruit de la scène.
Parfois, Neukomm se laisse aller, dans les salons, à quelques confidences, mais toujours bienveillantes et suffisamment imprécises pour ne laisser à personne le mauvais plaisir de les colporter. Il parle de l’extrême originalité de son Prince, de son esprit singulier qui, en droite ligne, lui vient de la grande époque et peut-être de Monsieur de Voltaire, de sa façon de ne rien faire et de ne rien dire comme les autres. Tout cela surprend ce monde, habitué aux lieux-communs. Mais que prépare-t-il au juste ?
Il ne le dit pas. Il ne le sait pas. Comment définir un homme si exceptionnel, cette quintessence de toutes les élégances françaises, faite de calculs, de nonchalances et de génie. On n’a pas une mémoire assez aiguisée pour retenir tout ce qu’il peut dire dans une journée. C’est un éblouissement, voilà tout. Quand il s’est tu, la saveur des propos flatte encore comme un parfum au fond d’un verre, il en reste comme un bruit confus, une magie de mots qui ont fusé au plafond. Tantôt ils laissent l’impression d’une infinité d’éclairs, se succédant, tantôt de lueurs nuancées, de bizarreries qui éclatent comme une note mineure. Mais il faudrait un homme d’un grand esprit, aussi subtil que le sien, pour saisir les reliefs de ce festin verbal, de ces révélations intimes du génie. Une fois que, dérobé à la curiosité des foules, de sa contrainte, imposée par les trafics et les marchandages, il est seul avec sa méditation, il se retrouve tel qu’il est, en robe de chambre, comme il pouvait être dans l’imprévu de son quotidien familier avec Madame de Dino, un spécimen et – selon l’expression d’un témoin – comme le résultat accumulé de l’Art de vivre, de toutes les supériorités françaises, nées de deux siècles de culture et de maîtrise spirituelle (6).
Ce qui frappe le plus le probe Neukomm c’est aussi la faculté de Talleyrand de garder le silence, non pas pendant des heures, mais pendant de longs jours. Ce mutisme hermétique il l’observe même pour son entourage immédiat, au point qu’il ne s’exprime plus que par signes. Un geste de la main, tenant un mouchoir, un regard, un mouvement imperceptible de l’index qui désigne ce qu’il désire, et c’est tout. Le silence qu’il garde est moins impressionnant encore que celui qu’il fait régner. C’est à ce point que l’on entend le vol d’un papillon de nuit. Le bruit du dehors – étouffé par les doubles fenêtres et les tentures – ne pénètre plus chez lui. Seuls, les objets parlent, les papiers froissés, le grincement d’une porte, celui d’une plume qui court sur le papier, menu comme un grignotement de souris qui, dans l’ombre s’acharne à une boiserie.
Talleyrand est un nocturne. Sa face blême a, en plein jour, l’aspect d’une lampe qu’on aurait oublié d’éteindre. Elle frappe par sa pâleur. Elle n’éclaire plus, tant la brutale franchise de la lumière du jour la combat. Son attitude, comme ramassée et tendue, témoigne de l’effort que son infirmité (7) lui impose. Une imperceptible crispation se révèle, comme celle d’un oiseau des ténèbres surpris par une lanterne et se tenant sur un seul pied. Les paupières lourdes, à demi fermées, ne laissent filtrer que la part de lumière indispensable. Mais à travers cette fente les yeux guettent, surprennent, se gaussent discrètement de la sottise des autres. Parfois une sorte d’hilarité qui étouffe un ricanement, éclate dans ces yeux pâles. Un amusement intérieur immense mais hermétique qui déclenche un mot, une réplique. C’est comme le bruit d’un bouchon de champagne qui saute, suivi d’un court bouillonnement puis d’un grand silence. A-t-il des amis ? Il a toujours de bons ennemis. C’est une collection dont il aime à faire les honneurs. Il parcourt cette galerie et désigne d’un geste dédaigneux de son carreau les tares et les ridicules de ces fantoches qu’il a cloués contre le mur comme des papillons.
Bientôt la Cour et la ville ne tirent plus rien du musicien. On l’a vidé. Le flacon mystérieux, dont on croyait pouvoir flairer le parfum, est éventé. Neukomm n’a plus aucun intérêt pour ces gourmands du scandale. Il est honnête et incorruptible. Tout le monde est déçu. Il ne sait pas grand chose. Il joue du piano. Il n’a pas l’esprit d’intrigue, le malheureux. Il est comme ces innombrables parasites des Cours, un simple figurant à la suite d’un Prince, réduit au rôle de secrétaire de l’office. Il n’a pas réussi à faire jouer son opéra, ni à faire engager sa sœur, ni à faire chanter sa petite amie Milder. Désormais, quand il accompagne Talleyrand, il passe inaperçu. On ne lui adresse plus la parole. Il est dégonflé. Dans ce monde on ne juge pas ce qu’un artiste donne, on ne soupèse que ce qu’il reçoit.
Quand Talleyrand fut installé à Vienne on s’imagina, qu’envoyé par son Auguste Souverain, il y travaillait uniquement pour réparer les suites du tremblement de terre, provoqué par Bonaparte et mettre des emplâtres sur les fissures de la mappemonde. Ouvertement il s’apprête, en effet, à aider à cette grande œuvre de reconstitution.
Il dit à ce moment : « Ne pas céder, c’est parfois se tuer. Mais céder, c’est aussi s’affaiblir. » C’est entre ces deux alternatives qu’il faut naviguer pour sauver la France. Toute nation vaincue est suspecte. Elle a montré ses défaillances, trahi ses défauts. Comme les corps débiles elle s’est défendue par tous les moyens de violence, jusqu’à l’épuisement complet. À présent il faut consolider son crédit, remonter la pente, gagner, échelon par échelon, les étapes perdues, comme une colonne de mercure.
Une observation le rassure tout de suite. Dès qu’il a pris contact avec les Souverains, les Princes et les Diplomates, elle se précise dans son esprit. En passant il l’a faite souvent et depuis longtemps. Les occasions ne lui ont pas manqué. Mais cette observation il la développe et en fait un acquis, un principe permanent. Il l’installe comme un supplément à sa force secrète et elle lui rendra bien des services. C’est son dédain de plus en plus affirmé pour leur intelligence. Les monarques, se dit-il, qui ont à la fois la confiance et la direction quasi-monstrueuse de leur peuple, sont pour la plupart des sots. Ils le sont doublement par l’aveuglement qui résulte de leur condition et par une éducation insipide qui leur dérobe le premier devoir de l’homme, celui de se connaître soi-même. Quant à connaître les autres leur misère est plus grande encore, car ils ne connaissent que des dos courbés, des consentements, des soumissions qui cachent les pires vengeances, à la fois opaques et tenaces. Enfin c’est la psychologie du Patron, renforcé par un pouvoir centuplé.
Il juge Alexandre 1er tel qu’il s’est montré. Une séduction apparente dans l’insécurité, suivie d’un rapide effondrement. Elle s’aggrave d’un amour frénétique pour le plaisir et d’un enfantillage dans la perversité. Comme il a vu le Tzar sur toutes ses faces, on peut attacher foi à ce qu’il en dit dans son privé. Il est d’ailleurs persuadé qu’Alexandre souffre déjà d’une aliénation mentale, par cette espèce d’entêtement maladif qui ne tient compte d’aucune réalité. L’entêtement est une suite d’idées fixes qui sont le premier échelon de la folie. Quant à la violence quasi-animale d’Alexandre, il la dépeint sous les formes les plus pittoresques. Il se plaît à lui faire un sort, il la savoure, comme une gourmandise. Une fois, il ose une comparaison qui fait frémir : il affirme que les colères du Tzar affectent parfois la fureur de Bonaparte. Cette comparaison est accueillie avec une discrète satisfaction par ceux qui l’ont subie. Exoriar aliquis nostris ex ossibus ultor (8).
Quant à l’Empereur François, il apparaîtrait à Talleyrand comme une indigence cérébrale derrière le paravent de ses dignités et conservant seulement cet instinct de conservation qui, aux heures du péril, intervient automatiquement dans sa nature pour le décider à agir. Il leur sacrifie alors les traditions les plus sacrées. Ainsi il a sacrifié Marie-Louise à la sécurité de son peuple. Mais ailleurs il sera têtu comme ces vieillards accrochés à leurs coffres pendant que la maison brûle et qui marmottent d’un air solennel des phrases terribles comme celle-ci : « Nous maintenons nonobstant. »
Talleyrand a contre l’Empereur François une aversion plus cachée encore et qui se ramifie à son idée secrète : il lui porte rancune de sa modération à l’égard de Napoléon. Il a difficilement admis que François ait accepté pour le Grand vaincu l’exil de l’île d’Elbe. Il ne lui pardonne pas d’avoir consenti à cet établissement presque souverain, sur des terres appartenant au Prince Ludovisi-Boncampagni, à proximité de la côte. Il ne lui pardonne pas d’avoir méconnu ces dangers d’un exil, empanaché d’une garde galonnée d’or, orné de privilèges, offerts à Napoléon dans un voisinage aussi proche de l’Italie et de la France.
Il songe à y porter remède. Il faut délivrer l’Europe et sa patrie de cette obsession. Mais comment ? Il est bien tard pour y changer quelque chose, la résolution des Alliés a un caractère définitif. Bonaparte s’est installé là, dans une principauté minuscule, où il joue au souverain comme il avait joué au Charlemagne dans l’Europe.
Apparemment, Talleyrand s’incline. Il accepte ce compromis avec ce même air hermétique qui lui avait fait accepter les injures de son maître. Mais une sourde révolte – une inquiétude plutôt – l’amènera peu à peu à des réflexions qui le rassurent. Il a un plan dont il ne laissera aucune trace écrite. C’est par son attitude seulement, par des propos à double sens, nuancés et imprécis, qu’il laisse filtrer sa pensée, avec la secrète intention peut-être de la voir deviner sans qu’il soit obligé de l’avouer et sans qu’il puisse en être déclaré responsable. Ce n’est pas lui, c’est l’Angleterre qui l’aura voulu. Là est son génie. Le monde peut crier, les Princes peuvent l’injurier, les ennemis l’accabler. Nulle « conscience indignée » ne pourra jamais le confondre.
Déjà, dans les premiers jours de son arrivée à Vienne, il dit avec une haute ironie, au palais Schwarzenberg, sur l’exclamation d’un Anglais qui se réjouit de voir Bonaparte captif à l’île d’Elbe :
« Oui, nous l’avons éloigné des champs de bataille, mais il est au bout de notre longue-vue. » (9).
Dans cette réplique perce déjà le dépit que lui cause cet exil trop proche, si proche qu’il semble dérisoire de le croire définitif. On a donné à Napoléon trop de facilités pour rompre son serment. Une légion de dévouements fanatiques l’entoure, prête à l’aider au premier appel, à lui suggérer des projets d’évasion. Des complicités s’agitent, des ambitions multiples que sa chute a déçues et qui n’abandonneront jamais l’espoir d’un retour.
Rien n’est intéressant comme de suivre attentivement les différents états d’âme, par lesquels passe Talleyrand avant d’arriver à la certitude qu’une évasion, loin d’être un péril pour l’Europe est, au contraire, le moyen le plus certain de couler, dans un naufrage définitif, la frégate impériale qui a osé, à l’île d’Elbe, conserver son grand pavois.
Tout est dans des nuances, mais comme le moindre mot qu’il prononce à ce moment est révélateur de ses plus secrètes pensées ! Il le veut ainsi. Une équivoque plane. Personne ne pourra en faire état pour l’accuser plus tard. Mais il ne reniera pas sa participation. En gardant le silence il aura montré qu’il y a consenti.
Une évasion – qu’elle réussisse ou qu’elle reste à l’état de tentative – aura le résultat certain de détruire le dernier prestige de l’Empereur. Son honneur même sera entaché puisqu’il aura renié sa parole. Qu’il arrive même jusqu’à Paris, Talleyrand est assez bien informé pour savoir que, dans cette folie, l’Empereur usera ses ultimes réserves. Le Monde admire ces sortes de folies. Mais ce n’est pas lui qui les paye…
Qu’il advienne, l’exil cette fois sera aggravé jusqu’aux extrêmes rigueurs où il ne sera plus qu’une agonie. Lui-même pourra prendre le rôle de spectateur et se laver les mains devant l’opinion car l’Angleterre, dans sa fureur d’avoir été jouée, se fera elle-même l’exécutrice des Hautes Œuvres. Elle consentira à aider la Providence et à préparer cette éventualité.
Ainsi Talleyrand arrive à Vienne avec, sans doute, l’esprit hanté par cette demi-mesure et avec un ressentiment contre l’Autriche qui a obtenu l’atténuation aux représailles des Alliés. L’exil auquel l’Empereur a été condamné est si doux qu’il ressemble à une politesse (10). En réalité, il est encore une sorte de souveraineté. Au cours des premiers contacts pris avec l’Ambassadeur d’Angleterre, on peut observer que la méfiance contre l’Empereur déchu cède la place à l’idée, encore imprécise, qu’il ne faut point contrarier des velléités de fuite. Lorsque la savante manœuvre est accomplie, du gendarme qui vole au secours de son prisonnier en tirant les verrous, il semble bien que la secrète rancune de Talleyrand contre l’Autriche s’atténue graduellement et aussi son ressentiment contre l’Empereur François, qui a ménagé le gendre en se ménageant lui-même. Bonaparte va aider à un acte qui déjà chemine, il va au devant d’une tentation à laquelle il ne saura résister.
Une des premières personnes que l’Archichancelier retrouve à Vienne – et qu’il connaît depuis longtemps pour être une manière de rival dans l’art de se battre avec esprit – c’est le Prince de Ligne. C’est un homme qui a moins de génie mais plus d’aménité que lui. Une parenté les unit, et les divise aussi : c’est précisément ce maniement raffiné du verbe. Ils s’en servent pour échanger des flèches, mais ils le font comme des cousins spirituels de l’ancienne Europe qui ne portent pas la même cocarde et qui se taquinent du haut de leur bastion.
Le Prince de Ligne fait à Talleyrand l’accueil le plus courtois. Au milieu de ces compliments aigres-doux, qui sont comme des amandes amères dans la tartine, est-ce l’ami ou l’ennemi qui parle ? Qui s’y reconnaîtrait, si ce n’est eux-mêmes ?
« Vous voilà un peu Roi de France ! lui dit Ligne en le saluant, « Louis XVIII n’a plus qu’à vous obéir. »
Talleyrand objecte que depuis sept ans déjà on l’accuse de la même chose avec Napoléon. Sur quoi le Prince de Ligne s’écrie : « Comment ? Depuis sept ans seulement ? Et moi qui vous soupçonne depuis vingt ans ! » (11).
Pour l’instant, Talleyrand se rend compte qu’il aura à vaincre beaucoup d’hostilité, cette suspicion qui s’attache à lui depuis la « Journée des Brouettes » au Champ de Mars, où – selon l’expression du Prince de Ligne – il a coiffé Dieu d’un bonnet phrygien. Lui-même avoue qu’à ce moment tous les Souverains lui tournent le dos. « Alexandre se tait devant lui, François se sauve quand il entre par une porte et Frédéric Guillaume III regarde ses bottes. »
Ne dit-on pas déjà de lui « que les royalistes pénètrent dans sa maison par le grand escalier et les Jacobins par la cave » ? Il rassemble ses partisans pour le dîner et leurs ennemis, les mécontents, viennent pour le dessert… Son habileté est l’objet de la stupéfaction générale. On a voulu, au début, l’éloigner de tous les comités et finalement c’est lui qui les préside. C’est un grand succès pour la France. Partout bientôt il sera recherché, jusqu’à devenir indispensable.
Qui triomphe ainsi par lui, sinon cette vieille France de la Monarchie que l’on a cru écrasée et qui continue à régner à travers cet esprit inimitable. Alors que partout déjà le ton, courtois encore, mais dépouillé de ses périodes spirituelles, fléchit, qu’il s’est appauvri de l’essentiel, c’est chez Talleyrand seul que l’on trouve encore cette élégance impertinente qui sait tout dire en divertissant.
On a tenté de le supprimer, et par son esprit et sa clairvoyance il a fait remonter la France au premier plan des nations, alors qu’elle avait été la dernière dans la coalition de toute l’Europe. Qu’est-ce que le génie – j’entends dans cette profession diplomatique qui est un art – si ce n’est de monter du mépris universel à l’estime de quelques-uns, et de cette estime à l’admiration universelle ?
Si Monsieur de Noailles, ambassadeur de France, affecte certains jours de ne toucher à aucun plat parce que l’on est en carême, M. de Talleyrand dit : « Sous Bonaparte, Monsieur, un rôt ne vous faisait pas peur. » C’est que sous tous les régimes qu’il a servis, depuis les États-Généraux, l’Archichancelier se plaît à une coquetterie qu’il faut admirer avec le reste. Il fait passer son inconstance pour une vertu et il dit un soir chez Madame de Sagan : « On m’a encore reproché ce matin d’avoir changé d’avis. Mais y a-t-il quelque chose qui prouve davantage ma fidélité que de rester fidèle à mon inconstance ? » À Strasbourg, Goethe rappela jadis un mot de Luther que Talleyrand avait fait sien : « Mes bonnes œuvres me font plus peur que mes péchés. » Ses péchés étaient cette inconstance, sa meilleure amie, celle qui lui avait rendu le plus grand nombre de services…
C’est que rien n’est plus raisonné, plus justifié que son point de vue, celui qui l’a tant desservi auprès des honnêtes gens – qui ne le valaient pas. « Les régimes passent, mais la France reste. Parfois, en servant un régime avec ardeur, on peut trahir tous les intérêts de son pays, mais en servant celui-ci on est sûr de ne trahir que des intermittences. »
Il ne faudrait jamais demander aux gens de manifester par des mots leur sentiment patriotique. Ils savent si bien mentir. Il faut plutôt leur demander ce qu’ils ont fait pour la gloire de leur pays et comment ils l’ont sauvée… Vous vous serez, par cette manière, créé beaucoup d’ennemis, mais finalement on vous laissera la paix.
Talleyrand semble avant tout aborder ses adversaires cuirassé de ruses et de retraites savantes. Ainsi avec la finesse de son intuition il se rendra tout de suite – dans le tête-à-tête avec les plus redoutables – compte du degré de leur aversion. Dès les premiers jours d’Octobre, il se jette dans le foyer de toutes les trahisons, chez la Princesse Bagration, maîtresse d’Alexandre, et de quelques autres. Il sait que c’est là où se mijotent les plats empoisonnés. Et, le soir même, on ramasse de lui ce mot qui ne désigne personne mais qui dénonce toutes les femmes politiques : « À Vienne, la cuisine se fait dans les alcôves. » (12).
La Bagration raconte que Talleyrand est tout ce qu’il y a de plus déplaisant, avec ses yeux de poisson mort et ses lourdes paupières qu’il tient abaissées comme les auvents d’une devanture.
Tel que nous le connaissons, Talleyrand a dû goûter immensément ce portrait. On sait qu’il ne s’est donné aucune peine pour cette dame, qu’il a exagéré plutôt son indifférence, son « air insipide ». Comme il tient pour inutile de livrer quoi que ce soit de sa pensée, il ne fait aucun effort pour des personnes dont il connaît par avance le sentiment. Avec ces sortes d’araignées diplomatiques, qui guettent chez elles les mouches, il ne daigne pas desserrer les lèvres. Pourquoi faire des frais dans un commerce où l’on est seul à payer et où la caissière vous rend de la fausse monnaie ? À malin, malin et demi.
Il lui plaît de déplaire, lui si Grand Seigneur, issu d’un régime où plaire était le premier des devoirs. Il sait que dans ce guépier viennois il est inutile de pratiquer ces élégances avec des espionnes. Il garde pourtant le souci de sa courtoisie et, une fois ce devoir accompli dans les formes extérieures, il prend sa canne et son chapeau et se sauve, impassible, en claudicant. Mais son esprit n’est pas pied-bot.
La déception de la Bagration est sans limites. En parlant d’elle, il dit chez le Prince de Ligne : « Elle a une manière d’écouter les secrets par-dessous la jambe qui ne doit pas être commode tous les jours. » (13). Quand il parle de politique dans les salons, où il est épié de tous côtés, il lui arrive de mettre volontairement les pieds dans le plat. C’est une feinte étourderie souvent fort profitable à ses plans. Elle lui dénonce l’effet de ses sondages sur les esprits. On le surprend à attaquer ouvertement une personne absente. Si à ce moment celle-ci fait son entrée, il dira : « Nous venons de dire beaucoup de mal de vous. » La personne visée s’épanouit alors, bien certaine qu’il n’en est rien. Sans quoi, le dirait-il ?
On le voit aussi en un clin d’œil changer d’opinion, à la vue d’une personne qui s’approche de son groupe, et affirmer le contraire de ce qu’il vient d’énoncer. De là, parfois, les indignations à peine contenues des assistants devant une telle impudence. Quand quelqu’un le lui reproche, il ne paraît nullement confus. Il garde son sang-froid. Ce cynisme est soutenu par l’esprit le plus prompt et l’intelligence la plus avisée. C’est une position imprenable. Tout ce qu’il a fait il l’a voulu à des fins que lui seul connaît.
Toutes les réactions qu’il surprend lui indiquent un état dont il saura faire son profit. Ici il s’attendait à des révoltes qui ne se sont pas produites, là a des sourires, et il a trouvé des nuages. La plupart du temps, même quand il semble se trahir lui-même pour quelque raison cachée, il travaille utilement à quelque tour « bien ouvragé ». On croyait sans doute que tant de subtilité finirait par faire faillite. On l’appelait « Le Prince Caméléon ». Il s’en amusait, comme s’il s’agissait d’un autre. Toutes ses attitudes, ses feintes, ses insolences courtoises lui servent à quelques objets cachés. Elles sont une suite de provocations. Il en enregistre les réflexes, bientôt classés dans son cabinet comme des fiches de police. Il tire des coups de pistolet en l’air pour voir qui va se mettre à la fenêtre (14). Cette image désigne bien ce qu’il entend faire. Une fois que l’on a trouvé cette clef, toutes ces étrangetés s’expliquent en expliquant l’homme. Ainsi, quand il ose dire dans un salon : « Les affaires doivent se traiter cartes sur table », tout le monde se retient de rire. Et quand il affirme « que la France ne s’est jamais mêlée des affaires de l’Allemagne », on ne se retient plus. On explose. Pourquoi fait-il ainsi rire les gens ? Pour juger du degré d’hostilité dans la réaction, parfois simplement pour s’amuser du degré d’intelligence, dénonçant ces coqs-à-l’âne.
Depuis que Napoléon est à l’île d’Elbe, les associations patriotiques dites de « Délivrance », Tugendbund, etc., (Union de la Vertu), n’ont plus de raison d’être. Alors on voudrait, en Prusse, les utiliser à délivrer l’Italie des Autrichiens. On entend Talleyrand dire à ce sujet : « On a beau mettre la Vertu à toutes les sauces, elle sent toujours le chien crevé. »
Le lendemain de son arrivée à Vienne, Talleyrand a griffonné un billet qu’il laisse tomber de sa poche. C’est une négligence qui ne lui arrivera plus. Il faut la mettre sur le compte de sa fatigue. La police ramasse ce billet. Rare aubaine. Il est adressé à la Duchesse de Sagan et simule à l’égard de celle-ci une aimable jalousie d’appartement parce que le Roi de Danemark l’a précédé de 24 heures dans ses grâces. Mais il se rattrapera pour reconquérir la première place et être tout à elle « de corps et en vérité d’âme aussi, car je vous aime bien ».
Aimer bien est une restriction, mais de la part de cet homme redoutable c’est un gage d’affection qui a atteint toutes ses limites. Après son mariage avec Louis de Rohan, suivi d’un autre avec le Prince Troubetzkoï, Madame de Sagan se trouve à Vienne, comme une hirondelle qui, après une longue traversée de mer, se repose un instant sur un brin de paille, pour reprendre son vol vers une nouvelle, et toujours plus délicieuse sottise.
Ce brin de paille c’est Monsieur l’Archichancelier, aussi flexible, aussi inconstant, aussi verni, et pourtant un point d’appui véritable au milieu de ces vagues diplomatiques. Elle sait bien s’en servir et s’en faire un centre utile quand son heure sera venue et celle de Talleyrand.
Fort liée avec toutes les Reines de Beauté du Congrès, elle a une prédilection pour la ravissante Comtesse Laura de Fuchs à laquelle elle dit ce mot qui court tous les salons : « Je me ruine en maris ! » Mais elle jurait bien que c’était la dernière fois et que de ces affreux hommes conjugaux, brutaux et querelleurs, elle avait sa suffisance.
On l’a crue car elle en avait fait un serment solennel, comme devant la Sainte Ligue. Jusqu’en 1819 elle tint son serment, ce qui était vraiment très honorable. Mais à ce moment, une vague de fond emporta toutes ses résolutions. Elle se mit à se moquer de tout ce qu’elle avait juré parce qu’un certain Monsieur Schlulenburg était apparu devant ses yeux. C’est lui, décidément, l’homme qu’elle a toujours attendu et qu’elle préfère à tous les autres. Aussi elle l’épouse avec une grande onction, comme une vierge qui, sous les pommiers en fleurs, entre dans la vie, ayant oublié tout ce qui était négligeable et semé derrière elle tous les souvenirs périmés.
Talleyrand a pour elle les indulgences d’un homme expert en l’inconstance des femmes et qui leur reste fidèle dans l’état de sa propre inconstance. C’est une position où l’on ne fait de tort à personne, tout en gardant sa liberté.
La manière galante de Talleyrand, qui se réclamait exclusivement du XVIIIe siècle, laissait la porte ouverte à toutes les clairvoyances. Il ne cachait pas que la femme, dans le domaine de l’esprit, comprend avec rapidité, par sa seule intuition, ce que les hommes sont souvent si lents à saisir avec leur instruction, cette pesante machine graissée par le savoir des autres et qui leur tient lieu de génie. D’autre part, il n’ignorait pas – pour l’avoir, jadis, beaucoup expérimenté sur lui-même – que l’homme se trouve en état d’amour d’une manière foudroyante, alors que la femme peut mettre des mois à s’entraîner vers ces félicités.
Depuis longtemps il ne disait plus : « Le plus beau travail c’est une belle passion. » Et pourtant il goûtait les gens qui unissaient la force à la sensibilité féminine, « ces monstres, résultats d’une spiritualisation d’androgynes », dont il avait connu tant d’exemples parmi la jeune noblesse du Directoire. Ces collets de velours et ces perruques blondes avaient peuplé ses garçonnières.
La Révolution, puis l’Empire, avaient créé un autre spécimen de la galanterie. Si le Progrès est souvent une rétrogradation, Talleyrand pouvait dire que le ton était tombé dans beaucoup de vulgarité et que des marivaudages on avait fait des apostrophes.
À Vienne, pendant son séjour mémorable, il put constater que le courant des modes, depuis les mots et les gestes jusqu’aux chapeaux, n’allait jamais sans une espèce d’impertinence. Il ne daignait pas s’y soumettre. Il était trop de son temps et de son pays. La diplomatie elle-même avait adopté la mode et on ne la pratiquait plus comme sous l’ancien régime. Les affolés de modes manquent de ce sens éclairé qui est l’éclectisme. Là était leur force et leur faiblesse d’écarter tout ce qui n’entrait pas dans le monde des notions admises. Une époque, vivant uniquement sur des courbes et sur les courbettes, se trouvait aussi bornée que celle qui n’usait que des lignes droites. Talleyrand avait porté dans son commerce, avec les dames du Congrès, ce choix de l’opportunité qui résumait – si l’on peut dire – son expérience de deux siècles. Il savait rester hermétique avec grâce et se limiter dans l’agressivité.
« Il y a des bavards », dit-il un jour chez Schwarzenberg, « qui se taisent là où il faudrait parler et qui parlent là où il faudrait se taire. » Une autre fois il remarque qu’il y a à ce moment quelque chose de particulièrement stupide et agaçant dans l’agressivité verbale des femmes, arrivées à la renommées par le seul mérite de leur mari. Ayant tardivement pénétré dans les milieux choisis de l’intellectualité, elles semblent avoir tout découvert, après les autres. Elles vous promettent comme une faveur de vous faire connaître des gens qui sont vos amis depuis quarante ans et cherchent à vous éblouir par un mot que vous-même avez trouvé la semaine dernière…
Parfois on s’étonnait de voir Talleyrand si impassible devant les contradicteurs. Il finissait de les décourager par le silence. Au fond il y avait aussi beaucoup de nonchalance. Un homme très intelligent est trop paresseux pour ergoter. C’est une pente raboteuse où il ne consent pas à se laisser pousser. L’ergoteur lutte pour chaque mot parce qu’il n’est pas toujours sûr de ce qu’il sait.
Talleyrand savait à merveille prendre la ligne courbe pour faire tomber ses contradicteurs dans le vide. Mais s’il ne leur ménageait pas ses sarcasmes, le plus grand dédain ne partait pas – comme on pourrait le croire – du génie à l’incapable mais du médiocre au génie, lui qui les dominait par sa seule présence sans avoir à ouvrir la bouche. C’est ce que le Prince de Bénévent ne manquait pas de faire chez certaines dames qui eussent aimé le mater par un coup d’éventail sur les doigts. Depuis longtemps il n’exposait plus ses doigts à ces sortes de représailles. Il les gardait derrière le dos…
Parfois – mais plus rarement à Vienne – sa conversation était un monologue et il lui arrivait d’improviser sur n’importe quoi. On voyait bien qu’il s’amusait lui-même de sa verve et de ses trouvailles. Souvent il essayait sur le premier venu « ses idées », se jouant de sa dialectique et comme s’exerçant à vide pour une occasion possible.
Les militaires ne comprenaient rien à son esprit. Beaucoup se concertaient, après un mot lâché dans ce camp, pour savoir ce qu’il fallait en penser. Rien de bon, à coup sûr. Voilà ce qu’ils décidaient d’un commun accord. Les compulsateurs de dossiers se trouvaient dans le même cas.
« Quel siècle », dit Voltaire, « n’a pas vu de ces obscurs pédans
Condamnés au malheur de haïr les talens. »
Aux Aveugles son esprit clairvoyant pouvait inspirer jusqu’à un lourd malaise, tant était contradictoire ce qu’ils croyaient avec ce qui était…
Français de qualité, marquant son siècle, il agira toujours dans un bel équilibre de raison et de fantaisie. Certes, déjà de son temps il existait des Français qui suspectaient la fantaisie. C’était ceux qui avaient fait de l’ennui et de la routine leur meilleure compagnie. De là son état parfois si hermétique, sans la moindre illusion sur les hommes. Mais il y avait une grande distinction dans cet état désabusé.
Il n’était pas défendu d’admettre qu’il ait vu en Madame de Sagan une alliée utile, susceptible d’être engagée dans cet état-major d’informations discrètes qu’elle lui devait par son amitié. Alexandre 1er accuse ouvertement Talleyrand d’avoir favorisé une manœuvre qui consistait à lui préparer un tête-à-tête avec elle. Dès les premiers jours du Congrès, Alexandre dit chez la Bagration : « On a tout fait pour la jeter dans mes bras, et un jour je l’ai trouvée installée dans la voiture qui me ramenait d’un bal. Mais pour sortir de ce traquenard j’ai fait claquer la portière et je suis monté dans un fiacre. Voilà où cela conduit de vouloir me forcer la main. » (15).
De toutes les personnalités du Congrès, Talleyrand se distingue aussi par une manière de vivre, complètement différente des autres. Un apparent détachement lui fait dire : « Ce n’est pas parce que un jour nous ne serons plus rien que le monde cessera de tourner. Il y en aura qui le trouveront bien amélioré alors même qu’il sera pire. » (16).
Nous connaissons l’ambiance fiévreuse et équivoque que ces Grands Messieurs apportaient dans ce Vienne, frivole certes, mais débonnaire et paisible. Nous savons qu’il a fallu peu de jours pour détruire cette béatitude musicale de la Kaiserstadt. Un vent de folie se met à souffler et, à contempler ces mascarades, on est presque tourmenté d’un doute burlesque : ces Messieurs sont-ils venus pour apaiser l’Europe, pour créer un ordre dans le monde, après ces orgies de sang, versé sans profit pour personne, ou bien sont-ils venus pour perturber davantage une atmosphère déjà si troublée, pour amener le désordre et pour donner aux peuples qui leur ont confié leur honneur et leur avenir, le plus mauvais exemple de corruption ? S’il était naturel que ces Messieurs vinssent retrouver, comme à un carrefour, les femmes « intermittentes » de l’aristocratie européenne, on peut observer que les hommes sérieux, connus pour leur austérité sont, eux aussi, entraînés dans le tourbillon. C’est une immense mis en scène de la tentation de Saint Antoine dans laquelle le Saint succombe dès la première heure, sans avoir résisté…
Il faut voir ce que les témoins racontent sur ce qui se passe dans le privé. Toutes les intrigues politiques sont transportées jusque dans les alcôves, où les têtes couronnées se succèdent derrière les rideaux et où les mêmes bras happent de nouveaux amateurs de plaisir dès que le bruit des pas de leurs prédécesseurs s’est évanoui dans l’escalier. C’est une chaîne sans fin, qui lie les personnages comme ces figures articulées qui apparaissent, chacun à son tour, au front des horloges automatiques. La réputation même des Prussiens, ces piliers de vertu et du puritanisme nordique, fléchit sur ses bases. Seuls les très vieux messieurs, dont la triple cravate cache l’impuissance, demeurent inébranlables devant ces sourires qui quémandent des renseignements.
En dehors de Monsieur de Stein et de quelques invalides de l’amour, un seul demeure incorruptible – tout au moins dans le sens des séductions physiques – c’est Talleyrand. Il est vrai qu’il vient de franchir ses cinquante-neuf ans, et ce chiffre enlève la plupart des illusions qu’un homme peut conserver sur sa jeunesse. Pour celui qui a beaucoup usé de la vie, une nouvelle période s’annonce alors. Elle termine l’ère de l’Impromptu mais il reste encore une foule de frivolités qui remplacent, sans les égaler, les grands divertissements de l’âge d’or. Les témoins affirment que Monsieur de Talleyrand salue celles-ci d’une main nonchalante. Il a trop d’esprit pour renoncer aux derniers privilèges d’un amant qui a connu des plaisirs variés, sans passion et sans regret, comme il faisait de toute chose. Là était la marque de son élégance native, une impertinence, nuancée de distinction et refroidie par l’ironie. L’esprit c’est tout. C’est lui qui domine jusqu’à cette vieillesse qui avance, comme avide de déguster… Elle pourrait nous faire croire à des désirs violents. Mais c’est seulement le signe d’une race trop peu mêlée de roture. Loin d’être gourmand, il est pourtant gourmet en tout. Il hume, réfléchit, hésite, savoure. Puis il caresse d’une main pour fustiger de l’autre. On disait d’un Hausonville qu’il vous donnait la main « comme une aumône », et d’Edmond de Goncourt que la sienne vous dirigeait vers la porte en y ajoutant une chiquenaude. Talleyrand devait avoir de ces gestes.
Son raffinement est extrême pour tous ses désirs et on le trouve dans toutes ses cruautés verbales. Parfois on pourrait croire qu’une lassitude s’est installée dans cette complexité, comme un secret écœurement de la bassesse humaine. Mais il se reprend vite. Vous croyez son plaisir perdu. Laissez-lui le temps de prendre médecine et il le retrouvera.
Il est comme un vieux caniche blanc, caché dans des coussins. On veut le distraire. Déjà on a usé tous les superlatifs de la flatterie que l’on peut trouver. Il demeure impassible. On lui tend un biscuit et il s’avance à peine, flaire de loin. Décidément, non. Il détourne la tête. Mais soudain une souris passe. Alors il se décide, saute sur le tapis et joue avec elle d’une patte enjouée.
Tel devait être son goût pour le plaisir. Il connaît à merveille tous les jeux de l’amour, depuis les travaux d’approche jusqu’à cette manière impitoyable qui se repose d’aimer et qui laisse chanter aux autres leur divin désespoir. À Vienne, il n’est pas, comme Alexandre et tous ces Souverains et Princes, déchaînés par une « luxure diplomatique ». Il ne joue pas sa partie de trémolo dans le concert européen et il n’ajoute pas aux discours ces sérénades, destinées à apitoyer les Nations sur son sort et qui sont comme un miaulement nocturne sur le toit d’un temple de la Concorde.
Monsieur de Talleyrand ne fait pas le chat en délire. Il est spectateur. Il a pris son fauteuil au théâtre des Folies Politiques et de temps en temps – comme nous l’avons encore observé de nos jours chez le Prince de Sagan – il applique une lorgnette sur sa lourde paupière désenchantée pour déguster la sottise des autres. Il contemple les imprudences qu’ils commettent, quand le démon les tient et qu’ils perdent la tête devant une juponaille. Talleyrand est aussi ce que, dans les Congrès, nous appelons aujourd’hui un observateur. Avec quelle impassibilité il assiste à cette comédie, à ces hoquets patriotiques, ces mensonges larmoyants des « victimes » qui spéculent sur le sentiment. Il suit ce jeu avec ses feintes, ses fausses grâces et ses fuites. Il n’attend rien de bon, ni de la haine ni de l’amour.
Comme il a assisté de loin aux guerres sanglantes de la République et de l’Empire, il assiste à présent de près à une lutte non moins âpre, aux intrigues de l’alcôve, à la conquête des terres par la conquête des seins…
La personne dont il se préoccupe le plus et qui est la plus proche de son privé est Madame de Sagan. Il la protège sans cesse contre les entreprises d’Alexandre dont elle est prisonnière par son immense fortune, déposée dans l’Empire Russe… Elle ne saurait, sans sa permission, la faire virer à l’étranger. C’est le Tzar qui tient la clef de cet immense coffre-fort. Souvent il lui met le marché en main et ne manque jamais de lui faire comprendre qu’elle est son otage. Il connaît son intimité avec Metternich qu’il déteste. Tant qu’elle n’aura pas rompu avec lui, il la tiendra sous la menace de son poing et de ses représailles.
Quand Napoléon se trouve installé « pour la vie » à l’île d’Elbe et qu’il y contrôle et ordonne minutieusement les détails de sa nouvelle Cour, il est question à Vienne de divertir les Princes étrangers, pour les bien disposer, même pendant le carême. Dieu merci ! Ils n’attendent pas ces bonnes intentions pour courir les ruelles jusqu’à l’aube et y mener une vie frénétique. Les rapports que l’on fait à l’Empereur François sont si effarants – par les détails de la vie privée de chacun – qu’il ordonne la destruction des plus compromettants, de tous ceux qui ne doivent pas survivre, pour ne point nuire à ses hôtes. Il en reste assez pour s’en faire une idée… La Cour a proposé de faire représenter des « tableaux vivants », genre d’exhibitions fort à la mode à ce moment. On s’arrête sur les sujets tirés des Saintes Écritures. Ce choix paraissait convenable pendant l’Avent, c’est-à-dire en Décembre.
Ce projet qui est parfaitement dans les traditions catholiques de l’Autriche, soulève pourtant de vives protestations parmi les Souverains étrangers. N’oublions pas que Vienne est comme une maison, envahie par les passants qui auraient relégué les maîtres du logis dans un coin retiré pendant qu’ils feraient la loi, dirigeant et critiquant tout, ordonnant et jetant leur veto, sans cesser d’endetter leurs hôtes dans des proportions que nous allons connaître.
Ainsi Alexandre 1er, orthodoxe russe, et le Roi de Prusse, luthérien, soulèvent, dans cette capitale catholique qui les hospitalise, des protestations indignées. Alexandre n’admet pas que la Vierge et les Saints soient représentés dans ces Mystères muets. C’est une atteinte à la Foi. « Quelle est la femme assez céleste pour oser représenter Notre-Dame ? », s’écrie-t-il dans le salon de Schwarzenberg. À coup sûr, ce ne sont pas ses innombrables maîtresses qui pourront prétendre à cet honneur. On est pourtant bien capable d’y choisir dans le nombre un de ces anges complaisants, au visage virginal entouré de boucles blondes, pour remplir ces fonctions.
Frédéric Guillaume III, « parpaillot », tolèrera la Vierge sur la scène. Pour lui – selon la confession d’Augsbourg – la mère de Dieu n’est pas sa parente, mais une femme comme une autre. Dans ce judaïsme protestant – qui s’est édifié sur l’Ancien Testament autant que sur le Nouveau – sa conscience se convulse d’angoisse à l’idée que les grandes figures des Prophètes et des Apôtres soient profanés par cette exhibition.
La verve acerbe de Talleyrand, mis au courant de ces indignations, se trouve là sur un bon terrain. Dans les salons il se répand en bons mots qu’il jette négligemment autour de lui, comme s’il voulait s’en débarrasser. Par malheur, peu ont survécu du ci-devant Évêque de la Convention. Nous avons pu noter pourtant un des plus savoureux, prononcé à une soirée de la Mission anglaise :
« Puisque LL. MM. ne sont pas d’accord sur les sujets des « tableaux vivants », j’en proposerai un qui mettrait tout le monde d’accord : Bonaparte, visité par les Rois Mages, au fond de sa crèche de l’île d’Elbe. »
Devant quelques personnes « sentant le fagot » et qu’il savait peu farouches sur le chapitre des plaisanteries impies, il acheva ce tableau : « Les Nations réunies à Vienne envoyant leurs Souverains chargés des parfums d’Orient – on cherche qui pourrait faire le roi Nègre… L’exilé, entouré de sa Vieille Garde, ses bergers, recevant les Alliés, lesquels reconnaissent le Sauveur, seul capable de rétablir l’ordre, troublé par le Congrès de Paix, image de la discorde et de la guerre perpétuelle. » (17).
On colporta rapidement ces mots de Talleyrand, qui tendaient à ajouter un nouveau chapitre à l’Histoire Sainte. Dans les rangs de la société, on les jugea sévèrement. Seuls, les banquiers israélites ne se tenaient pas de plaisir, visiblement satisfaits de cette parodie et se passant l’anecdote sous le manteau, comme une gourmandise volée à un étalage.
Or que voulait dire Talleyrand ? Cette boutade émanait d’une secrète pensée que personne ne se donnait la peine de chercher. Elle est pourtant le point de départ d’une action qui aboutit à l’évasion de l’île d’Elbe et finalement à la déportation à Sainte-Hélène.
Par cette frivolité que l’on croyait sans autre conséquence que de scandaliser, Talleyrand livre pour la première fois sa pensée. Il est pénétré de l’insuffisance de l’exil de Napoléon et de la nécessité d’y remédier, par des détours, de lui seul connus. Il a partie liée avec l’Angleterre. Il ne sait pas encore par quels moyens on parviendra au changement de l’état de chose existant. Rien ne justifie actuellement une aggravation de l’exil. L’affaire est jugée. Nul fait nouveau ne saurait modifier ces dispositions. Une seule circonstance pourra créer une situation nouvelle : un grave manquement de Napoléon à sa parole donnée, une tentative de fuite, avec des preuves accablantes. Si elle ne vient pas de l’initiative de l’exilé, il faut l’y aider.
Dès ce moment sans doute, silencieusement il y travaille. Au milieu des pourparlers les plus fastidieux, au sujet de mille objets capitaux ou secondaires, c’est sa hantise perpétuelle. Il doit y penser dès qu’il a fini son marchandage quotidien. Il doit y revenir, après ces vaines discussions dans les salons, où il dit ce qu’il veut mais rarement ce qu’il pense.
Après le souper, enfermé dans sa chambre avec Neukomm qui y a roulé son piano, il pèse ses chances pendant que le musicien berce son bienfaiteur, joue, improvise, recommence indéfiniment les sonates, les concerti des maîtres. Plusieurs fois déjà, les Plénipotentiaires ont noté une remarque de Talleyrand qui se glisse parfois dans la conversation : « On a mis Napoléon trop proche des côtes françaises. Il reste un danger. » Il y avait bien des gens qui y pensaient avec lui. Mais personne ne songeait à remédier à ce péril après la chose jugée. Il y a tant de citoyens qui ne cessent de craindre des dangers auxquels ils ne croient pas. C’est une sorte de Terreur à vide dont nous avons encore bien des exemples dans notre société. Elle annonce sans cesse la catastrophe pour le lendemain sans renoncer à une vie toujours plus confortable, pour voir venir les choses.
En effet, « l’ombre du chapeau » vient jusqu’à Vienne, elle avance, s’insinue dans la maison de Talleyrand jusque dans les rideaux de son alcôve et monte le long de ses plis, se glisse vers son oreiller pour l’oppresser secrètement. Bonaparte ne doit pas rester à l’île d’Elbe…
On objectera, sans doute, que le plus simple eut été d’envoyer Napoléon directement à Sainte-Hélène, sans risquer de mettre le feu à l’Europe par une évasion, préparée ou visiblement consentie, par ses ennemis. Mais c’est ce qui, précisément, était impossible. Une telle aggravation de peine, après la chose jugée, eût non seulement paru odieuse, mais maladroite. L’Empereur, par une telle cruauté injustifiée, eût retrouvé un si grand nombre de partisans, cette cruauté eût soulevé de telles indignations dans le Monde, que l’Angleterre se fût mis à dos le Monde entier.
Pour en arriver à ces extrémités, pour le tuer enfin, et en finir une bonne fois, il fallait que Napoléon se mit lui-même tellement dans son tort, que l’Univers, exaspéré par de nouvelles guerres, approuvât une telle rigueur. Pour l’accabler totalement, pour ne lui laisser plus que les quelques larmes des grognards, pleurant leur « Petit Caporal », il fallait qu’il fût parjure à sa parole de soldat, qu’il reniât sa signature. Il fallait qu’il y usât les dernières bonnes volontés, celles dont Talleyrand connaissait parfaitement les limites. Il fallait enfin qu’il prononçât sa propre condamnation.
De part et d’autre, c’était beaucoup risquer. Mais les grands actes politiques ne sont-ils pas toujours d’une audace extrême ? Là est la ruse du génie, c’est d’avoir tout prévu, et d’avoir osé ce qui échappe aux conceptions du médiocre.
Vers le milieu de Décembre 1814, Talleyrand est suffisamment renseigné sur la vie de Napoléon par les rapports réguliers de ses agents secrets. Il voit grandir ses préoccupations et sait que l’Empereur reçoit chaque jour de nombreuses visites. De véritables foules se précipitent chez lui, qui nécessitent un service spécial. On est obligé de doubler les gardes. Il est l’objet de l’adoration des personnes qui ont conservé le sens du superlatif. Pour beaucoup, il est une espèce de Messie. Ses fidèles ne savent pas trop ce qu’ils doivent attendre de lui, de son retour. Mais ils savent que c’est une résurrection. Ce mot porte en lui une magie qui se passe d’une vaine raison. Si pour ses ennemis il représente l’Antéchrist, dans cette flétrissure même demeure un prestige qui confine à la divinité. Pour les uns comme pour les autres il est donc resté un Dieu ou, comme disait Goethe, Dieu et Démon dans la même personne.
Les rapports de l’île d’Elbe sont édifiants à ce sujet. Il y naît un mouvement qu’il importe de surveiller car il est uniquement créé par le fétichisme des fanatiques. Napoléon d’ailleurs fait à présent des confidences à ses pires ennemis, à des Anglais du Parlement, pour parler à tort et à travers, dénoncer les trahisons dont il a été l’objet de la part de ses propres Ministres. Sa faconde corse est remontée à la surface depuis les longs silences du retour de Russie. Il n’épargne pas les Maréchaux, qu’il accuse du pire. Talleyrand sait aussi qu’il l’a lui-même accablé sans ménagement : « De son exil, Bonaparte arrive encore à cracher dans la mer », dit Talleyrand après une conférence avec le Commandeur Ruffo. Une autre fois, parlant à la Martinière il se sert de cette même expression. On lui rapporte tout ce qu’il a dit aux Anglais. C’est Lord Stewart qui l’a répété à Madame de Sagan : « Bonaparte ne ménage personne. On dirait qu’il parle encore aux Tuileries. »
Napoléon s’est informé des travaux du Congrès et les couve de sarcasmes. « Il ne reste rien de Metternich. Ce menteur qui se croit un diplomate », dit-il, comme si la diplomatie avait jamais été une pratique de la vérité. Napoléon est jaloux de Neipperg et retourne les rôles en disant à ses visiteurs anglais que Marie-Louise, en l’épousant, avait été haussé par lui jusqu’au ciel. Bien que se méfiant des Anglais, il les prend comme confidents. Beaucoup parmi eux arrivent à l’assurer de leur plus profond respect. C’est terrible quand on pense que dans peu de mois c’est Sainte-Hélène.
Le seul dont Napoléon dit du bien, c’est le Roi de Prusse ! « Ce n’est qu’un petit esprit sans doute », dit-il, « il croit que l’armée c’est un uniforme. Mais c’est un très bon bonhomme et conciliant. On peut s’entendre avec lui… » (18).
Tous ces bruits agacent Talleyrand. Napoléon en prend trop à son aise là-bas. Wilhelm von Humboldt, présent à Vienne, a reçu de l’illustre famille Ludovisi-Boncampagni des documents qui prouvent ses droits séculaires sur l’île d’Elbe. Il les porte à Monsieur de Talleyrand, qui les examine. En les lui rendant il dit à Humboldt : « La famille Boncampagni ne pourra plus faire valoir ses droits devant le fait accompli. La seule manière de lui rendre l’île d’Elbe est d’en déloger Bonaparte. »Monsieur de Humboldt se montre fort incrédule à l’égard d’une telle éventualité. Monsieur l’Archichancelier conserve son attitude ironique (19).
Il a un autre sujet d’inquiétude qui le préoccupe également, celui de voir Alexandre 1er dans une intimité journalière avec Eugène de Beauharnais. Il lui déplaît que le beau-fils de Napoléon ne quitte plus le Tzar. Il voit grandir le danger de ce commerce et s’emploie à les séparer. C’est une tâche difficile. L’avenir d’Eugène dépend du Tzar et celui-ci ne peut plus se passer de son compagnon. Ils sont inséparables.
Nous voici arrivés en Février 1815. Déjà de faux bruits d’une évasion de l’île d’Elbe commencent à circuler. Qui les répand ? Ce ne sont certes pas ceux qui la préparent secrètement. Ces rumeurs arrivent d’Italie où des agents les ont chuchotées. Depuis un mois Talleyrand affecte un mutisme absolu au sujet de Bonaparte. Il semble ignorer qu’il ait jamais existé.
C’est la période de son silence la plus significative pour le projet qu’il semble méditer. Se pourrait-il que dans le plus grand mystère il prépare l’acte le plus audacieux de sa vie ? En tout cas il est aidé par les circonstances.
En l’absence de tout document précis, nous devons bien nous contenter de conjectures, de possibilités, de probabilités, nées d’une suite de circonstances particulièrement équivoques qui, rapprochées et comparées, donnent un ensemble troublant. Si Talleyrand a des collaborateurs pour des desseins secrets, nous savons en tout cas que ce n’est pas Fouché. C’est bien le dernier qu’il eût voulu mêler à une affaire aussi délicate. Si cela est, l’aide de l’Angleterre lui aura suffi. Car elle seule peut exécuter un tel plan en jouant de l’inertie, en simulant un aveuglement auquel, déjà alors, personne ne croit.
Impassibles, les autorités, chargées de surveiller les côtes, assistent avec une sorte de béatitude aux préparatifs, ouvertement exécutés, ou tout au moins maladroits et imprudents. Les équipages des canonnières anglaises semblent les observer, au travers de leurs doigts, en se cachant la figure. Voilà l’impression que l’on a de leur attitude, en examinant les détails de cette fuite. Comme ce Louis-Philippe de Daumier qui assiste à l’enterrement de Lafayette, en se couvrant la face, l’Angleterre assiste à l’évasion de l’île d’Elbe qui, elle aussi, est comme un enterrement de gloire. Ce mot de Napoléon : « Je n’ai appris la vérité que par des traîtres », est poignant quand on songe comment il a pu être joué.
Il est vrai que le génie ne supporte rien à la longue avec plus d’impatience qu’un état ou un entourage médiocre. Le génie de Talleyrand a spéculé sur cette impatience, sur tout ce qui, peu à peu, s’est insinué dans l’idée de Bonaparte, sur ce qui lui a été habilement soufflé puis apprêté, pour lui rendre finalement intolérable « cette prison aérée du large ». Il s’y était accommodé d’abord avec une sorte de résignation, il s’était installé sur ce lit de camp comme un homme qui reste grand partout où il se trouve, dans l’état minuscule après un état gigantesque. Il ne se doute de rien. Il ne pense qu’à une chose : Renaître.
Il est aussi mal instruit sur l’état d’esprit de la France. Il ne sait pas « que les paysans, excédés par les éternelles levées de recrues, tirent sur les gendarmes qui veulent encore réquisitionner leurs chevaux ». Il ne sait pas que « les bons bourgeois, dans la perpétuelle crainte d’être ruinés, ne partagent pas l’enthousiasme des demi-soldes pour qui la paix n’est pas une bonne affaire » (20). Si Fouché n’est pour rien dans le traquenard de l’évasion, il sait aussi bien que Talleyrand à quel point elle accélère la fin. Sans s’être donné le mot il semble, dans les mêmes termes, exprimer le même espoir. Seuls les jobards disent : « Risquer un tel péril, n’est-ce pas s’exposer à tout perdre ? » Non. Risquer ce péril, c’est jouer à qui perd, gagne.
Le 7 Mars, la nouvelle de la fuite de l’Empereur court cette fois, avec des précisions qui alarment. Ce n’est plus un potin. Il s’est passé quelque chose. Nous avons vu qu’un express du Colonel de Campbell, arrivé à Vienne, répand la catastrophe. « Comment, est-ce possible ! » C’est la phrase que tout le monde répète. « Qui était chargé de la garde de Bonaparte ? Qui est responsable ? » Les Anglais.
La colère se tourne contre eux. On les accuse de la plus coupable négligence. D’autres certifient – ce qui s’est vérifié par la suite – que Bonaparte est parti sous les longues-vues des canonnières anglaises, chargées de sa surveillance ! Les personnes qui ont contrôlé ces mesures, affirment qu’il était absolument impossible à Napoléon de fuir – surtout dans ces conditions ostensibles et si maladroitement déguisées – sans être découvert aussitôt.
Les Anglais, installés dans leur impassibilité, laissent dire. « Ils prennent leur air bête, ce qui ne présage rien de bon », dit-on. Que fait l’Ambassadeur d’Angleterre ? Complètement muet, il rit de tout cela, sans rien expliquer. On le voit, dans les salons, les jambes écartées, les coudes appuyés contre la cheminée, ou les pieds sur les chenets. Il semble s’amuser énormément de l’affolement général. Étrange attitude en un moment où le sort de l’Europe se joue de nouveau (21).
Tous les dimanches, une procession de puritains, vêtus de noir, se rend chez lui pour y célébrer les offices dans un des grands salons de l’hôtel. Un Révérend fait un sermon de circonstance, prie pour le salut de l’Angleterre, et pour que le terrible Bonaparte ne réussisse point dans sa coupable entreprise. Après quoi ces Messieurs retournent chez leurs maîtresses. Mais les apparences sont si bien gardées pour le respect dominical qu’aucun Anglais ne se serait permis à Vienne d’assister, ce jour-là, même à un concert de charité ou à un thé, agrémenté de quelques quatuors.
Pendant ce Congrès, le pauvre Beethoven avait cherché à profiter de la présence de ce beau monde, pour se produire dans la Musik-Akadémie. Mais comme tous les Anglais donnaient l’exemple de l’abstinence, on recula les dates jusqu’au 29 Novembre. Là le fiasco de son concert fut complet. Au milieu de cette foire diplomatique, de ces Princes et de leurs marchandages, le grand homme resta isolé comme un naufragé. Son génie se débattit désespérément parmi ses adversaires. Le plus cruel ennemi d’un homme de valeur est l’indifférence.
Un rapport de police à Hager dit que « La séance du 29 n’a pas servi à augmenter l’enthousiasme pour le talent du compositeur. En dehors de quelques amateurs polonais et du Comte Apponyi se dresse une écrasante majorité de « connaisseurs » qui se refusent absolument à entendre désormais les œuvres de ce fou. »
Quant à Talleyrand, il semble bien avoir appartenu – comme la plupart des hommes de qualité de son temps – à ceux qui méconnaissaient le maître de la Neuvième Symphonie. Nulle part on ne signale sa présence au concert donné par Beethoven. C’est que le Prince de Bénévent est de la vieille école. Il préfère les Italiens, Mozart et Gluck. Nous avons vu qu’au milieu de ses secrètes préoccupations c’est Neukomm, son maître de chapelle, qui apaise ses inquiétudes, dans un délassement musical qui lui procure, pendant ces longues méditations nocturnes, le calme dont il a besoin.
L’Ambassadeur d’Angleterre conserve son air gai d’homme habitué aux grands horizons, son éternel rire satisfait, dont on ne sait jamais ce qu’il dérobe à la galerie.
Or, quand les témoins observent le Talleyrand de ce temps-là, ils rapportent des impressions plus significatives encore. On ne sait quelle satisfaction qu’il dédaigne d’expliquer se joue sur sa face. « Il a partie liée avec les Anglais », disent les plus initiés (22). Au moment de la crise la plus grave, en Avril 1815, le Prince n’a plus d’argent. Son banquier Gaymüller arrête ses comptes et lui refuse des crédits nouveaux, devant l’insécurité croissante de ce que nous appelons aujourd’hui les Cent Jours. Alors qui intercède en faveur de Talleyrand ? Qui répond de toutes les sommes qu’il demandera ? Qui garantit et consolide le crédit de l’Archichancelier ? C’est l’Ambassadeur d’Angleterre. Un rapport secret du 29 Avril 1815 prouve ce fait troublant.
Voilà donc de graves indices pour une collaboration étroite. Mais combien, dès le début, elle est discrète et souterraine. Pour aboutir à la réussite de cette évasion, acte dément mais magnifique, qui s’achèvera dans un long martyre, il ne peut pas s’en passer. Les partisans de l’Empereur se sentent remplis d’une joie qui va jusqu’au délire. Elle gagne de ville en ville jusqu’aux Tuileries. Elle déborde encore dans la légende et nous soulève d’admiration. Il n’y a personne qui ne suive avec émotion « le Vol de l’Aigle », comme on a appelé ce dernier acte d’une tragédie. C’est la plus belle aventure de l’épopée, la plus romanesque, la plus invraisemblable. Pourtant tant d’aveuglement devant l’évidence d’une chute rapide, trouble les clairvoyants, ceux qui sont informés du peu de fond que trouve ce navire, renfloué après le naufrage. L’aventure est belle lorsqu’on ne fait pas état des soupçons de complicité ayant amené Napoléon dans un guet-apens. Elle reste belle, elle paraît plus émouvante encore s’il apparaît comme la victime d’une ruse tragique.
Dès que l’on imagine une trappe préparée pour briser d’une façon irrémédiable cette ascension merveilleuse, on contemple avec une mélancolie redoublée la fin de cette course triomphante. L’aventure dépouillée de ses paillettes il reste comme l’acte de désespoir d’un héros qui ne consent pas à mourir dans le médiocre. Sans doute c’est une manière de suicide, en tous cas un acte qui n’a tenu compte d’aucune conséquence. Il est aveugle d’une sublime démence devant le chef-d’œuvre d’une expérience et d’une ruse raffinée mises en face de tant de réalités, préparées par les moyens les plus simples et aussi infaillibles.
Sourde à toutes les raisons, cette audace n’aura donc écouté que les complices de l’ennemi, les voix hypocrites, insinuant des possibilités et soufflant des espoirs insensés ? Tout cela sera donc en fin de compte une lamentable trahison. Les esprits sensés de ce temps qui la voient se dérouler jusqu’au bout, sauront bientôt où mène une confiance trop grande, un orgueil trop sûr de ses forces. C’est un mécompte dont notre admiration a réhabilité les fautes. En magnifiant la chevauchée la plus émouvante de l’Histoire, Napoléon nous apparaît comme la dernière et la plus noble victime du romantisme militaire. Il achève par des effets pathétiques le grand cycle de la Révolution, remplie de héros, de bourreaux et de traîtres.
Personne ne se doute, au lendemain de l’évasion, de ce qui s’est passé réellement. Quelques doutes seulement se manifestent. Ils se perdent dans ce bruit énorme, ce sauve-qui-peut, cette angoisse subite, qui fait courir ces délégations, réunies pour la paix du monde, et dont le Congrès finit en queue de poisson. On met les housses sur les meubles et tout le monde se précipite sur ses malles. Les visites hâtives s’échangent. Les laquais bouclent les courroies. C’est une mobilisation de l’Épouvante. Que sont les quelques scènes comiques, notées par des témoins pendant l’évasion de Napoléon, en face du ridicule dont Vienne alors est le théâtre, parmi les représentants de toutes les puissances ?
La police, assez bien informée, fait pour la première fois des rapports qui confirment secrètement l’équivoque qui plane sur l’évasion : « Les personnes ayant le plus de bon sens, y trouvent la complicité certaine de l’Angleterre. Cela ne peut avoir lieu sans quelque concert avec les Anglais, car il ne s’agit pas d’une évasion en cachette, mais de trois frégates et de tout un cortège. Les uns croient que les Anglais ont permis à Bonaparte de s’évader pour le reprendre et avoir un prétexte de le traiter avec plus de rigueur, d’autre affirment que le départ, exécuté par les Anglais, a pour but une installation en Amérique. »
En réalité, embarqué sur « l’Inconstant », assez ouvertement, pour qu’il ait l’air d’un enfant qui se cache en fermant les yeux, l’Empereur voit les croiseurs anglais et français faire le simulacre de le poursuivre, « mais cette chasse est si molle que les matelots s’en étonnent ».
Voilà les impressions justes de la première heure, rapidement étouffées par les événements. L’Histoire connaît ces aveuglements tragiques, les réactions de ceux qui ont « la tête près du bonnet », comme on disait alors, cette joie délirante des gens de courte vue, de ceux que leur sang mène. Les rapports disent que la joie des Polonais est la plus bruyante. Presque tous les délégués du Congrès s’affolent au milieu de ces cris.
Un seul reste impassible, Talleyrand. Il est l’homme qui a mis le feu à la maison pour la sauver de la peste. Il se mêle à la foule qui fait la chaîne et regarde les murailles s’incliner dans le brasier. De loin les sots croient à un feu de bengale et c’est un incendie.
À partir de ce moment nous allons être exactement renseignés sur l’attitude de Talleyrand. Beaucoup de personnes l’ont vu. Quand un grand événement unit les citoyens, ils vont de l’un à l’autre, de porte en porte. La ville s’anime de mille bruits nouveaux. On cherche des échanges. On questionne. Tous ont besoin de se sentir les coudes, de se réconforter ou de s’alarmer ensemble, car il est un fait souvent constaté : les esprits sont partagés entre la crainte d’un malheur et l’avidité d’apprendre qu’il est encore plus grand qu’ils le croyaient. Les hommes ont en eux la curiosité du pire. Ils se satisfont parfois davantage de l’annonce d’une catastrophe que d’un bonheur national. Les plus grandes émotions ne sont pas celles qui font rire.
Il existe un rapport très important, à la date du 8 Mars 1815 :
« La veille, Talleyrand a passé quatre heures avec le Commandeur Ruffo, et celui-ci est frappé de l’extrême béatitude de l’illustre diplomate. Alors que tout le monde est angoissé, il reste calme et presque indifférent. On s’en étonne. N’est-ce pas lui, le premier, qui devrait perdre contenance puisque le retour de l’Empereur, plus que tout autre, doit le frapper comme la plus grande catastrophe de sa vie. Et ce qui est étrange, c’est que cette fois, ce calme n’est même pas une attitude. On n’y découvre plus rien de cette façon un peu crispée qu’il affecte parfois et qui est sa fausse tranquillité. »
Voilà bien – à défaut d’écrits qui n’ont pas survécu – un de ces indices qui en disent long sur la situation. Cet événement qui menace de nouveau toute l’Europe, ne dirait-on pas qu’il en est presque soulagé ? Oui, vraiment il respire un air plus léger, depuis que « l’Ogre corse » est en route pour Paris. On remarque que sa démarche elle-même, alourdie par le pied-bot, se fait plus souple. Une secrète joie est au fond de ses yeux. On dirait qu’elle se promène sur son masque blême pour lui donner un discret éclat. Elle se glisse autour de cette bouche ironique et blasée, si souvent déformée par la caricature. C’est comme un divertissement secret, un ballet auquel lui seul assiste et qu’il déguste, caché dans l’ombre d’une baignoire. Ce spectacle anonyme lui donne soudain un certain charme qu’on ne lui connaissait point. Il semble tout vêtu de ce plaisir contenu dont nous parla un jour l’Impératrice Eugénie, lorsqu’une nuit du 15 Août, quittant incognito les Tuileries et descendant sur la Place de la Concorde pour se mêler au peuple, elle s’était égarée au bras de son époux, « serrée, portée et bousculée par la foule, ravie de constater que personne ne se doutait de rien ».
À Vienne, Talleyrand n’avait guère cherché à séduire, mais seulement à persuader. Ce Ruffo seul, cet Italien, est assez fin pour avoir compris que, derrière ce sourire, se cache un monde. « Non », dit-il, « Talleyrand n’est nullement effondré et ne cherche pas d’attitude. Il est fort gai, franchement gai, et répète à tout instant : « J’ignore où il compte aller… Chez nous, c’est fini. Il s’est rendu impossible en France. Il n’a plus rien à y faire. » À d’autres, il dit d’un air parfaitement enjoué :
« Croyez-moi, c’est une question de semaines. Il sera vite usé. »
Le soir même de la fatale nouvelle, il se rend à la Hofburg. Il y rencontre les Souverains, qui ont un drôle d’air, mi sel, mi poivre. Il va de l’un à l’autre et parle à voix basse, d’une ironie légère, et fort content du temps qu’il fait…
Rencontrant Frédéric Guillaume III, celui-ci fort modéré d’abord, trouve pourtant que cet agréable exil de l’île d’Elbe a été une duperie pour l’Europe.
Talleyrand répond : « Bonaparte vient de se condamner lui-même. Il a préparé sa fin. »
Il le dit, en sachant sans doute qu’il a aidé à ce dénouement. Quant à Alexandre 1er, il est, ce jour-là, particulièrement sourd… Est-ce le fait de l’humidité ? Toujours est-il que Talleyrand se rapproche de lui, pour crier dans ses oreilles quelques mots désobligeants. On dirait qu’il est heureux de se venger en une fois de toutes les entraves que le Tzar a mis dans les pourparlers, et de tout ce qu’il a rapporté sur lui, de parfaitement injurieux pour son particulier. « Voilà le résultat de ce piétinement. On récolte le fruit de ces discussions stériles ! » Voilà ce qu’il entend. Mais il semble dire au Tzar : « Moi je m’en moque. C’est vous qui êtes responsable. »
Il trompe l’opinion. Surtout il ne tient pas à laisser deviner le moins du monde une participation quelconque, à cette évasion. Mais il semble vraiment jouir de tous ces nez allongés, de l’embarras qu’il lit sur les visages de ces maîtres du monde qui ont peur. Il a l’air de dénoncer ces Princes. Voilà leur œuvre. Ils se sont assemblés en grand appareil, non pour céder, mais pour rester sur leurs positions. A présent, qu’ils se cramponnent au bord de ce pont sur lequel ils ont si longtemps dansé.
On dit qu’il est schadenfreudig (23), mais il y met tant d’élégance et de retenue. Ses yeux pourtant débordent d’une espèce d’ironie terrible. On le voit comme gorgé de mépris pour cette impuissance des gens, qui passent leur vie à palabrer et à trafiquer, à promettre et à changer d’avis. « Voilà Bonaparte lâché ! », dit-il ailleurs, avec un singulier air de triomphe (24). « On a voulu guérir l’Europe avec une pilule, alors qu’il eût fallu lui faire prendre médecine. »
Sans doute pour la guérir de Bonaparte on avait pris des demi-mesures. Tout le monde s’en aperçoit trop tard. Talleyrand, lui seul, sait que par les moyens les plus audacieux il aura, comme il dit, la tête du ver solitaire.
Ce qui est étrange, c’est que Napoléon, malgré cet apparent aveuglement, semble pourtant s’être douté de quelque chose, deux mois déjà avant son évasion. Ainsi il dit à un Anglais qui est venu lui rendre visite : « Ces Messieurs de Vienne veulent me déporter à Sainte-Hélène, mais il n’en sera rien. » Après cette entrevue cet Anglais, nommé Vivien, arrive à Vienne chez M. Arnstein, le banquier où il raconte aussitôt ce soupçon de Bonaparte qui allait devenir une réalité.
Dans la soirée de ce fameux 8 Mars où la nouvelle de l’évasion se répand, on a attendu, en vain, le Prince Eugène à la Cour. Pour ne point se compromettre, il préfère rester invisible. Monsieur de Noailles semble être, en dehors de Talleyrand, celui qui comprend le mieux la situation. Il la juge avec une remarquable clairvoyance, en affirmant pendant un « appartement » à l’Empereur François que « tout se présentait à souhait. Bonaparte s’était mis hors la loi. » Ce mot est le plus juste qui ait été prononcé ce jour-là. La vraie tragédie de Napoléon est peut-être moins dans la constatation de se voir, en arrivant à Paris, lâché par ses Maréchaux et la plupart de ceux qu’il avait comblés de ses bienfaits. Elle est dans le fait qu’en quittant l’île d’Elbe il ne se rend pas compte de ses défections au milieu du fracas de son court triomphe. Il a oublié qu’il était dès cet instant « hors la loi ».
C’est ce que Talleyrand a deviné avec une cruelle lucidité. Napoléon, maintenant, aura beau reprendre son sceptre, lancer des appels dans le monde, en appeler aux Nations, il ne trouvera aux Tuileries que son propre fantôme. Chaque Nation coalisée lui lance une balle. Il est devenu une figure de jeu de massacre. Le plus tragique n’est pas la trahison, c’est le ridicule dont on voudra couvrir un des plus grands héros de l’Histoire. C’est l’Archichancelier qui, le premier, dit : « Cet homme, n’ayant pas voulu finir par une tragédie, finit par une farce », mot impitoyable qui ne se vérifiera pas. Si l’évasion finit tout de même par la tragédie, et par un traitement indigne, ce n’est pas Napoléon qui en a pris l’initiative, c’est l’Angleterre. Talleyrand a prévu cet échec parce qu’il connaît le peu de moyens qui restent à l’Empereur pour ce dernier effort désespéré. Il a prévu aussi que celui-ci ne résisterait pas à la suggestion qui lui est faite de fuir. Il n’aurait pas la prudence de choisir patiemment des conditions favorables. Il est pressé, et soudain exalté par l’espoir. Il a perdu toute clairvoyance.
Le plus terrible est qu’il croit en l’Angleterre. Et il y croit parce que, à ce moment même, il est entouré d’Anglais qui, de bonne foi, l’admirent, lui donnent des témoignages de dévouement. Mais à Londres, le Gouvernement n’est pas dans ces dispositions. Il y a dans ce dernier Napoléon une réserve de crédulité qui effare. C’est elle qui nous le rend si douloureusement sympathique, malgré tant d’ombres. Ses pires ennemis s’inclinent devant ce génie méfiant par nature et qui a conservé tant de naïveté. C’est une fraîcheur d’âme qui lui reste au milieu de tout ce sang versé, celle de croire qu’il s’évadera sans être remarqué, celle de s’imaginer qu’il trouvera à Paris la totalité des concours sur lesquels il compte…
Ainsi à cause même de cette crédulité qui désarme, de cette faiblesse qui s’annonce, Talleyrand nous apparaît soudain plus redoutable que Bonaparte. C’est lui qui aura le dernier mot, lui que l’Empereur a traité de « voleur et de coquin ». Il prendra une terrible revanche et la couvera longtemps dans sa poche Le menton perdu dans sa grosse cravate, la tête fine et pâle portée en arrière, il écoute, dans une bergère, les divagations musicales de Neukomm. Les doigts agiles de son humble compagnon errent sur le piano pendant que les pensées de son maître suivent déjà les stations du calvaire que Bonaparte va gravir d’heure en heure jusqu’à Sainte-Hélène. Le Seigneur, issu de la vieille Monarchie, a eu raison de cet Insulaire. Sa main avance le Valet et fera échec au Roi.
Cette nuit-là des bruits lui arrivent dans son silence médiatif. À travers les doubles fenêtres qu’on n’a pas encore enlevées, il perçoit des cris, des chants. Il tend l’oreille. La livrée boit dans l’office à la santé de l’Empereur… Et il entend crier : « Vive Napoléon ! » Une joie bruyante éclate parmi ses serviteurs. Ils ont connu les beaux jours de l’hôtel de la rue Saint-Florentin, les années grasses. La Restauration des Bourbons ne leur plaît point. C’est « un régime de Jésuites » et ces gens ont horreur de la prétraille. « Vive l’Empereur ! », crie-t-on dans la cuisine de Monsieur de Talleyrand.
La police veille autour de la maison. Elle enregistre ces manifestations et dès l’aube elle les rapporte au Pouvoir Central. C’est toujours à elle que nous devons ces détails.
Talleyrand, aux dires des témoins, demeure figé dans son calme, tout vêtu de cette ironie dont peu connaissent la cause et dont personne ne soupçonne la force. Le lendemain il sort tard. Rien dans son visage blême ne trahit la moindre malaise. Il a entendu ces braillards. Il les a laissé « gueuler ». Patience. Le jour viendra vite où ils ôteront encore leurs bicornes pour acclamer le Roi podagre.
Un agent rapporte bien qu’il a vu faire au Prince de Bénévent « une vilaine grimace ». Un autre dit « que sa tranquillité affichée n’est qu’apparente ». N’en croyons rien. Ce sont des gens de courte vue. Talleyrand est trop heureux pour ne pas se sourire en dedans. « Napoléon est usé jusqu’à la corde », cette corde où Monsieur de Noailles voudrait déjà le voir pendu, ainsi qu’il l’avoue le soir même chez la Comtesse Zichy (25).
Un Comte de Vargemont, qui fréquente chez Metternich, a, le 12 Mars, rendu visite à Talleyrand qu’il trouve fort entouré. Il l’entend dire que Bonaparte fait le flibustier en Dauphiné et qu’avant peu tout sera fini. L’homme sceptique, issu du « Siècle de la Raison » et du culte du Réel, nous livre là en ce moment, par quelques mots à l’emporte-pièce qui sont des flèches empoisonnées, son immense aversion pour le romantisme Napoléonien, et pour cette « maladie sentimentale, inaugurée par la France de la Révolution. Remplie d’exaltations dangereuses c’est elle qui a balayé la forte raison des Français de sa race, ceux qu’on ne menait pas avec des fanfaronnades et qui refusaient de se laisser plonger dans ces délires de théâtres pour une Gloire qui coûte si cher. »
Cette confidence est très importante, pour la connaissance de Talleyrand. Elle montre l’abîme qui le sépare du Français nouveau, celui qui est sensible aux déclamations et aux panaches. Elle explique même ses propres orientations, souvent si déconcertantes et que chaque parti lésé appelle ses « trahisons ».
La fidélité est une qualité héroïque. Elle n’est pas le résultat d’une seule raison. Or le Français, contemporain de Talleyrand, est encore tout baigné d’héroïsme, de rhétorique jacobine. L’écho de ses sublimes clameurs on les entend encore rouler à travers les couloirs. Elles sont en opposition absolue avec tout ce que fait la Raison d’État d’un Talleyrand. Les sermons officiels du serviteur de l’État envers une institution aussi fragile qu’était alors un régime, sont comme des traités. Ils sont transitoires, prononcés pour un temps que mesurera un jour le compas de la chronologie historique. Ces alternances de chutes et d’ascensions sont la loi même de l’évolution universelle. Qui voudra songer à y changer quelque chose ? Ces régimes une fois menacés par leur propre déchéance, par leurs abus et par leurs sottises, le serviteur de l’État s’orientera, pour vivre, vers le nouveau régime et se soumet à son tour au pouvoir de celui-ci. Et à son tour, il sera considéré comme un traître s’il ne change pas ses opinions avec ce nouveau régime, s’il n’oriente pas ses serments de ce côté en reniant ceux qu’il a fait à l’ancien maître. Les Maréchaux qui ont couvert la France de gloire sont traités de girouettes, de fous ou de misérables s’ils ne procèdent pas ainsi.
Talleyrand appartient tout entier à l’ancienne France, qui agit avec son seul bon sens et qui se garde à carreau devant les exaltés. À ceux-là elle fait peu de crédit. Les paravents de sa méfiance et de son ironie la protègent des courants d’air, produits par leurs discours.
Déjà Talleyrand a deviné ce qui n’existe pas encore, mais qui arrive à grands pas : La Légende romantique de l’Aigle. Cinquante ans plus tard, elle sera entièrement debout, sans une seule fausse note. Une édition spéciale sera écrite à l’usage scolaire et à celui de la scène. Elle aura laissé tomber tout ce qui ne semblait pas convenir à cette ambiance.
Elle a rendu des services. Elle a nourri des générations. À l’heure voulue elle a ajouté à la fierté nationale ce que les siècles précédents, avec leur culte de la mesure, ne leur avaient pas donné au même degré. Le goût de la mesure est un état qui convient aux temps de paix. Mais il faut allumer l’incendie avec les cœurs qui doivent affronter la guerre.
Tout de même c’est une légende. Son romantisme, aujourd’hui encore, dans ces jours désenchantés, se dresse, parmi les cœurs secs et métalliques, comme un arbre féerique offrant aux imaginations ses fleurs et ses fruits. Cette légende exalte avec facilité les vertus dont elle n’a plus à souffrir et des forces qui ne la dominent plus. Elle sépare les acteurs en deux camps, les sublimes d’un côté, les traîtres de l’autre. Elle n’a que faire de la vraie justice. Les fables de La Fontaine sont belles, mais elles ne sont pas justes. Celle de la cigale et de la fourmi, la plus célèbre de toutes, a été vivement discutée et même un peu houspillée par la Science.
Mais l’étude de la réalité est terrible. Elle aussi bouscule les conceptions idéales et nous fait faire des découvertes qu’il ne faut pas multiplier. Car avec elle il nous arrive de rencontrer des héros qui sont aussi des traîtres, et des lions qui sont aussi des brigands. Chacun a son heure. Puis la roue tourne. Il reste quelques fidèles, mais si peu ! Napoléon qui fut l’incarnation même du Génie Universel et qui, généreux jusqu’à l’excès, ne méritait pas ces abandons, nous le dira lui-même. Talleyrand aura encore un mot cruel : « Les fidèles se comptent autour de lui. Mais ils lui prêtent leurs femmes. »
Il est bien vrai aussi que la légende ne fait aucune différence entre le génial Bonaparte et « le César insensé » des dernières années, celui qui jette les dernières forces de la France dans la plus folle des aventures. Lorsqu’on considère les conditions presque grossières du piège dans lequel il semble bien être tombé à l’île d’Elbe – préparant sa fuite devant les longues-vues de ses ennemis qui assistent à l’évasion sans donner l’alerte – on est confondu d’une telle imprudence. Talleyrand aura bien joué et l’Angleterre aura bien calculé les effets de cette audace. Ils semblent avoir tout risqué, et à l’examen du résultat il se trouve qu’ils ne risquaient presque rien à l’égard de ce qu’ils gagnent, l’anéantissement définitif.
Sans doute Fouché n’avait pas été invité à ce guet-apens. Mais ne l’a-t-il pas deviné quand, arrivé à Paris aux Cent Jours, il conjure les citoyens de rester tranquilles, et de ne pas de battre entre eux. Lui aussi dit : « Patience ! Ne versez pas un sang inutile ! Attendez quelques semaines, et tout rentrera dans l’ordre. » Mais peu d’esprits ont une telle clairvoyance aux heures où tout le monde perd la tête. Ce qui perd une Nation c’est le superlatif. L’alerter sans cesse, agacer ses nerfs, surexciter son imagination finit par user ses forces et l’affaiblit graduellement jusqu’à en faire un objet de conquête pour ses voisins.
On a magnifié le retour de l’île d’Elbe, comme on va magnifier le « martyre du Roi de Rome ». Talleyrand nous avertit par quelques mots du danger de l’amplification. Mais le Vol de l’Aigle conservera toujours sa valeur héroïque par son rythme accéléré, par la beauté surprenante de son élan.
La tranquillité de l’Archichancelier se maintient telle, à mesure que Napoléon rentre en possession de son Pouvoir. S’il a réussi à lui faire commettre cette imprudence, il est pourtant traversé, lui aussi, de quelques craintes passagères. Pour le résultat final il ne redoute rien, mais ce qu’il craint, pour le prolongement de cette situation impossible, c’est que tous ces fous – nourris déjà d’un espoir insensé et décidés à se partager d’avance des faveurs chimériques – se jettent de nouveau dans l’aventure pour retarder le dénouement final. Il hait « ce romantisme militaire, qui va rendre la Nation démente et qui déjà fait perdre la raison à un grand nombre ».
Au fond il est assez mal renseigné depuis l’évasion. Celle-ci a jeté un tel désordre dans les communications que personne ne sait plus ce qui se passe. C’est aux grandes heures de l’Histoire que les peuples se nourrissent le plus violemment de fausses nouvelles. On ne sait même plus où est Napoléon. On perd sa trace. On admet l’invraisemblable et l’on ne croit plus aux réalités.
À Vienne, le matin du 18 Mars, le désarroi des Chancelleries est à son comble. On a reçu de très mauvaises nouvelles, rapidement filtrées dans le personnel des Ambassades. Des attachés s’apprêtent à partir sans même en avoir reçu l’ordre. On se méfie de tout, de l’heure et de la minute. Chacun veut être prêt à se sauver le premier.
Un des secrétaires de Talleyrand, qui est devenu un des agents secrets de la police autrichienne, raconte « qu’il a trouvé le patron assez nerveux ». Sans doute l’idée d’aider l’évasion était bonne, mais par cette fuite on n’a pas encore gagné la partie. À présent il faut attendre la suite. Les complications vont s’accumuler. L’imprévu, le Hasard, redoutables divinités, peuvent créer mille incidents.
C’est le risque du « Coup de théâtre ». Talleyrand est bon joueur, mais à présent que le monstre est lâché il faut redoubler de précautions. Il faut liquider le passé si récent, cet état provisoire si mal préparé, cet exil si bâclé, pour donner la paix à l’Europe. En attendant il faut encore lutter, douter, subir des alertes.
Talleyrand, ce matin-là, est dans son cabinet (26), les secrétaires arrivent pour la correspondance. Ils y trouvent le Prince debout « assez ému et se grattant la tête de ses deux mains ». Ceci est peu dans ses manières, mais sans doute un beau spectacle. C’est donc qu’il est exceptionnellement préoccupé. Passe encore avec une main. Mais les deux ! Ce geste laisse prévoir le pire.
Ce pire arrive, du moins pour les fonctionnaires. Le Prince leur dit : « Je n’ai plus d’ordres à vous donner. Je suis sans communication avec mon Gouvernement. On dit que le Roi s’apprête à quitter Paris. »
Le plus fort de la crise approche. Il faut se croiser les bras, attendre des lettres qui n’arrivent pas, ou qui sont vieilles de huit jours. Dans la soirée, une partie du personnel quitte Vienne. Quatre secrétaires retournent en France, une demi-douzaine de valets et filles de service également. On apprend que le Prince ne garde qu’un seul valet de chambre et un homme à tout faire.
C’est une vraie liquidation. Elle est très habile. Il ne faut pas que l’on sache que cette aventure est déjà escomptée comme fort courte. Il faut donner le change et croire à la Restauration de Bonaparte, se noyer dans l’Opinion pour gagner le passage couvert de l’anonymat dont il a besoin en ce moment. Il est probable que Talleyrand a vu Schulmeister, l’espion de Napoléon, qui a tourné casaque avec Fouché. Nous l’avons vu à Vienne, fantôme glissant entre deux voitures. Il y a peut-être rempli une importante mission se rattachant à l’évasion. Une lettre interceptée du 18 Avril sans signature, venant d’un agent secret, prévient Talleyrand des précautions qu’il doit prendre, s’il désire pénétrer en France par la Hollande :
« Elles sont indispensables lorsqu’on a affaire à des scélérats, qui n’ignorent pas que vous êtes l’âme de toutes les mesures, grandes et nobles, qui tendent à les détruire. »
Sous cette forme ambiguë, le correspondant dit que certains partisans clairvoyants de Napoléon, ont deviné en Talleyrand l’inspirateur principal de l’évasion. Lord Stewart est son compère. Nous avons vu celui-ci débordant d’une gaieté que rien ne semble justifier. Il se grise assez régulièrement, mais « à l’anglaise », en gardant toute sa tête. Pour ces robustes natures, l’intempérance est une hygiène. Par elle, l’Ambassadeur mène tout de front, la diplomatie, l’amour et les banquets où, un jour, il dit qu’il tient ce fou de Bonaparte au bout de sa fourchette (27).
Au premier jour du printemps, après avoir fait, à deux heures du matin, une visite à la Duchesse de Sagan, Lord Stewart est monté à cheval à six heures. Il se tient fort mal, allant au pas, comme s’il ne savait pas trop dans quelle direction. Mais soudain des témoins le voient arriver au Kohlmarkt, où les fleuristes commencent à préparer leurs étalages. D’accortes filles, venant des terres maraîchères, sont en train de sortir de leurs hottes de grosses bottes de muguets, ramassées la veille par les enfants, dans le Wienerwald. L’Ambassadeur d’Angleterre arrête son cheval, sans doute avec moins de noblesse que le Maréchal Prim, sur le tableau d’Henri Regnault. Il crie à ces filles de lui vendre toutes les bottes. Elles accourent, les bras chargés de ces fleurs et il en fait entourer l’encolure de son cheval, en décore les deux côtés de sa selle et le bout de sa cravache. Couvert de cette charge parfumée, il donne de l’éperon, et part sur sa monture, en piquant un petit galop à travers la place, au grand effroi des paysans qui craignent pour leurs marchandises. Enfin il disparaît au milieu des rires, laissant derrière lui une longue traînée de parfum de muguet, mêlé au crottin de cheval.
Ainsi il inspire confiance. L’évasion de Napoléon ne l’a jamais troublé.
À présent, le retour de Napoléon « a mis en mouvement les armées de toute l’Europe », écrit un Général russe, Wintzingerode. Talleyrand a prévu ce qu’il appelle « un accès de fièvre des peuples, qui avaient cessé trop tôt de trembler ».
Dans ce mot se trouve aussi sa rancune contre l’Autriche, pour avoir trop ménagé l’Empereur après l’Abdication. Alors que, de nos jours, la légende Napoléonienne accable l’Autriche, irascible, Talleyrand la dénonce comme la principale responsable du désordre créé par sa faiblesse dont l’évasion est la conséquence. S’il est un des instigateurs de celle-ci, le reproche est plein de saveur.
« Si l’Autriche », dit-il, « après Fontainebleau, avait insisté sur une relégation lointaine, elle nous eut évité une nouvelle guerre. Mais par déférence pour l’Empereur François on a cédé à l’esprit de famille. » Grande ironie pour définir la contrainte de ce mariage politique. Heureusement que « l’abcès va crever… »
En attendant que les ailes de Bonaparte se consument aux dernières flammèches de la Campagne de France, le Prince de Bénévent fait ses malles. Enfermé dans son cabinet, on le voit, jetant – avec une sorte de nonchalance, qui ressemble à du mépris – les paquets de dossiers sur sa table. Il y a fait deux tas, celui qu’il emporte, et celui qu’il va flanquer dans la cheminée. Il est presque seul. Sa livrée partie, il n’est plus dérangé puisqu’il ne sonne plus personne. (Notes de la police secrète.)
L’après-midi, il reçoit beaucoup de visites, s’excuse du désordre de l’hôtel, de l’absence des valets, avec la hautaine tranquillité d’un Grand Seigneur fait à toutes les tribulations d’une vie hasardeuse. Quand on lui demande s’il a des nouvelles de Paris sur les progrès des partisans de Napoléon, il ricane. « Je n’en sais rien », dit-il. « Je ne connais que les partisans qu’il a à Vienne. Ils sont trop. »
Des sympathies pour Napoléon s’y manifestent en effet, non seulement parmi les gens qui ont aimé les splendeurs impériales, mais parmi les esprits romantiques qui trouvent, dans le retour de l’Empereur, une occasion exceptionnelle de se déchaîner. Tout ce que l’âme des femmes contient d’élans lyriques, se précipitent vers le Dieu de la Guerre. Une fois de plus une crise de passion les saisit par cette résurrection. Talleyrand, devant ces folies, a renoncé à faire sa cour aux belles dames. La Princesse Bagration elle-même s’est découvert subitement des transports pour Bonaparte. Après avoir travaillé pendant des mois à son discrédit, la voici se réjouissant ouvertement de son retour. Un des agents secrets autrichiens note dans un rapport « que ce revirement le révolte ». On déserte son hôtel. Elle profite de la crise pour dire qu’elle est ruinée par ces réceptions. Elle ne paye plus personne. Mais elle se déclare heureuse, sans doute pour cette raison… Ses dettes lui donnent une légèreté délicieuse. La pluie de factures qui, à présent, tombe au pied de son lit, on dirait qu’elle la prend pour la pluie de Danaë…
Talleyrand ne va plus chez elle. Il la trouve stupide. Quand il apprend la fuite du Roi Jérome qui a quitté Trieste pour rejoindre son frère et partager son sort, il dit dans un cercle de visiteurs : « Je reconnais bien là un homme qui aime trop les femmes. Il perd facilement la tête pour rien. » (28).
Ce « rien » sera Waterloo. Jérome court à la catastrophe. Seul de la famille il entoure dans l’épreuve suprême son frère malheureux, dont il n’a jamais cessé d’éprouver la dureté.
Neukomm a quitté son protecteur – à présent il n’est plus question de jouer du piano – et l’Angleterre, au lieu de chanter le « God Save the King » chante le Sauve-qui-peut. Talleyrand a fait venir de Paris un homme, effacé en apparence, mais très actif au service secret, qui a beaucoup vécu avec lui. C’est le Comte Casimir de Montrond, personnage muet, en même temps qu’un Abbé Altieri, archiviste bavard. L’un complète l’autre. Ils vont travailler pour lui à Vienne. La police a l’œil sur eux. Monsieur de Noailles qui s’en méfie pour le rôle obscur qu’ils ont joué en Italie, les évite.
La bonne humeur de Talleyrand augmente chaque jour. Il a reçu des nouvelles de Paris qui confirment ses prévisions. « Napoléon a l’air très sombre depuis les Cent Jours, et se montre fort peu en public. On dit que son entourage est des plus médiocres, toute la lie des ambitieux de bas étage est autour de lui. Une cour de fournisseurs et d’intrigants sans valeur se mêle aux derniers fidèles. Dans l’armée, les chefs sont de petite qualité. Le plus grand désordre y règne. Nulle part la moindre confiance. Les finances n’existent plus. On marche comme des insensés à une catastrophe certaine, avec des coffres vides, et une discipline perdue par d’innombrables défections. » Talleyrand accueille ces nouvelles avec une satisfaction discrète, mais visible. Il se fait envoyer des lettres de Paris, aux bons soins de la Comtesse Edmond de Périgord qui les lui transmet.
Le carnaval s’annonce fort brillant. Madame de Sagan, sur les instances de Talleyrand, fait venir le peintre Frick, un ami de Neukomm, pour exécuter son portrait. Talleyrand vient parfois assister aux séances et fait ses critiques. Il y invite quelques personnes, et Frick est fort intimidé de ces visites. Les Anglais y sont assidus et « reniflent l’odeur de la peinture comme si c’était de l’Eau de Cologne ».
Peu avant la fin des Cent Jours, Lord Stewart, l’Ambassadeur, entre en scène. Il va jouer un rôle important en donnant l’idée de l’homme le plus frivole et le plus assoiffé de toute l’assemblée diplomatique. Lui aussi est amateur de tableaux. Après avoir, pendant quelque temps, usé de la galanterie anonyme dans la Kärntnerstrasse, il fait la connaissance de Séraphine Lambert, une actrice de Paris. C’est chez elle qu’il se console de ses ennuis, le soir de l’arrivée de Wellington. Celui-ci est descendu chez lui. C’est un vrai empoisonnement. Comme plusieurs militaires, tout en jouant « l’homme des Camps qui n’a pas de besoins », il fait beaucoup d’embarras et lui chambarde tout son intérieur, pour finalement le déloger. Puis il se laisse tomber mollement sur les divans des sirènes titrées et découvre un domicile supplémentaire chez Madame de Sagan. La police annonce qu’il y passe ses nuits. (Rapports à Hager.)
Personne ne rentre au logis avant l’aurore, même pas Talleyrand. Quand dorment-ils ces gens, dans un moment aussi grave où le sort de l’Europe se décide ?
Lord Stewart arrive à minuit chez Madame de Sagan, sort à six heures du matin, alors que déjà le soleil est haut sur les toits de la ville. Plusieurs fois elle l’envoie chercher à minuit chez lui tant elle est pressée de le voir… La police ne nous fait grâce de rien. Les rapports décrivent l’Ambassadeur sortant de ce refuge, « quand déjà le concert sifflant des hirondelles fait son train sous les toits de cet hôtel qui est devenu le foyer de l’information secrète ». Le vol foudroyant de ces oiseaux strie l’émail pur du ciel viennois, comme les glaces des cabarets sont à ce moment rayées par les diamants des bagues qui y inscrivent les noms des diplomates. Signatures moins périssables que celles qui se trouvent dans les traités…
La police voit l’Ambassadeur d’Angleterre se jeter dans sa voiture où dort à poings fermés son gros cocher, venu de Londres. Un valet donne l’alerte et le réveille. Bientôt Lord Stewart, roule avec fracas sur le pavé, dans les ruelles silencieuses où, de porte en porte, s’échelonnent des paniers, remplis de chiffons. Il passe la revue des ordures ménagères. Quelques chats faméliques se sauvent à son passage pour gagner les soupiraux des caves, tandis que les laitières, vêtues de bleu ciel ou de cotonnades roses, apparaissent à l’horizon. De gros chiens de l’espèce des Saint-Bernard sont attelés à leurs voitures et passent dans le frémissement des pots de fer-blanc qui s’entrechoquent. Leur bruit se mêle aux premiers cris des marchands d’habits, guettant les façades des maisons, où les valets parfois leur jettent les reliefs du vestiaire diplomatique. Quelques nocturnes glissent au fond du décor, pour gagner hâtivement leur lit.
Monsieur de Talleyrand semble bien avoir favorisé ces réunions nocturnes de Madame de Sagan avec l’Ambassadeur. Ces nuits anglaises ne sont pas perdues pour lui. En homme qui tient son secret et qui, depuis longtemps, a partie liée avec la « perfide Albion » – pour des fins que tout le monde avait ignorées – il assiste de loin à ces petits levers et à ces Grands Couchers.
On peut remarquer que la liaison de Madame de Sagan avec Lord Stewart est au plus beau de la fête, au moment où les dernières forces de Bonaparte s’usent dans la Campagne de France, et il est avéré pour tous les hommes clairvoyants que la chute approche. Il est bon de se concerter pour savoir ce que cette fois on fera de lui.
La Comtesse de Périgord, fille de Madame de Sagan, annonce son départ pour la Prusse le 1er Juin. C’est le lendemain que Lord Stewart monte chez Madame de Sagan pour s’y plaire jusqu’au matin. Mais Madame de Périgord a changé d’avis, et ne part que le surlendemain. La maison, serrée de près par la police, reçoit presque chaque jour la visite de l’Ambassadeur. Il y a une sorte de hâte, de fièvre printanière dans ces entrevues qui se succèdent au moment où tout le monde fait ses malles. Stewart lui-même va rejoindre le quartier général de Wellington.
Chaque jour, Madame de Sagan retarde son départ. L’Ambassadeur ne la quitte plus. Le temps est divin dans la campagne. Dans la ville, on étouffe. Il faut profiter des dernières heures. Alors on combine des promenades en calèches, d’abord au Prater. Bientôt le parc urbain ne suffit plus à leur soif de la nature. On prépare des excursions.
Non loin de Laxenburg, il existe une auberge, couchée à l’ombre des vieux tilleuls, dont on leur a parlé. Il paraît qu’on y passe tout à fait inaperçu, et il y a deux escaliers. On y a aménagé des chambres pour les Seigneuries qui veulent jouir de la solitude et entendre le chant du coq. Car on n’y dort guère. C’est, dans le plus strict incognito, le rendez-vous du beau monde, qui a fui le pavé de la ville et qui veut respirer l’odeur des foins.
Lord Stewart est pénétré de la certitude de n’y rencontrer âme qui vive. Par malheur il trouve déjà à la porte tant de valets de ses amis et tant de filles de chambre dans les couloirs, qu’il jure bien de ne plus revenir dans un lieu où le tête-à-tête est sur une place publique.
À présent il faut aller plus loin. Le lendemain, après une nuit passée dans les préparatifs de départ, Lord Stewart vient enlever Madame de Sagan au grand matin, pour la mener à bonne allure, à travers les forêts, sur la route du Semmering à Reichenau… Il y reste jusqu’au lendemain soir, dans une auberge, cette fois sans laquais. Il fallait venir jusque-là pour ne pas se faire rencontrer ! Pendant ce chant des rossignols, on est pourtant au plus fort de l’angoisse. Le sort de l’Europe se décide. La frivolité des Diplomates est sans limites.
Pourquoi Talleyrand lui aussi, a-t-il différé son départ ? Que lui reste-t-il à faire à Vienne quand Paris l’attend et que la grande détermination va être prise au sujet de Napoléon, celle qui est le résultat de ses plus secrètes combinaisons. De jour en jour il recule la date. Il attend les dernières informations sur les intentions de l’Angleterre. Le 10 Juin il a une ultime entrevue avec Madame de Sagan, et ce jour même il monte en berline pour rejoindre le Roi à Gand. La belle dame diplomate, une fois son devoir accompli, s’installe à Baden, dans le Wienerwald. Elle s’y rencontre avec Marie-Louise, qui y séjourne depuis le 1er Juillet. Elle vit fort isolée dans cette ville d’eau et ne fraye qu’avec quelques intimes, dans l’attente des évènements tragiques qui mettront fin à l’Épopée Les derniers reflets de ce mariage forcé, rempli d’éblouissements et de naufrages, vont bientôt pâlir.
Madame de Sagan se dirige vers la Suisse. L’Ambassadeur a promis de l’y rejoindre dès qu’il en aura définitivement fini, cette fois, avec ce dément Bonaparte.
Encore huit jours et c’est la fin prévue : Waterloo. Il le dit avant de partir à La Martinière : « Ce n’est plus qu’une question d’heures. » Monsieur l’Archichancelier avait remonté son horloge pour cent jours, mais si discrètement que personne ne s’en est aperçu. La voici arrivée au bout de sa course. La sonnerie éclate, le ressort se détend. « Bonaparte n’est plus. » Cruelle image, quand on songe à tant de grandeur quand même. Mais il y a en ce 18 Juin, une réalité terrible qui ne pardonne pas et que n’éclaire nulle apothéose. La fin du héros se trouve déjà, en d’innombrables caricatures, commentée chez les libraires dont les vitrines sont inondées. Elles avaient été préparées d’avance depuis un mois…
En désignant Talleyrand comme un auxiliaire probable d’une évasion qui devait fatalement aboutir à la chute, il serait injuste d’y voir le seul sentiment de vengeance pour tant d’injures subies. Sans cesse, il a en vue le bonheur de son pays. Quand on lui reproche d’avoir trahi tous les régimes, il dira : « C’était le seul moyen de sauver la France. »
Le mot de la fin des Cent Jours nous est donné à Vienne par Nicolay, qui dit : « L’entreprise de Napoléon aura finalement servi à affermir la paix générale. Cette folie sera le premier service qu’il aura rendu à l’humanité. »
Notes :
(1) - F. Bac : « Intimités du Second Empire ». (Hachette.)
(2) - Le Commandant Weill, sous le titre : « Les Dessous du Congrès », a publié les notes, accessibles aux chercheurs, adressées principalement à Hager, y compris tout ce qui concerne l’administration politique.
(3) - L’original de cette dépêche se trouvait entre les mains du Prince de Dalberg pendant le Congrès de Vienne.
(4) - Note du Baron F. de Stetten.
(5) - Les délégués allemands, installés à l’Hôtel des Réservoirs à Versailles pendant les pourparlers de la Paix en 1919, faisaient marcher, pendant leurs délibérations privées, un pianiste qui jouait éperdument des Symphonies de Beethoven, pour couvrir le bruit de leurs conversations.
(6) - Notes du Baron F. de Stetten.
(7) - Son pied-bot.
(8) - « De nos ossements un vengeur naîtra un jour. » C’est le Ministre Von Stein qui le murmure devant lui.
(9) - Noté par Nesselrode.
(10) - Mot de Talleyrand chez Schwarzenberg, 1814.
(11) - Rapport de police à Hager.
(12) - Notes du Baron F. de Stetten.
(13) - Notes du Baron F. de Stetten.
(14) - Notes du Baron F. de Stetten.
(15) - Rapport secret à Hager.
(16) - Noté par le Baron F. de Stetten.
(17) - Souvenirs du Baron F. de Stetten.
(18) - Rapport à Hager.
(19) - Notes du Baron F. de Stetten.
(20) - Lettre de Fouché.
(21) - Note du Baron F. de Stetten.
(22) - Notes du Baron F. de Stetten.
(23) - Joyeux du pétrin dans lequel se trouvent les autres.
(24) - Note du Baron F. de Stetten.
(25) - Notes du Baron F. de Stetten.
(26) - Note de la police secrète.
(27) - Notes du Baron F. de Stetten.
(28) - Souvenirs du Baron F. de Stetten.