RAPPORT AU ROI
SUR LA SITUATION DE LA FRANCE
FAIT AU ROI, LE 20 JUILLET 1815
RAPPORT AU ROI
SUR LA SITUATION DE LA FRANCE
ET SUR LES RELATIONS AVEC LES ARMEES ETRANGERES,
FAIT DANS LE CONSEIL DES MINISTRES, LE 15 AOUT 1815,
PAR LE DUC D'OTRANTE ;
SUIVI DU
DEUXIEME RAPPORT
FAIT AU ROI, LE 25 AOUT 1815 ;
ET DU TROISIEME RAPPORT
DU DUC D'OTRANTE.
RAPPORT AU ROI
SUR LA SITUATION DE LA FRANCE
FAIT AU ROI, LE 20 JUILLET 1815
PAR LE DUC D'OTRANTE.
Paris, 20 juillet.
La situation de la France se compose d'un grand nombre de données, qu'il est nécessaire de bien apprécier, si l'on ne veut pas être trompé par de fausses apparences. Plusieurs de ces données se rattachent à des faits antérieurs ; les unes tiennent à nos opinions permanentes, à des principes qui n'ont rien de commun avec les coups de la fortune ; les autres n'ont été produits que par les derniers événements.
Les maux de la France avaient déjà éclairé et rapproché les esprits, avant l'abdication de Bonaparte, et même avant les hostilités. Il ne s'agissait plus de défendre des intérêts personnels et étrangers à ceux de la patrie ; et le Roi, dès son entrée à Paris, a trouvé dans tous les coeurs les éléments d'une prompte pacification. Un état de désordre subsiste encore ; mais il tient à des causes faciles à écarter, il cessera même bientôt à moins qu'une fausse politique n'y mette obstacle ; il y aurait autant d'erreur que d'injustice, si l'on donnait à ce désordre inévitable et momentané le nom de résistance ou de révolte.
Pour juger de notre situation, il faut remonter à ce qui s'est passé avant et depuis le 20 mars. Bonaparte a employé plus d'un prestige pour ressaisir et retenir le pouvoir ; et une nation, quand elle est trompée avec adresse, ne peut s'éclairer que par les événements. L'illusion avait déjà cessé pour tous les hommes sages avant les revers de l'armée. La conviction ne se forme pas dans la multitude avec la même rapidité.
Les causes du mal étaient anciennes. On avait point assez remarqué qu'une révolution de vingt-cinq ans ne pouvait pas se terminer sans des conciliations, des précautions et des ménagements. Une grande partie de nos malheurs est venue de ce défaut de prévoyance. Pourquoi le dissimuler maintenant ? un zèle imprudent et exagéré pour les règles et les maximes de l'ancienne monarchie fit bientôt commettre plusieurs fautes aux royalistes, et même à quelques-uns des Ministres du Roi. Il en résulta des inquiétudes de plus d'un genre, un ébranlement dans l'opinion, et une désaffection pour le gouvernement.
Cette opposition morale qui était connue de toute l'Europe ne pouvait échapper au calcul de Bonaparte ; il n'eut pas besoin d'une autre incitation pour venir se jeter au milieu de ce mécontentement, et de ces éléments de discorde. Autant les chances périlleuses d'une conspiration et du secret qu'elle aurait exigé auraient pu faire avorter ses projets, autant il put compter avec une espèce de certitude sur la stupeur que produit toujours une grande nouveauté, et sur l’irréflexion et l'entraînement des esprits quand ils sont frappés soudainement par une entreprise audacieuse et inattendue.
Une défection isolée et qui ne devint que trop décisive facilita sans doute l'entrée de Bonaparte à Grenoble, dans le seul moment où l'on pouvait encore écarter les maux qu'il nous apportait ; il n'en fut pas ainsi trois jours après. Il avait déjà, quand il se présenta devant Lyon, une force quelconque, ou du moins des moyens suffisants pour une guerre intestine. Ce fut d'ailleurs à Lyon qu'il commença à développer ses plans astucieux. Ses promesses d'affermir la liberté civile et politique par tous les genres de garanties, et les assurances qu'il donnait ou qu'il faisait entendre, d'être soutenu par l'Autriche, produisirent l’effet qu'il voulait en obtenir. Il eut dès ce premier moment un appui dans la population, ce qui ne permettait plus de le repousser sans armer les citoyens les uns contre les autres. Cette crise fut d'ailleurs si rapide que dans le court passage de l'hésitation à l'entraînement, et de là à la nécessité d'obéir, la justice la plus rigoureuse trouverait bien peu de coupables, quand même la crainte de se jeter dans la guerre civile, permettrait ici l'application du mot de révolte. Il est bien difficile aux citoyens d'empêcher ce que le gouvernement ne put empêcher lui-même.
Il importe surtout de faire remarquer tout ce qui se rattache à la pacification de la France. L'illusion qui seule maintenait le gouvernement de Bonaparte s'affaiblit successivement. On n’eut aucun doute, peu de temps après son entrée dans Paris, qu'il nous apportait la guerre étrangère. Mais dans cet intervalle il s'était emparé de tous les ressorts du gouvernement. Ses forces augmentaient chaque jour par l'appel de ses anciens soldats ; il avait d'ailleurs remplacé l'espérance de la paix par celle des négociations.
Forcé de s'expliquer sur cette constitution libérale et populaire qu'il avait si pompeusement annoncée, l'attente publique fut trompée à un tel point qu'un cri d'indignation retentie dans toute la France. Il y a à regretter que dans ce moment décisif des négociations n'aient pu s'ouvrir tant avec le Roi qu'avec les Puissances ; la publication que fit Bonaparte de son acte additionnel aux constitutions aurait été pour lui le signal de sa déchéance.
On découvrit encore quoiqu'un peu plus tard, qu'il nous avait trompé sur les forces qu'il disait avoir, et qu'il nous sacrifiait à sa situation désespérée. Mais les choses en étaient venues à cette extrémité que sans un revers ni la France ni l'armée n'auraient pu se prononcer. Les souverains avaient fait des promesses, et l'on ignorait leurs desseins ; parce qu'il était resté en effet beaucoup de vague dans leurs déclarations. On ignorait également les desseins du Roi, et l'on craignait pour lui-même, autant que pour le repos de la France, que ses Ministres ne voulussent persister dans quelques-unes des erreurs de son précédent gouvernement. Les Chambres, de leur côté, ne voulaient pas s'exposer à aggraver les maux en employant de faux remèdes, et en devançant les événements. On voulait surtout éviter l'inconvénient de se tromper sur la volonté des souverains, et c'est ce qui a produit ce défaut d'unanimité qui subsiste encore en partie, mais qu'il ne faut attribuer qu'à une hésitation excusable. Enfin on pourrait affirmer que si l'exclusion donnée par les actes du congrès au gouvernement de Bonaparte avait été étendue à tout autre gouvernement que celui du Roi, on serait parvenu en France à empêcher la guerre d'éclater. Cette dernière remarque ne paraîtra point indifférente dans un moment où il faut faire avec équité la part des fautes réelles, pour ne pas les confondre avec les effets de la nécessité ou de l'embarras des circonstances.
Ces considérations, quoique générales, étaient des données indispensables pour le jugement qu'il s'agit de porter de notre situation. Bonaparte était déjà perdu sans retour avant son abdication. Il ne lui était resté d'influence que sur les simples soldats qui s'imaginaient le retrouver encore invincible ; ses derniers revers ont enfin détruit ce dernier prestige : étranger désormais à la France, comme il l'a été à nos moeurs et à nos véritables intérêts, il n’a plus, il n'aura jamais en France de partisans que l'on puisse être dans le cas de redouter.
L'armée est dans la situation où l’a mise la convention de l'armistice, elle n'en violera point les conditions. On ne la verra point non plus enfreindre ses devoirs. Si elle diffère de se prononcer avec unanimité, c'est qu'on l'abandonne à elle-même, et que le gouvernement hésite sur les ordres qu'il a à lui donner, parce qu'il voudrait pouvoir les concilier avec toutes les mesures d'une pacification générale. L'armée de son côté, en se considérant comme l'armée de la nation et comme l'armée du Roi, ignore comment elle doit se conduire pour servir le Roi et la patrie. Le Roi cependant n'aura qu'à disposer d'elle pour se faire obéir. La dissolution de l'armée, soit qu'on l'ordonne, soit qu'on la provoque indirectement serait une faute des plus graves. Des troupes réunies se décident facilement à l'obéissance, et l'obéissance est toujours l'auxiliaire du bon ordre. La conduite et l'exemple de l'armée qui est essentiellement citoyenne et nationale aurait la plus grande influence sur la pacification des départements.
Il y a aussi de l'hésitation dans une partie de l'intérieur de la France. Il y a même de la résistance sur quelques points. Il faut l'attribuer à l'ignorance de ce qui se passe, à l'interruption des communications, à la marche des troupes étrangères qu'on avait espéré de voir stationnaires quand la guerre est terminée, et aux inquiétudes qu'on a sur l'avenir ; les négociations de la paix ne sont point encore commencées, le peuple ne connaît aucune des intentions des Puissances.
La vérité est cependant que la France n’aspire qu'à resserrer son union avec le Monarque. Les souverains désirent sans doute que la France soit calme et tranquille. Sur toutes les parties de son territoire, il est en leur pouvoir d'obtenir dans l'instant même ces résultats ; on n’a qu’à annoncer que, sauf l'issue des négociations, ils regardent la guerre comme finie, et la France comme pacifiée. Cette déclaration ne fût-elle pas dans les règles ordinaires de la politique, notre situation et l’intérêt même des Puissances exigeraient cette exception. La pacification ne préjuge à rien, elle ne fait cesser que des maux. Les restes de nos troubles ne peuvent plus s'appeler de la résistance. Tout le monde veut obéir au Roi. On ne veut plus séparer les intérêts du peuple de ceux du trône. Chacun est même convaincu que le Roi, pour affermir à jamais son pouvoir, ne trouvera autour de lui aucun obstacle qui l'empêche de donner à la liberté civile et politique des garanties suffisantes.
Les proclamations du roi rétabliraient sans doute l'ordre public, mais en parlant à son peuple, le Roi ne pourrait se dispenser de faire entrevoir du moins en partie les destinées de la France. En attendant, le peuple ne veut et ne peut juger de l'avenir que par les promesses des souverains, et il n'y eut jamais de promesses plus solennelles. La France a rempli aussitôt que cela a été possible, les seules conditions qui lui étaient demandées, et qui devaient écarter la guerre, ou la faire cesser ; elle a même regardé comme une condition formelle ce qui n'était qu'un désir et un voeu des souverains.
Aucun des dangers que l'on pouvait craindre à l'époque de la paix de Paris, n'existe plus. On avait laissé à Bonaparte un territoire, un titre et un état de souverain ; son abdication n'était qu'un traité avec les Puissances. Il a été maintenant abandonné par la fortune, il n’a plus ni peuple, ni armée, ni prétention. La prudence exige cependant que sa position ne lui laisse plus aucun moyen de troubler le repos des autres.
Ses frères n'ont jamais eu en France aucun crédit. Ils n'ont pas les grandes qualités qui donnent de l'influence ; toutefois il convient de les éloigner de la France. Sans être d'aucun danger personnel, de fausses espérances pourraient survenir, et les engager à servir d'instrument à d'autres. Le chef de cette famille survivra peut-être à son abdication ; il a d'ailleurs un fils ; et s'il a manqué quelque développement aux déclarations des Puissances il pourrait paraître nécessaire de les rendre maintenant plus explicites. Au reste, il ne serait, ni dans nos moeurs, ni dans les principes de la justice, d'empêcher les membres de la famille de Bonaparte de vendre leurs biens en France, et d'en jouir dans les pays étrangers. Leurs biens sont même peu importants.
Le même esprit de prévoyance pourrait s'appliquer peut-être à quelques autres individus, mais en bien petit nombre ; car sur ce point il y a bien plus de danger à étendre les applications qu'à les restreindre. Il ne faut jamais voir dans les troubles publics que la première cause qui les a produits : tout cesse avec cette cause ; et l'on toujours vu que les recherches contre une faction ne servent qu'à faire naître d'autres factions. La situation d'Henri IV, quand il entra dans Paris, été moins fâcheuse que celle du Roi, puisqu'il monta sur le trône sans le secours des troupes étrangères, et par ses propres victoires. Sa clémence cependant fut sans bornes. C'est à ses ennemis qu'il prodigua ses faveurs, ne croyant pas avoir besoin de recourir à ce moyen pour retenir ses partisans. Ses bontés pour le duc de Mayenne laissaient douter s'il ne l'avait pas toujours eu à ses côtés pour compagnon de ses combats. Mademoiselle de Guise avait engagé ses diamants pour mettre à prix la tête de son Roi : cette circonstance ne fut pour Henri IV qu’une raison de plus de lui accorder la distinction la plus marquée. Ce Prince savait bien que la paix ne s'établit qu'en faisant cesser toutes les inquiétudes, qu’on ne pourrait frapper une seule tête qui n'est plus d'aucun danger sans menacer des milliers de citoyens, et sans s'exposer par cela même plutôt ou plus tard, à de nouveaux bouleversements. Les germes de haine, que l'on jette dans les cœurs au commencement d'un nouveau règne, n’y meurent jamais.
On aurait beau multiplier les recherches, on se convaincra que personne n'a eu connaissance d'aucune conspiration qui ait précédé l'arrivée de Bonaparte sur les côtes de Provence ; et avant d'attaquer qui que ce soit à ce sujet, ne faudrait-il pas accuser d'abord les Ministres du Roi qui n'ont su ni deviner, ni prévenir le départ de l'île d'Elbe ? Après que le débarquement a été effectué, tout ce qui s'est passé n'a été que le déplorable résultat de l'entraînement et de la précipitation. On sent fort bien que ce n'est pas une poignée de soldats qui protégeait Bonaparte dans la ville de Lyon au milieu d'une population de cent mille âmes. Quelques individus, à cette époque, ont peut être un peu plus marqué que les autres. Mais celui-ci dirait qu'il a été entraîné par ses officiers et ses soldats. Un autre répondrait que ses troupes l'ont abandonné, ou qu'elles l’ont emporté dans leur mouvement ; et pour un principal coupable que l'on chercherait à convaincre, où l'on ne découvrirait que des innocents, ou bien l'on trouverait des milliers de complices. On ne peut se dissimuler combien de pareilles poursuites paraîtraient encore plus odieuses au milieu des malheurs publics. On opposerait à ces inutiles vengeances l'éclatant contraste de la magnanimité si connue des souverains. On voudrait en vain faire croire que ceux-ci les exigent ; c'est au Roi seul qu'on les imputerait, et l'on se rappellerait que Bonaparte lui-même, dans les derniers moments de son dangereux pouvoir, n'a pas du moins manqué de modération. Que répondrait-t-on encore à cette objection que le trône devait préserver la France du retour de Bonaparte au moins autant que la France devait en préserver le trône ?
Enfin nous luttons écarter huit ou dix individus, car à peine arriverait-on à ce nombre, on n’a qu'à attendre quelques instants, ces individus s'éloigneront d'eux-mêmes. Dans tous les cas des arrestations et des jugements seraient nécessaires à éviter. La police n'aurait qu'un avis à donner et le but serait rempli sans détruire la sécurité et sans compromettre la clémence. La France sera pacifiée en un clin d'oeil sous tous les rapports qui peuvent intéresser les souverains ; mais elle ne le sera jamais pleinement relativement au repos et au bonheur du Roi, si tout n'est pas oublié, s'il n’y a pas une égale répression de toutes les opinions extrêmes, de quelque hauteur que partent ses opinions, et si tous les partis ne jouissent pas de la protection des lois avec la même certitude et la même confiance.
Signé, le duc d’Otrante
dans Précis de la vie publique du duc d'Otrante
paru à Londres, Leipsic et Amsterdam
1816
RAPPORT AU ROI
SUR LA SITUATION DE LA FRANCE
ET SUR LES RELATIONS AVEC LES ARMEES ETRANGERES,
FAIT DANS LE CONSEIL DES MINISTRES, LE 15 AOUT 1815,
PAR LE DUC D'OTRANTE.
Les puissances alliées ont trop hautement proclamé leur doctrine, pour qu’on puisse douter de leur magnanimité. Quel avantage peut-on retirer de tant de maux inutiles ? N’y aurait-il plus de liens entre les peuples ? Veut-on retarder la réconciliation de l’Europe avec la France ?
L’une des vues des Souverains semblait être d’affermir le gouvernement de V. M., et son autorité est sans cesse compromise par l’état d’impuissance où on l’a réduit. Son pouvoir est même rendu odieux par les maux dont elle semble être complice, parce qu’elle ne peut pas les empêcher. V. M. a signé comme Alliée le traité du 25 mars, et on lui fait la guerre la plus directe.
Les Souverains, cependant, reconnaissent l’état des lumières en France. Aucun raisonnement, aucune espèce de faute, aucun genre de convenance, n’échappent à la pénétration des Français. Le peuple, quoique humilié par la nécessité, s’y résigne avec courage. Les maux seuls qu’il ne peut supporter sont ceux qu’il ne peut comprendre. V. M. n’a-t-elle pas fait, pour l’intérêt des puissances et pour la paix, tout ce qui ne dépendait que de ses efforts ? Bonaparte a été, non seulement dépossédé, mais il est dans les mains des alliés ; sa famille est également en leur pouvoir, puisqu’elle est sur leur territoire ; les Chambres ont été dissoutes. Il n’y aura bientôt dans les fonctions publiques que des hommes amis de la paix et dévoués. On avait craint les Bonapartistes, quoique aucun d’eux ne puisse plus être dangereux : V. M. a cependant accordé à ce sujet tout ce qui pouvait être réclamé pour l’exemple.
Si, après avoir vaincu la France, l’on prétendait qu’il reste encore à la punir, ce langage auquel on n’aurait pas dû s’attendre d’après les promesses des Souverains, exigerait qu’on voulût bien en peser toutes les conséquences. De quoi voudrait-on nous punir ? Est-ce à nous d’expier l’ambition d’un seul homme, et les maux qu’elle a faits ? Nous étions les premières victimes. Nous en avions deux fois délivré l’Europe ; et ce n’est pas en pays étrangers, c’est en France, surtout, que la terreur a constamment troublé son repos. Malgré sa puissance, jamais il n’est parvenu à rendre la guerre nationale. Des instruments ne sont pas des complices : et qui ne sait pas que celui qui exerce la tyrannie, trouve toujours dans la multitude une force suffisante pour se faire obéir ! On nous reproche jusqu’à ses succès ; ils se compensent par assez de revers. Quelle image nous apportait l’annonce de ses victoires, si ce n’est celle des conscriptions qui venaient de périr, et celle de nouvelles conscriptions que le fer des combats allait moissonner. Nous les expions, comme toute l’Europe, par le même deuil et par les mêmes malheurs.
L’armée est soumise à V. M. ; mais elle existe encore. Nous devons nous expliquer à ce sujet avec franchise ; ce qui reste d’existence à l’armée ne se rattache plus qu’à la pacification et à la tranquillité publique. Son état de réunion, bien loin d’être un mal, empêche le mal de s’étendre. La rentrée des soldats dans le sein du peuple ne sera d’aucun danger, quand la fin de la guerre laissera au peuple les moyens de reprendre ses occupations et ses habitudes ; mais avant ce moment, mais, quand la fermentation n’est pas encore éteinte, ni l’obéissance rétablie, ce mélange de soldats avec les citoyens ne ferait que jeter de nouvelles matières inflammables dans un incendie.
Il est bien affligeant de penser que cet état de choses n’a sa cause que dans l’erreur de quelques cabinets, et dans le jugement qu’ils portent de la situation de la France. Il dépend d’eux que tous leurs désirs soient remplis ; il n’y a point de sacrifices auxquels un peuple éclairé ne soit prêt à se soumettre, s’il voit le but pour lequel on l’exige, et s’il y trouve du moins un moyen de prévenir de plus grands maux : telle est la position, tel est le vœu de tous les français. Veut-on, au contraire, obtenir des mesures préparatoires par des plans inconnus : c’est demander une chose impossible. Il n’y a point d’obéissance aveugle en France ; les puissances n’ont encore fait connaître aucun de leurs désirs ; personne ne sait quelle idée il doit se faire du gouvernement de V. M., ni même de l’avenir.
L’anxiété et la défiance sont à leur comble, et tout paraît un sujet de terreur au milieu de cette obscurité ; mais d’un seul mot toutes les dispositions des esprits seraient changées ; il n’y aurait d’obstacles à aucune mesure, si elles faisaient partie d’un plan général qui offrirait par son ensemble quelques consolations à l’obéissance.
Que les Souverains daignent donc s’expliquer ! Pourquoi voudraient-ils se refuser à ces actes de justice ? qu’ils daignent réunir toutes leurs demandes, comme autant de conditions du repos du peuple, et que notre accession à toutes leurs vues fassent partie d’un traité réciproque, il n’y aura plus alors de difficultés.
Les souverains ne remarquent peut-être pas assez dans quel cercle d’embarras et d’obstacles ils nous placent et se placent eux-mêmes : nous avons besoin du bon ordre pour les seconder, et de leur explication pour rétablir le bon ordre. Veulent-ils des sacrifices qu’exigent des répartitions et une prompte obéissance, il faut pour cela que l’autorité de V. M. soit pleine et entière. Rien n’est possible, rien n’est exécutable, si la paix n’existe pas de fait, du moins provisoirement ; et bien loin d’être en paix, nous éprouvons tous les fléaux de la guerre. Que les Souverains prêtent du moins quelque attention à leurs intérêts. Quand tout sera ruiné autour de leurs armées, comment celles-ci trouveront-elles leur subsistance ? N’y a-t-il aucun danger à disséminer les troupes ? toutes les armes ne sont pas enlevées, et toute arme ne devient-elle pas meurtrière dans les mains du désespoir ? Sous le rapport des contributions de guerre, quel nouveau sacrifice aura-t-on à demander là où le soldat aura tout détruit ? Sous le rapport de la force des armées, la discipline, une fois altérée, a bien de la peine à se rétablir. L’Allemagne est bien loin de s’attendre qu’après une campagne glorieuse on lui ramène ses soldats corrompus par un esprit de licence, de rapine et de pillage. Tout aurait dû distinguer cette guerre des autres, au lieu d’imiter et de surpasser en France les excès contre lesquels les Souverains s’étaient armés. Leur gloire même sera-t-elle satisfaite ? Nous avons fait tout ce qu’ils ont désiré, et de leur côté tout ce qu’ils avaient annoncé au monde se trouve accompli, hors un seul point.
Quel contraste entre ce qui se passe et leur promesse solennelle ! Ce siècle est celui de la raison et de la justice, et jamais l’opinion publique n’a eu plus de puissance. Qui pourra donc expliquer des maux si excessifs, après la promesse de tant de modération ? La guerre actuelle a été entreprise pour servir la cause de la légitimité, et cette conduite, cette manière de la faire est-elle propre à rendre plus sacrée l’autorité de V. M. ? On a voulu détrôner et punir celui qui se faisait un jeu des malheurs des peuples, et l’on exerce sur la France soumise la même violence et la même inhumanité ! Toute l’Europe a pensé que l’entrée des Souverains dans Paris terminerait la guerre : que pense-t-on en apprenant que les excès de l’oppression ont commencé sans combats et sans résistance.
Les maux que l’on nous reproche d’avoir fait aux autres n’ont jamais été aussi grands ! Jamais du moins ils n’ont eu lieu quand l’emploi des armes n’avait aucun but, et fût-il vrai que nous eussions donné l’exemple d’un tel abus de force, devrait-on l’imiter, puisque l’on nous en fait un crime ? On sait dans le Nord, on sait en Prusse, ce que notre défaut de modération a produit d’énergie et d’esprit public dans nos ennemis : il n’y aurait donc plus de termes aux désordres de l’humanité, si les vengeances alternatives devenaient un droit de la guerre, car les peuples ne meurent jamais ?
V. M. daignera-t-elle me permettre d’insister sur une dernière considération ? Tant que la France aura quelque chose à conserver, et qu’elle sera soutenue par l’espérance de se maintenir en corps de nation, aucun sacrifice ne lui sera impossible, et tous les plans d’une équitable politique pourront encore s’exécuter ; mais, le jour où les habitants auront tout perdu, où leur ruine sera consommée, on verra commencer un nouvel ordre de choses, une nouvelle série d’événements, parce qu’il n’y aura plus ni gouvernement ni obéissance : une fureur aveugle succédera à la résignation ; on ne prendra plus conseil que du désespoir ; des deux côtés on ravagera ; le pillage fera la guerre au pillage, chaque pas des soldats étrangers sera ensanglanté ; la France alors aura moins de honte à se détruire elle-même, qu’à se laisser détruire par des hordes étrangères.
Le moment approche : déjà l’esprit national prend cette affreuse direction ; une fusion se forme entre les partis les plus opposés ; la Vendée elle-même rapproche ses drapeaux de ceux de l’armée ; dans ces excès de calamités, quel parti restera-t-il à V. M., que celui de s’éloigner ? Les magistrats quitteront de même leurs fonctions, et les armées des Souverains seront alors aux prises avec des individus affranchis de tous les liens sociaux. Un peuple de 30 millions d’habitants pourra disparaître de la terre ; mais dans cette guerre d’homme à homme, plus d’un tombeau renfermera, à côté les uns des autres, et les opprimés et les oppresseurs.
MEMOIRE
PRESENTE AU ROI
LE 25 AOUT 1815
SIRE,
Je viens d’exposer à V. M. la situation de son royaume dans ses rapports avec les armées étrangères. Les désordres dont j’ai eu l’honneur de lui rendre compte sont passagers ; la résignation les adoucit, le temps les réparera, la cause en est connue ; mais il y en a d’autres plus graves, dont je dois mettre le tableau sous ses yeux.
La France est en guerre avec elle-même. Nous sommes menacés de tous les maux qui peuvent naître du soulèvement des passions et du choc des opinions. Tant de tempêtes politiques nous ont agités depuis vingt-cinq ans ; on s’est jeté avec tant de violence dans des parties contraires ; il en est résulté tant de dissensions publiques et privées, tant de divergences dans les actions, dans les vœux et dans les craintes, qu’il ne suffirait plus de rallier les volontés, si on ne rallie pas en même temps les opinions, en mettant la paix dans les cœurs, en assurant le repos de tous les intérêts.
Tout est danger ou obstacle dans les éléments dont nous sommes environnés. La plupart des hommes énergiques qui ont abattu et renversé le dernier pouvoir, n’ont cherché qu’à mettre un terme à la tyrannie ; tout gouvernement arbitraire les compterait de nouveau parmi ses ennemis. Ce n’est pas seulement par la lutte de deux gouvernements, c’est par la différence des principes que la guerre s’est rallumée dans la Vendée. On pose les armes, mais la guerre n’est pas éteinte ; une opposition de la même nature agite et désunit toutes les classes de citoyens et jusqu’aux membres de chaque famille ; elle a son foyer dans les passions les plus ardentes, dans le désir comme dans la crainte de voir triompher les anciennes opinions.
Les malheurs publics ne font qu’augmenter nos discordes ; les deux partis s’aigrissent par leurs reproches et par leurs menaces de réaction, en se provoquant par leurs espérances. Tous se soumettent au Roi, tous auront du moins le langage de la soumission ; mais les uns demandent, comme une condition de leur fidélité, que les droits du peuple soient maintenus, les autres au contraire veulent rétrograder et que tout soit remis en question, afin que l’état présent décide en leur faveur tout le passé.
Enfin l’on dirait, sous le rapport de l’opinion publique, que la France renferme deux nations aux prises l’une avec l’autre. Il ne faudrait qu’un degré de plus de fureur pour dissoudre le lien social, et il suffirait de quelques fausses mesures, de la part du gouvernement, pour produire un embrasement général.
Il y a, sous le rapport de l’opinion publique et du choc des passions, des nuances distinctes entre les divers départements, entre les citoyens et l’armée, entre les partis et les factions.
Les esprits sont plus calmes dans le centre de la France, l’obéissance y est plus prompte ; mais il faut faire une classe à part de la Capitale. Celle-ci n’est plus et ne peut plus être ni la règle, ni l’image des provinces, depuis qu’une opinion factice y prend si facilement la place de l’opinion réelle : chaque parti y trouverait des auxiliaires et des complices pour un triomphe momentané, et l’on aurait tout à craindre de ses moindres agitations, tandis que son repos, le plus parfait en apparence, ne peut jamais donner qu’une faible sûreté.
Le Nord a montré de la modération, et V. M. en a reçu des preuves d’attachement. Le caractère de ses habitants le rend difficile à agiter. Un régime constitutionnel, sous le gouvernement du Roi, remplirait le vœu des départements du Nord.
L’Ouest offre un spectacle effrayant. Un grand nombre d’individus, dans la Vendée, dans le Limousin et dans le Poitou, sont dévoués au Roi ; mais depuis vingt ans, soit erreur, soit passion, ils confondent la cause de l’ancien régime avec la cause royale. Un zèle imprudent regarderait peut-être comme un avantage de pouvoir compter sur cette population armée, sur ces paysans crédules, simples, ignorants, qu’une longue guerre civile a rendu soldats, et qui obéissent à leurs chefs avec la plus aveugle soumission. Cette erreur doit fixer l’attention de V. M. L’emploi de ces soldats, l’appui de cette armée perdraient sans retour la royauté, parce qu’on y verrait le projet évident de placer la contre-révolution sur le trône.
Il ne faut pas croire néanmoins que l’opinion soit unanime dans ces départements ; on y a formé des fédérations armées ; une partie des villes est opposée aux campagnes, et les acquéreurs de biens nationaux y résisteraient à quiconque voudrait les déposséder.
Le royalisme, au Midi, s’exhale en attentats ; les bandes armées pénètrent dans les villes et parcourent les campagnes ; les assassinats, les pillages se multiplient ; la justice est partout muette, l’administration partout inactive ; il n’y a que les passions qui agissent, qui parlent, et qui soient écoutées. Il est urgent d’arrêter ces désordres, car bientôt la résistance, justement provoquée par tant d’excès, serait aussi exaltée que l’agression. Le bas peuple, la majorité des cultivateurs, une partie de la bourgeoisie des petites villes, la population entière des protestants et des religionnaires des départements des Pyrénées, ne veulent ni troubles, ni réaction. L’Auvergne, quoique soumise, n’a que des opinions constitutionnelles ; à Lyon deux parties sont en présence.
Du côté de l’Est, l’Alsace, la Lorraine, les Trois-Evêchés, les Ardennes, la Champagne, la Bourgogne, la Franche-Comté, le Dauphiné, offrent un autre genre de danger ; une opposition morale au gouvernement de la dynastie royale y est presque générale. Envahis deux fois par les étrangers, ces départements ont plus soufferts que les autres. Ils avaient plutôt gagné que perdu par le commerce continental ; la quantité de leurs domaines nationaux leur fait craindre davantage les prétentions des anciens possesseurs. C’est aussi dans ces provinces que quelques fautes des précédents ministres du Roi, jugées avec précipitation, avaient excité le plus d’alarmes ; c’est là que la guerre a été la plus nationale.
Je n’ai fait entrer que les opinions dominantes dans ce tableau ; aucune de ces opinions cependant n’est sans mélange, la noblesse et le clergé, si l’on excepte la Vendée, n’ont de parti nulle part. On est révolté dans toute la France des excès que commettent dans le Midi les bandes qui se disent exclusivement royalistes. Leur existence même est un état de rébellion. On a partout en horreur, le fanatisme, la guerre civile et toute opinion contre-révolutionnaire. On trouverait à peine un dixième des Français qui voulussent se rejeter dans l’ancien régime, et à peine un cinquième qui soit franchement dévoué à l’autorité légitime. Cela n’empêchera pas que la grande majorité ne se soumette sincèrement à V. M., en sa qualité de chef de l’état. Cette soumission sera durable ; elle prendra même, avec le temps, le caractère de l’amour et de la confiance, si la France est constamment gouvernée sur des idées libérales, éminemment constitutionnelles et entièrement nationales.
Dans la supposition d’une guerre civile, les royalistes absolus domineraient dans dix départements ; dans quinze autres, les partis se balanceraient ; dans tout le reste de la France, on trouverait seulement quelques poignées de royalistes à opposer à la masse du peuple ; il y aurait des éléments suffisants pour former une armée royale, mais combien durerait la résistance et même la fidélité de l’armée sur laquelle on aurait le plus compté ? Il y a aussi un assez grand nombre d’anciens nobles, ou assez de partisans de la Cour dans chaque chef-lieu de département, pour y former une apparence d’opinion publique, et même une majorité assurée dans les collèges électoraux. Il faut en conclure que le parti de la noblesse est encore quelque chose, quand les fonctionnaires publics emploient tous les ressorts du gouvernement pour le soutenir. Est-il privé de cet appui ? la population l’absorbe. Des erreurs graves, à ce sujet, pourraient circuler autour du trône, et c’est pour cela que je m’attache à les faire remarquer. J’aurai d’autres occasions de caractériser l’esprit public, je dois auparavant parler de l’armée.
L’armée s’est soumise par divers motif : dans les uns, cette soumission est un retour sincère à leurs devoirs envers le Roi ; dans beaucoup d’autres, un effet de la nécessité ; dans le plus grand nombre, un sacrifice fait au repos de la France. Elle est maintenant blessée et humiliée de se voir disloquer et licencier. Cette armée a été celle des invasions et des conquêtes, le repos lui sera difficile ; une ambition démesurée de fortune l’avait rendue aventurière, et n’ayant eu à sa tête et pour général que ce chef belliqueux de l’état, elle ne pourra de longtemps oublier ses anciens drapeaux. Devait-on chercher à la mettre en harmonie avec les autres armées de l’Europe, en lui donnant des idées modestes, un point d’honneur moral et monarchique, une sorte de religion pour la légitimité ? ou bien était-il indispensable de la dissoudre ? Cette dernière question ne devait pas se décider par les lois d’une rigoureuse justice, il a fallu plutôt consulter l’art de gouverner l’avenir, et la raison d’état.
Moins il restera d’anciens officiers et d’anciens soldats dans les nouveaux corps qui vont se former, plus il s’en trouvera au milieu du peuple, dans les rangs des mécontents et dans les séditions. On n’obtiendra pas de longtemps qu’une nouvelle armée soit entièrement étrangère aux intérêts de l’ancienne. Les troubles civils deviendront bien plus graves avec des éléments plus orageux, et s’il survient un choc entre les factions, tout se trouvera préparé pour la guerre civile. Dans la moins fâcheuse des suppositions, le licenciement de l’armée va servir de recrutement au brigandage, et il est impossible de ne pas trouver un sujet d’effroi dans le seul mal de rejeter dans une population électrique et déjà si agitée 200,000 hommes mis en opposition avec le gouvernement. Aucune autorité ne peut résister à une immense coalition de malveillance, de haines, de passions, d’intérêts froissés et révoltés.
Un autre danger viendra de l’opposition des opinions politiques, des partis et des factions.
Il y a des traîneurs dans la marche d’un siècle et dans celle de la civilisation. Les lumières mêmes ont des détracteurs, et, quand elle entraînent à des changements trop précipités et trop étendus, il en naît des résistances et de longues agitations. Le grand contrat de la révolution n’est pas encore terminé par vingt-cinq ans de bouleversement ; aucune des anciennes factions n’était encore entièrement éteinte, quand l’invasion de Bonaparte est venue ressusciter tous les partis, en a fait éclore de nouveaux, et a mis à découvert toute l’étendue des factions.
Pour ne parler d’abord que de la simple différence des opinions, si cette différence est extrême, et si elle produit une espèce de déchirement dans l’état, l’autorité a beau gouverner dans le sens de l’opinion qu’elle croit dominante, une autre opinion vient l’entraver et se prétend aussi l’opinion publique. On ne régnerait pas longtemps, si l’on avait pour soi que cette minorité, puisque l’appui même de la majorité laisse encore subsister la plus forte résistance. De la part des uns, le sacrifice de ses opinions sera difficile ; de la part des autres, il serait impossible. Il ne restera donc qu’à bien choisir et qu’à faire triompher la raison et la justice sur de vieilles passions et sur d’anciens préjugés. De pareilles contrariétés se rencontrent sans doute dans les autres états de l’Europe, mais elles ne portent pas sur d’aussi grands intérêts, elles ne s’y joignent pas à tant d’autres oppositions.
Après ce danger vient celui des partis. Sans compter les royalistes que l’année 1815 retrouve tels qu’ils étaient en 1789, deux des anciens partis subsistent encore, les républicains et les constitutionnels. Si les républicains n’ont pas été détrompés de tous leurs principes, ils ont du moins reconnu l’impossibilité de les appliquer à un grand état. Ayant cessé par là d’être dangereux pour le pouvoir monarchique, ils ne le sont devenus pour Bonaparte qu’à cause de sa tyrannie, et, sauf un bien petit nombre d’exceptions, vouloir trouver des bonapartistes da ns les rangs des républicains, ce serait commettre une grande erreur. Ils n’en sont pas moins opposés au gouvernement du Roi, ayant de la peine à croire qu’une dynastie qui a tant souffert de la révolution, et qui l’a si longtemps combattue, puisse se résoudre soit à oublier et à pardonner, soit à démentir les anciennes doctrines en donnant des garanties suffisantes à la liberté publique. Ce seul motif les a porté récemment à participer à toutes les mesures qui tendaient à écarter les Bourbons. Qu’une digue impossible à rompre sépare le passé du présent, que la liberté publique soit affermie sur des bases immuables, à ces conditions on n’aurait jamais rien à redouter des républicains : ils deviendraient même les plus fermes auxiliaires du gouvernement.
Les constitutionnels sont un parti, dans cette acception seulement qu’ils sont opposés aux royalistes, et qu’ils défendent contre eux les droits du peuple, tels qu’ils ont été rétablis pendant la révolution. Mais tout n’a pas été illusion ou crime depuis vingt-cinq ans. On a fait cessé de criants abus et d’odieux privilèges, consacré de sages principes, et opposé de justes barrières à un pouvoir qui n’était contenu que par lui-même. Ce n’est pas sous ce rapport que nous sommes en opposition avec l’Europe : ce qu’une révolution n’aurait pas produit, le seul progrès des lumières l’aurait obtenu, et aujourd’hui que la France connaît ses droits, comment la faire rétrograder ? Il faudrait pour cela qu’il fût au pouvoir de l’homme de détruire ou d’oublier ses propres idées, de se faire d’autres vérités, et de se créer un autre genre d’évidence.
Les constitutionnels révèrent aussi le principe de la légitimité ! On a fait en France deux constitutions monarchiques depuis 1789 ; toutes les deux ont consacré le principe de l’hérédité du trône. Mais de ce que la naissance donne le droit de succéder au trône, faut-il en conclure qu’elle transmet un pouvoir sans bornes ? perpétue-t-elle la manière de gouverner, parce qu’elle perpétue la dynastie ? et n’y a-t-il pas une distinction à faire entre la désignation du prince et la nature de son autorité ? La première, sans doute, est réglée par la naissance ; c’est aux lois nationales de régler le pouvoir.
Voilà le principe des constitutionnels.
Ce parti cependant, on ne doit pas se le dissimuler, quoiqu’il n’hésita pas à se le soumettre, n’a pas cessé depuis une année d’être en opposition avec le gouvernement du Roi en 1814. C’étaient principalement les constitutionnels qui censuraient sans ménagement, qui attaquaient sans relâche, la plupart des mesures et des actes de l’autorité ; et quand une pareille lutte s’établit, quand on parvient à y associer la multitude, une révolution n’est pas éloignée. Cette opposition fit découvrir une foule de partis qui ne s’étaient pas encore montrés. On disait généralement que le règne des Bourbons ne serait pas de longue durée, qu’une crise allait survenir, ou par quelque entreprise de la Cour, ou par un soulèvement du peuple. Les uns parlaient alors d’appeler au trône un prince étranger, d’autres se prononçaient pour le duc d’Orléans, un plus grand nombre encore pour la régence. Il semblait qu’une espèce de révolution morale était déjà faite dans les cœurs et dans les esprits, et cette circonstance, jointe à la trahison n’explique que trop bien la facilité avec laquelle Bonaparte s’est remis sur le trône, et l’impossibilité où la Cour s’est trouvée de se défendre. Dans un autre moment non moins décisif, celui où Bonaparte venait de donner son abdication, la même opposition au gouvernement du Roi s’est de nouveau manifestée dans le parti constitutionnel avec encore plus de force que la première fois. Que ne puis-je épargner ces détails à V. M. ! Mais comment sauver la monarchie, si le mal n’est pas approfondi, et si l’on ne connaît pas tous les dangers ? Il n’y a point de prince étranger que, dans ce moment, ce même parti n’eût préféré d’obtenir ou de recevoir de la main des puissances. La prévention était portée à un tel point qu’il n’y avait qu’une seule exclusion : elle était pour la famille de nos anciens Rois.
V. M. ne peut s’empêcher de regarder comme un acte séditieux la déclaration de la chambre des représentants, qui tendait à régler le pouvoir royal avant que le trône fut occupé ; la vérité est cependant qu’une multitude de français partageaient le même aveuglement et la même résistance, parce qu’ils avaient les mêmes craintes : chacun demandait des conditions ; chacun redoutait les réactions et les vengeances ; on voulait des garanties, non contre V. M. dont on connaît la sagesse et la modération, mais contre les préventions si bien connues et tant de fois annoncées de ceux qui, par leur accès auprès du trône, peuvent avoir un jour l’intention et peut-être même le pouvoir de les faire triompher.
Que d’obstacles ne produira pas cette fatale disposition des esprits ! Je ne suis entré dans ces détails si pénibles à entendre, que pour arriver à cette conséquence : les actes du gouvernement seront attaqués de nouveau, ils le sont déjà, et ce contrôle, sous le rapport des principes, passe pour un droit et même un devoir, quand il est exempt de mauvaises intentions. Les doctrines politiques sont aujourd’hui si généralement répandues en France, que le peuple croit pouvoir en être juge ; une demi-liberté, des concessions partielles, paraîtraient aussi insupportables que des prétention,s absolues, elles exciteraient les mêmes commotions.
Ce que j’ai déjà dit de l’esprit public des départements a montré dans quelles provinces le parti constitutionnel domine plus ou moins ; ce même parti se fait aussi remarquer davantage dans certaines classes de citoyens. Les familles anciennement riches sont en général plus dévouées au Roi ; il en est aussi dans les tribunaux, parmi les gens de justice, et dans le haut commerce : c’est au contraire la grande majorité de la petite bourgeoisie, des marchands et des petits propriétaires, qui est constitutionnelle, parce qu’elle a pris le plus de part à la révolution ; les acquéreurs des biens nationaux et les familles des militaires ajoutent une grande force à ce parti : mais ce qui lui donne surtout une prépondérance irrésistible, c’est la masse des paysans, aujourd’hui très éclairés et dans l’aisance, ennemis irréconciliables de la noblesse et du clergé, et dont la révolution a évidemment amélioré le sort.
La passion fait des calculs différents sur la force des partis, et elle arrive en effet à d’autres résultats ; ce qui est facile quand on compte le peuple pour rien. Je ne mets pas les bonapartistes au nombre ; il n’y a, il ne peut même plus y avoir de bonapartistes, si ce n’est dans une petite partie de l’armée. Ce n’est point par attachement pour l’homme de ce parti, c’est encore moins par fidélité, qu’on a vu, dans le mois de mars dernier, une partie de la France s’associer pour un moment à ses destinées ; il ne dut le succès qu’à nos discordes, qui le firent regarder par les uns comme un libérateur, par les autres comme un instrument, et cet instrument donnait bien plus de craintes que d’espérances. Il n’y a point de parti sans chef. Bonaparte n’a eu trois mois d’une nouvelle existence que par des événements qui ne peuvent plus se renouveler. Tout ce qui pourrait être resté de bonapartistes se trouve donc rejeté et confondu dans les rangs des constitutionnels et des républicains.
J’en viens aux factions ; c’est principalement sous ce rapport que se trouve le danger de notre situation. Il est évident qu’il y a deux grandes factions dans l’état ; l’une défend les principes, l’autre marche à la contre-révolution. La force de ces deux factions est à mesure, d’un côté sont les nobles et le clergé, les anciens possesseurs de biens nationaux, les émigrés, les anciens royalistes, ce qui reste des anciens parlements, des hommes éclairés, qui, de bonne foi, parce qu’ils n’ont rien appris depuis vingt ans, ne peuvent comprendre comment leur ancienne science serait en défaut ; un certain nombre encore, qui ne peuvent pardonner ce qu’ils ont abhorré, ou qui, préférant à tout leur repos, n’espèrent le retrouver que dans l’ancien régime ; enfin, les individus et écrivains passionnés, qu’un esprit de haine pousse toujours aux mesures violentes, aux partis extrêmes ; de l’autre côté est la presque totalité de la France, les constitutionnels, les républicains, l’armée actuelle et le peuple, toutes les classes des mécontents, et même une multitude de bons français, non moins éclairés qu’attachés au Roi ; mais qui sont convaincus que toute tentative de contre-révolution, que même une simple tendance à l’ancien régime serait le signal d’une explosion semblable à celle de 1789, et aurait le même résultat. Il ne s’agit plus ici de simples opinions, une des factions est en mouvement, les hostilités commencent, la Vendée est organisée, des troupes se lèvent dans le midi avec des couleurs qui ne sont pas même royales, et déjà des bandes se sont montrées dans le Languedoc et dans la Provence ; on cherche aussi à agir sur l’opinion : dans la Capitale même, ceux qui désirent une contre-révolution le disent ouvertement ; ce qui est une manière d’y préparer les esprits. Plus loin un royalisme exalté répand ses doctrines et ne dissimule plus ses projets. L’autre faction, qui regarde l’exécution de ces projets comme impossible, n’agit point encore ; mais cette inaction se prolongera-t-elle longtemps, et qu’arrivera-t-il si le combat commence ? Dans de si graves circonstances, mon devoir est d’exprimer toute ma pensée à V. M.
Tant que la France sera occupée par des troupes étrangères, leur présence pourra contenir jusqu’à un certain point le parti populaire ; les autorités royales pourraient aussi, par leur vigilance, retarder ce danger : mais le moment viendrait où toutes les digues seraient renversées. Une guerre civile, quand la cause du Roi en est le prétexte, peut durer un peu plus longtemps ; mais à la fin la masse du peuple l’emporte.
V. M. est plus convaincue que personne qu’on ne peut revenir aux anciennes doctrines de la monarchie. Tous les éléments de l’ancien régime ont disparu. Il n’y avait point alors de droits nationaux reconnus, mais le pouvoir était modifié par les usages, il était comme réglé et contenu par les habitudes. S’il n’y avait pas de lois fixes, il y avait des maximes de gouvernement ; il y avait un code invariable de modération, de douceur, d’équité et d’urbanité. Aucune passion n’était déchaînée, chacun était façonné à sa situation, on la supportait sans regrets. Une seule remarque peut faire juger de la différence de ces temps aux nôtres. Un impôt de plus, un de moins faisait alors la réputation d’un intendant, la gloire d’un ministre, l’éclat d’un règne. Dira-t-on que la France n’en était pas plus heureuse ? Il restera alors à expliquer comment la révolution s’est préparée pendant ce temps de bonheur. A quoi bon ces discussions ? l’ancien régime ne peut se rétablir. La plus grande faute que puisse faire le gouvernement, c’est de ne pas distinguer ce qui est possible de ce qui ne l’est pas. Faire la guerre pendant tout un règne, ce n’est pas régner.
Pour ne rien taire à V. M. sur ce même sujet, je lui dirai qu’aucune conspiration particulière ne la menace dans ce moment. Nos dangers ne viennent que de notre situation ; mais on peut concevoir pour l’avenir une conspiration d’un succès infaillible, et dont les dessins ne pourraient être prévenus ni arrêtés. Ce serait celle d’un ministère ou d’un parti de la Cour, qui, par l’erreur la plus grossière, ou par un aveugle dévouement à la cause royale, conseillerait ou favoriserait un plan de contre-révolution. Tout plan de cette nature renverserait de nouveau le trône avec fracas, et détruirait peut-être jusqu’à nos dernières espérances, la dynastie de nos Rois.
On fait souvent une fausse démarche au sujet de l’ancien régime, en disant que les Français qui ont supporté la tyrannie de Bonaparte supporteraient bien plus facilement l’autorité royale. On se trompe en cela de plusieurs manières, parce que la position de Bonaparte n’a jamais été bien connue de l’étranger ; sa tyrannie n’a pas été notre ouvrage, mais celui de l’Europe. Ce sont les souverains qui l’ont consolidé par leurs alliances et même par leur amitié ; et quand nous lui résistions, les autres peuples se rangeaient sous ses aigles, ou s’humiliaient devant lui. Toujours plus effrayé de l’intérieur que du dehors, il savait bien que s’il avait des armées contre les rois, il n’avait aucun pouvoir contre l’opinion public ; c’était par l’obéissance des étrangers qu’il essayait de nous courber sous le joug ; il a marché à plus d’une victoire pour avoir un moyen de plus de réagir sur la France ; vainqueur au dehors, il était inquiet au-dedans, tout rassemblement du peuple, toute assemblée publique le faisait trembler ; enfin, il n’a cessé de trouver, au milieu de sa cour et de ses conseils, des hommes de courage qui, sans désobéir au monarque, bravaient du moins le despote. En supposant même qu’on eût souffert plus patiemment sa tyrannie, pourrait-on s’attendre aujourd’hui à la même soumission ? Il avait fait prendre le change sur la liberté, en la remplaçant par la gloire ; on n’avait rien à craindre sous son règne, ni du clergé, ni de la noblesse, ni des émigrés ; et s’il est parvenu à compromettre et à nous ravir plusieurs de nos droits, c’est pour cela même que tous les ressorts de l’opinion sont tendus pour les défendre. V. M. a pu en juger par tout ce qui s’est passé depuis quinze mois, des milliers d’hommes ont péri pour retarder la chute de l’ancien régime, il faudrait causer encore plus de maux pour le rétablir.
Notre état d’envahissement est une nouvelle source de divers dangers ; les uns concernent en partie les Souverains, les autres ébranlent dès ce moment le pouvoir du Roi.
Les ravages se multiplient et les subsistances s’épuisent. Sous ce rapport, la tranquillité publique n’a qu’une durée bien incertaine, le mot impossible s’applique à tout. Il y a dans les maux des bornes que l’on ne peut dépasser. Les contributions étant taries ou suspendues, on ne pourra faire face aux dépenses ; ce sera une nouvelle cause de désordres. En viendra-t-on à des contributions de guerre ? comment et par qui les exiger ? la plupart des contribuables ont déjà perdu leurs meubles et leurs bestiaux ; plusieurs ont perdu leurs habitations ; c’est à main armée qu’il faudra achever de les dépouiller. La perception de chaque parcelle de l’impôt ne se fera que par un combat. Le mal s’aggravera encore par le séjour prolongé des armées étrangères, et cependant les Souverains ne songeront pas à les retirer avant d’avoir des garanties de notre repos, parce que leur tranquillité est liée à la nôtre. Nous devons désormais être ensemble en paix ou en guerre, dans les malheurs ou dans les prospérités>.
Mille obstacles nouveaux naîtront de l’état où on laissera la France. Tout aura été anéanti, la fortune publique et les fortunes privées. Tout nous aura été enlevé, nous sortirons de cette guerre comme on sort d’un naufrage. A quel prix aura-t-on obtenu de jouir du gouvernement du Roi ? Ce moment sera-t-il celui de l’obéissance et de l’amour, ou celui des plaintes, des reproches et des accusations ? Les cœurs seront aigris ; les passions, déjà exaltées, seront encore plus inflammables. La guerre, l’oppression, les exemples d’inhumanité, ont toujours eu pour résultat de rendre les mœurs plus violentes, et de produire un nouveau degré d’immoralité et de perversité dans le cœur de l’homme. Celui qui tue maintenant est un ennemi ; mais qui ne ferait pas ce meurtre, tuera un jour son concitoyen par la même cupidité. On n’a pas calculé non plus les suites qu’aura ce rassemblement de tant de peuples inconnus l’un à l’autre et mêlés ensemble. Il n’y a plus ni famille, ni patrie, ni lois dans ce monde nouveau ; la civilisation est suspendue ; l’inondation de ces peuples déposera partout un ferment destructeur, un funeste élément, dont on ne tardera pas à reconnaître les effets pernicieux. Dans cette malheureuse situation dont il n’y a jamais eu d’exemple, quel bien pourra tenter V. M. ? Elle s’affligera avec ses peuples, et sa tendresse n’oubliera rien pour les consoler. Cependant il faudra s’attendre à une opposition bien plus vive que dans les temps ordinaires, et l’autorité sera plus faible, parce qu’elle aura besoin d’être conciliatrice. Si l’on parlait alors de réaction, tout un peuple s’écrierait : N’est-ce pas assez des malheurs publics ? Si l’on menaçait de restreindre la liberté, le peuple la défendrait avec une nouvelle énergie, comme le seul bien que l’ennemi lui aurait laissé.
C’est un peuple inconstant, c’est un peuple agité que V. M. aura à gouverner.
Il est vrai, Sire, que les qualités personnelles de V. M. feront disparaître ou aplaniront une grande partie des obstacles. Elle est aimée, respectée ; la confiance qu’elle inspire est notre principal moyen de salut. Mais les destinées de la France ne sont pas dans ses seules mains. De fatales préventions se sont établies. On a fait craindre à un peuple défiant les règnes qui suivront celui de V. M. On se demande si l’on sera toujours gouverné avec la même modération, si l’on opposera toujours une barrière inviolable aux prétentions nobiliaires et au retour de l’ancien régime ; si les principes religieux s’uniront toujours à la même tolérance ; si la fermeté sera toujours tempérée par l’indulgence et la bonté. Un instinct naturel porte tous les peuples à prévenir les maux et les biens qui les attendent, et dans leur bonheur comme dans leurs inquiétudes, ils comparent le règne présent avec les règnes qui le suivront. J’en fais la remarque, parce que cette circonstance a une influence inévitable sur la disposition des esprits, et que, si dans de certaines occasions elle rend le gouvernement plus facile, dans d’autres elle lui crée des obstacles, elle empêche même de l’affermir.
Jetons un dernier coup d’œil sur la France, telle qu’elle sera après le départ des étrangers. Sera-t-elle en paix au-dedans ? le combat des opinions aura-t-il cessé ? les haines seront-elles éteintes ? Il s’agit d’une nation sensible et fière, mais inquiète, vaine et jalouse. L’égalité et la liberté ont jeté de profondes racines dans les cœurs ; l’ancienne noblesse et le clergé, en perdant leurs biens, ont perdu toute aptitude à redevenir des corps politiques dans l’état. Toute dispute sur les principes excitera des troubles, parce qu’il s’agira d’une dispute pour ou contre l’opinion publique. Dans les temps ordinaires, on fait peu d’attention aux mécontents, il est facile de contenir les séditieux ; mais dans notre situation, tous les genres d’oppositions, toutes les plaintes, seront des querelles de peuples à gouvernement. Le mal sera encore envenimé par la misère générale, nos finances seront détruites, il faudra réduire les dépenses et ôter leur subsistance à des milliers de familles. Avant de trouver des fonctionnaires propres à la disposition des esprits, il faudra placer et déplacer, et pour chaque nomination les partis seront encore en présence. C’est toujours par le renouvellement de ces auxiliaires que l’autorité laisse découvrir ses desseins les plus cachés. Viendront après cela les dangers inséparables d’une représentation nationale, et ceux de la liberté de la presse, sans laquelle cependant il n’y aura pas de liberté publique ; enfin, on aura à combattre, d’un côté l’opposition d’un parti nombreux et redoutable, qui ne laissera aucun repos à l’autorité aussi longtemps qu’il aura des craintes pour la liberté publique et pour lui-même, et d’un autre côté les prétention d’un autre parti qu’aucune concession ne pourra satisfaire, qui l’attache à la royauté, mais pour en partager la puissance, et qui sape et ébranle le trône, par cela seul qu’il le prend pour son point d’appui.
Je n’aurais pas la pensée de mettre cet affligeant tableau sous les yeux de V. M., si je n’avais pas eu à lui proposer en même temps quelques mesures et un plan de gouvernement qui pourrait contribuer à rendre notre situation supportable.
On ne peut gouverner sans force physique ou sans force morale. La première ne peut se passer de la seconde ; l’une et l’autre nous manquent.
La manière dont on formera l’armée décidera implicitement d’autres questions. On exciterait un bouleversement général, en laissant entrevoir par cette formation que le Roi ait le dessein de se faire une armée contre la liberté publique. Je l’ai déjà dit, il semble qu’il y ait deux peuples en France. Il faut donc se décider à les concilier, à se les attacher tous deux ; sans quoi il s’allumerait une guerre que l’on ne pourrait plus éteindre : et quoiqu’il arrive, il faut du moins, que V. M. soit avec sa nation.
On ne s’est pas encore servi, avec l’ancienne armée, du moyen tout puissant de la confiance. Il n’est pas question de conserver cette armée ; il faut même changer jusqu’à ses dénominations, pour mieux rompre ses habitudes. Mais ne serait-il pas évidemment juste, en dissolvant les corps, de ménager autant qu’il sera possible les intérêts des individus. Le licenciement pourrait être fait avec la prudence et les règles d’un esprit de famille. Il y aura peu de danger à faire rentrer dans la société les soldats et les officiers qui le demanderont eux-mêmes, l’alternative de rester ou d’en sortir pourraient être proposée ; on invitera ceux qui en sortant n’auraient besoin d’aucuns secours annuels, à en faire la déclaration ; de même qu’on inviterait les autres à demander seulement ce qu’il leur faudrait pour compléter leurs moyens d’existence. Tous ceux qui auraient trop de regrets à quitter la seule profession qu’ils connaissent, seraient conservés, si l’on pouvait s’assurer de leur fidélité.
Si le gouvernement adopte en toutes choses de sages principes, on n’aura besoin que d’une petite armée ; elle ne saurait être trop réduite, car il serait bien plus facile de lui donner un bon esprit. V. M. a prévu beaucoup de difficultés en diminuant sa maison militaire. L’opinion publique voit avec peine que l’on emploie les Suisses. La solde qu’on accorde à un étranger est un moyen de subsistance que l’on enlève à un sujet de l’état. En général et pour longtemps, il sera indispensable de rejeter toutes les mesures contre lesquelles il y aura une opposition dans l’opinion publique. On ne peut laisser subsister les bandes du Midi ; il faut aussi que la Vendée redevienne ce qu’elle était il y a quinze mois, et n’y plus voir, n’y voir à jamais que des individus et des concitoyens. Les corps vendéens ont des principes inconciliables avec le repos de la France, une doctrine invétérée du pouvoir absolu de spoliation des biens nationaux et de rétablissement de l’ancien régime. On ne peut donc laisser la force publique dans leurs mains ; il y aurait une faction armée dans l’état. Cela n’empêchera pas d’accorder des faveurs et des places à ceux des Vendéens qui les auront méritées. Le gouvernement pourrait appeler quelques-uns des chefs, et les employer avec succès à remettre les contrées de l’Ouest dans l’ordre accoutumé.
L’organisation de la force morale exige que V. M. prenne une résolution ferme et immuable. Il faut partir du principe que l’opinion publique est entrée comme un élément dans l’art de gouverner, et qu’elle en a changé toutes les combinaisons. La France ne peut plus être gouvernée que par le régime constitutionnel, la question n’est pas d’étendre le pouvoir, la grande question est de conserver et de pouvoir régner.
Après cette première résolution, il faudra en venir à une seconde. Il y a deux régimes constitutionnels, bien différents l’un de l’autre. Dans l’un, le Roi accorde le moins qu’il peut ; alors tout devient obstacle, parce que tout devient de part et d’autre un objet de dispute. Il a fallu plusieurs siècles à l’Angleterre pour obtenir, l’une après l’autre, ses lois politiques. Cette lutte a plusieurs fois bouleversé l’état. Quand on retient l’espace qu’on laisse à la liberté du peuple, le premier soin de celui-ci est de fortifier aussitôt ce terrain ; il l’entoure de nouveaux ouvrages à chaque danger nouveau, et il finit par en faire une forte citadelle. Il aurait mieux valu dans le principe la lui accorder. Dans le second état du régime constitutionnel, il y a un ministère homogène et responsable. Le monarque qui est dépositaire de toute la puissance et de toute la majesté nationale, est comme placé, au moyen du ministère, dans une enceinte impénétrable, à l’abri de toutes les agitations politiques. La loi est également proposée par les chambres et par le gouvernement. Les trois branches de la législature défendent avec le même soin les droits du peuple et les prérogatives royales.
La loi constitutionnelle se forme de la même manière que les lois ordinaires, et la base de cet édifice est une constitution dans laquelle on fait entrer scrupuleusement toutes les garanties de la liberté. Sous ces divers rapports, je ne puis dissimuler que la nouvelle chambre qui va se former, peut donner des inquiétudes ; il ne resterait aucun moyen de salut, si elle n’était pas constitutionnelle, et si les opinions ultraroyalistes y dominaient.
Sous le rapport de l’union et de la pacification intérieure, V. M. aurait de grandes mesures à prendre. Toute union serait impossible avec des plans de réaction. Il y a eu des ordonnances d’exil. V. M. devait cet acte de répression à sa propre dignité, et chacun sent que d’autres circonstances ont pu encore nécessiter cette punition. Il est certain cependant que le parti constitutionnel a craint de voir dans ces premiers actes de l’autorité la couleur de tout un règne, comme il a dû voir les principes dans les ordonnances sur les collèges électoraux.
Les diverses idées que j’ai l’honneur de soumettre à V. M. sont peu différent de celles qu’il aurait été plus facile d’adopter en 1814, et le monde entier peut juger du changement qu’un tel système aurait apporté dans notre situation et dans celle de toute l’Europe. Que de maux auraient été prévenus !
La même carrière est à parcourir, et les mêmes écueils sont devant nous ; le ciel semble avoir voulu réserver à V. M. la plus grande de toutes les gloires, celle de mettre un terme à toutes nos révolutions. En 1814, les hommes qui nous agitent aujourd’hui, voulaient aussi frapper le passé en ne songeant ni au présent ni à l’avenir. Osons le dire : le passé n’a jamais été d’aucune considération pour les grands princes ni pour les hommes d’état, que pour y puiser des leçons. Le présent et l’avenir sont les deux seules boussoles des gouvernements. Ce n’est pas de ce qu’on a fait mais de ce qu’on fait, ce n’est pas de ce qu’on dit, mais de ce qu’on a dit, qu’il faut s’occuper principalement ; les réactions ne sont plus dans nos mœurs, et dès qu’une goutte de sang vient à couler dans une révolution politique, il n’y a plus aucune certitude qu’il n’en sera pas versé des torrents.
Si d’après les mesures que je propose il y avait encore quelques résistances partielles, on les contiendrait par la vigilance et la fermeté ; cette dernière qualité fut toujours celle des grands rois ; une autre qualité lui est cependant supérieure, c’est la prudence,. Les Souverains, quelque grand soit leur pouvoir, sont soumis à la commune loi de la nécessité. Il y a des temps où il faut calmer, au lieu d’aigrir ; où il faut, avant tout, concilier, rassurer et faire espérer. Deux doctrines sont opposées ; commençons par décider laquelle des deux sera suivie, et si nous voulons remonter contre le torrent ou bien le descendre : s’il s’agit de le remonter, il n’y a rien à attendre de la fermeté, le despotisme même serait impuissant, la fermeté n’est que dans la modération. L’immortelle Catherine trouvait que le mot justice était trop fort pour l’homme, et qu’il ne pouvait supporter que l’équité.
Une fois que l’ordre sera rétabli, chacun sentira que l’indulgence sur le passé ne peut s’étendre au présent. La même fermeté, sous son double rapport de la force et de la modération, s’appliquera à tous les actes du gouvernement, à toutes les parties de l’ordre public ; on ne souffrira aucune déviation, aucune négligence ; tous les partis seront contenus ; tous les écarts seront redressés ; on punira avec sévérité tous les indiscrets qui se placeront en état d’hostilité envers le gouvernement.
Ces premiers succès ne suffiront point encore. En nous rapprochant de plus en plus de l’Angleterre, sous le rapport de l’étendue de nos libertés civiles et publiques, nous aurons l’avantage de nous rapprocher aussi de ces distinctions sociales, dont les unes se rattachent à la forme du gouvernement, et les autres à l’état extérieur d’une nation. Il n’y a à sauver de la révolution française que les droits et les principes que le temps a consacrés. Il faut nous mettre en harmonie avec toute l’Europe, pour avoir le moyen de prendre part à tous les avantages de la civilisation générale. Une habile direction de l’éducation publique atteindra bientôt ce but important. Les mœurs reprendront leur doux empire. Par les mêmes moyens, l’amour de la prospérité, le besoin de nous unir viendra de nos malheurs mêmes et de la nécessité de les réparer. C’est à cette union, c’est au bien qu’elle produira, que nous devrons un nouvel esprit public.
TROISIEME RAPPORT,
FAISANT SUITE AUX 1er ET 2°
PAR LE DUC D'OTRANTE
SIRE,
En mettant sous les yeux de V. M. le tableau aussi vrai qu’affligeant de la situation morale et politique de la France, en lui exposant les caractères et les moyens des diverses factions qui la divisent, je n’ai fait qu’indiquer l’existence possible d’un parti de la Cour qui conseillerait ou favoriserait un plan de contre-révolution.
Tout plan de cette nature, disais-je, renverserait le trône avec fracas, et détruirait peut-être jusqu’à nos dernières espérances, la dynastie de nos Rois.
L’existence de ce parti n’est plus un problème ; il est généralement connu sous le nom de parti des Princes.
L’Europe sait, et la France n’oubliera jamais, avec quel noble désintéressement, avec quel dévouement vraiment français V. M. proclama et défendit les principes constitutionnels de la monarchie.
Appelé sur le trône, V. M. a suivi les mêmes systèmes et la charte, qui est son ouvrage et notre garantie, a prouvé que le bonheur du peuple n’avait jamais cessé d’être l’objet de ses méditations et de ses vœux.
Mais il faut le dire, cette confiance, aussi étendue que méritée, qu’inspirent les lumières et les hautes vertus de V. M., ne s’étend pas aux membres de sa famille.
La très grande majorité des Français désespèrent de retrouver dans les Princes appelés à lui succéder les mêmes intentions et les mêmes principes. Cette méfiance, étrangère à la personne de V. M., ne peut l’être à son cœur ; et sa bonté ne lui permet pas de voir des adversaires dans ceux que la nature, le malheur et la reconnaissance, lui ont donné pour défenseurs et pour amis.
Je vais affliger V. M. ; mais je ne puis, sans trahir mes devoirs et la confiance dont elle m’honore, lui laisser ignorer les dangers qui menacent ses droits les plus sacrés. Puis-je craindre de lui signaler des maux auxquels elle peut seule remédier.
Dès les premiers mois du retour de V. M., en 1814, un parti se prononça avec un acharnement toujours croissant contre tout ce qui s’était fait depuis vingt-cinq ans. C’était peu de faire rétrograder la France à 1789, on voulait tout pour le Roi et par le Roi, l’ancienne monarchie avec toutes ses gothiques institutions : de là ces craintes généralement répandues du rétablissement des droits féodaux, des dîmes.
Le Français, heureux de sa confiance et de son amour pour V. M., n’opposait à ces vieilles prétentions que des chansons et des épigrammes. Mais bientôt des faits plus graves provoquèrent une résistance plus sérieuse, et ce lutte de force et de la raison, contre les délirants écarts d’un double fanatisme, ne fut que suspendue par le retour de l’usurpateur.
A cette époque, les partisans de la monarchie absolue confondaient dans leur haine tout ce qui se montrait hors de leur ligne, et se vantait hautement de l’appui des personnes qui approchaient le plus du trône.
Tous ceux que leurs intérêts et leurs opinions attachaient à la révolution n’attendaient qu’un signal et qu’un chef, pour défendre leurs droits directement attaqués.
Les éléments de la guerre civile fermentaient sur tous les points de la France, des Princes de votre maison se trouvèrent à l’Ouest et au Midi dans le plus humiliant isolement. Depuis le retour de V. M., ce parti a pris une alarmante consistance, et ne connaît plus ni considération ni mesure. L’autorité de V. M. fut méconnue, un autre gouvernement royal fut organisé, des magistrats nommés par vous furent repoussés des villes dont V. M. leur confiait l’administration. Ce gouvernement proclama, à la place de votre nom, celui de Monseigneur et de Madame. Les acclamations publiques les saluaient sous les noms de Reine et Roi du Midi. La couleur de leur maison remplaça la couleur blanche qui est celle de la nation.
Des commissaires, prenant hardiment le titre et les attributions de ministres, organisaient toutes les magistratures et une force armée, et le nom de V. M. était aussi étranger à ces actes de souveraineté, que sa volonté. Ces abus se bornaient à quelques contrées, et depuis ils ne les ont pas dépassées. V. M. a solennellement protestés contre ces scandaleuses usurpations ; mais quel coupable a été signalé et puni ? Comment croire au rétablissement sincère de l’ordre, quand les journaux étrangers attaquent les droits personnels de V. M. à l’hérédité du trône ? Ce n’est plus par un acte libre de V. M. qu’un autre y serait appelé ; mais par un droit indépendant de sa volonté.
Et ce droit est invoqué en faveur d’un Prince et d’une Princesse au nom desquels s’était élevée cette autre autorité rivale, dont l’existence vous est démontrée par les pièces nombreuses que j’ai mises sous les yeux de V. M.
Ce qui n’avait paru, il y a deux mois, qu’une conjecture hasardée, est aujourd’hui une évidente vérité. Qui a pu élever dans les journaux anglais ces longues discussions sur la loi salique ? En faveur de qui conteste-t-on les principes de ce statut fondamental du droit d’hérédité au trône de France.
Ce n’est point comme question de droit public, sans motif déterminé, sans application réelle, que les journaux anglais présentent cette dissertation. Ils vous nomment, Sire ; ils nomment la Princesse, votre nièce, et sans doute à l’insu de tous deux.
Et quand on rapproche de ces circonstances ce qui vient de se passer, ce qui se passe encore dans quelques parties du Nord et de l’Ouest de la France, peut-on douter un seul instant que, dans la crainte de voir la monarchie constitutionnelle s’établir et se consolider sous le règne de V. M., on veut anticiper l’ordre d’hérédité consacré par l’usage constant de quatorze siècles ? Notre siècle devait donc être celui de toutes les calamités politiques ?
L’histoire entière de France répond aux innovateurs hardis, dont les factums nous arrivent par les gazettes anglaises, et sont appuyés, accrédités par de prétendus actes colportés dans tous les cercles. Ont-ils donc oublié que cette loi, constamment observée, n’avait été contestée, pour la première fois, qu’en 1316, par Jeanne, fille de Louis Huttin ? Son oncle, Philippe V, ne fut-il pas, malgré ses prétentions,maintenu sur le trône de France ?
Ont-ils donc oublié qu’Edouard, en 1328, éleva vainement les mêmes prétentions, comme fils d’Isabelle de France, sœur de Louis Huttin, de Philippe-le-Long, et de Charles IV, qui régnèrent successivement, et moururent sans enfants mâles ? Le droit de Philippe le Valois, consacré par la loi salique, ne fut-il pas de nouveau proclamé ?
Pour la troisième et dernière fois, cette loi fut encore appliquée en faveur de votre aïeul, Henri IV. Ce fut le 28 juin 1593 qu’un arrêt solennel proscrivit les mêmes prétentions, hasardées par le chef de la ligue, de cette ligue dont le parti que je signale a tout le délire et toutes les fureurs. Tous ces faits sont connus de V. M., dont l’Europe entière estime la profonde érudition.
Ceux qui pouvaient méconnaître vos droits légitimes ne devaient pas épargner les ministres les plus dévoués à votre personne, et c’est par les mêmes canaux que circulent simultanément dans toute l’Europe les distribes les plus virulentes contre eux. De semblables attaques ne peuvent m’effrayer ; et dans tout autre temps, je n’en eusse point importuné V. M. Mais telle est la nature des projets formés contre les privilèges de votre couronne, que je suis sans autorité comme sans haine contre ceux qui les trament ou les protègent.
Une déclaration solennelle, un désaveu formel, pourrait tout faire oublier. Mais cette déclaration, ce désaveu, qui peut le demander ? Où s’arrêteraient les informations ? Mes attributions ministérielles ne peuvent s’étendre jusque là.
Sire, la douleur publique est à son comble ; vous seul pouvez consoler les Français de tout ce qu’ils ont souffert. Il m’eût été aussi doux qu’honorable d’y contribuer sous vos auspices.
Je supplie V. M. de daigner reprendre le portefeuille qu’elle a bien voulu me confier, et ne voir dans ma demande que l’expression de mon respectueux dévouement.
A PARIS
1815