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TALLEYRAND D'APRES GERARD




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PROCES-VERBAL

DE LA SEANCE DU

20 FRIMAIRE AN VI

[10 DECEMBRE 1797]

DU DIRECTOIRE





Compte rendu de la séance du 20 frimaire an VI [10 décembre 1797] comprenant le discours de Talleyrand à propos du traité de Campo-Formio, 20 frimaire an VI -

Séance du vingt frimaire an VI [10 décembre 1797].

L’an sixième de la République française une et indivisible, le vingt frimaire, à on heures du matin, en exécution de l’arrêté du Directoire exécutif, du 15 du présent mois, portant qu’il y aurait ce jourd’hui une cérémonie publique, à l’occasion de la ratification du traité de paix conclu le 26 vendémiaire dernier, à Campo-Formio, entre la République française et Sa Majesté l’Empereur, roi de Hongrie et de Bohême : le dit traité de paix, négocié au nom de la République française par le citoyen Bonaparte, général en chef de l’armée d’Italie, fondé de pouvoir du Directoire exécutif, et chargé de ses instructions à cet effet ; et, au nom de l’Empereur, roi de Hongrie et de Bohême, par dom Martius Mastrilli, marquis de Gallo ; Louis, comte de Cobenzel ; Maximilien, comte de Merveldt, et le baron Ignace de Degelmann, ses ministres plénipotentiaires au même effet ; arrêté et signé par le Directoire exécutif, le 5 brumaire dernier, ratifié par le Corps législatif, et par Sa Majesté l’Empereur, roi de Hongrie et de Bohême.

Les membres du Directoire exécutif, en grand costume, et le secrétaire général se réunissent chez le citoyen Revellière Lépeaux, l’un des membres du Directoire.

Les ministres et les membres du Corps diplomatique, les officiers composant l’état-major de la 17è division militaire et de la place de Paris, sont successivement annoncés et introduits.

Les membres des autorités constituées du département de la Seine et du canton de Paris, en conséquence de l’invitation qui leur avait été faite par le ministre des Relations extérieures, se rendent au Palais directorial, et se rassemblent chez le citoyen directeur François (deneufchâteau).

Le ministre des Relations extérieures présente au Directoire M. Sandoz-Rollin, ministre plénipotentiaire de la Cour de Berlin près la République française, lequel remet au Président du Directoire les nouvelles lettres de créances qui lui ont été expédiées par le nouveau roi de Prusse, par lesquelles il est confirmé dans sa mission.

Le même ministre présente au Directoire M. Ochs.

A midi, l’artillerie, placée dans le jardin du palais, annonce, par une décharge générale, le commencement de la fête.

Le secrétaire général prend l’ordre du président du Directoire pour le départ du cortège.

Un huissier va le transmettre aux autorités constituées.

Le cortège se met en marche et se compose ainsi qu’il suit :

Les commissaires de police ; les tribunaux de paix ; les douze administrations municipales ; le bureau central ; l’administration centrale du département, l’administration des monnaies ; le tribunal de commerce ; le tribunal correctionnel ; le tribunal civil ; le tribunal criminel ; le tribunal de cassation ; les commissaires de la trésorerie ; les commissaires de la comptabilité ; les professeurs des écoles centrales ; l’Institut national des Sciences et Arts ; l’état-major de la 17è division militaire ; celui de la place de Paris ; les huissiers du Directoire ; les messagers d’Etat ; les ambassadeurs et agents des puissances étrangères ; les ministres ; le Directoire exécutif.

Un corps de musique dirige la marche et exécute les airs chéris des républicains français.

Le cortège se dirige par la galerie du Palais, et arrive dans la grande cour.

Tout y avait été disposé pour la cérémonie. Au fond et contre le vestibule principal, s’élevait l’autel de la Patrie, surmonté des statues de la Liberté, de l’Egalité et de la Paix. Il était décoré de plusieurs trophées composés de nombreux drapeaux conquis par l’armée d’Italie, dans le cours de ses glorieuses expéditions. Dans la partie supérieure étaient placés cinq fauteuils pour les membres du Directoire, et un siège pour le secrétaire général : au dessous étaient les sièges préparés pour les ministres ; ceux des membres du corps diplomatique étaient sur une estrade au bas de l’autel.

De chaque côté de l’autel s’élevait en demi cercle, un vaste amphithéâtre destiné aux membres des autorités constituées et au conservatoire de musique. A chaque côté de l’amphithéâtre était placé un faisceau des drapeaux des différentes armées de la République qui ont concouru à la conquête de la liberté.

Les murs de la cour étaient ornés de tentures tricolores et de trophées militaires.

Une vaste tente s’étendait sur l’autel et l’amphithéâtre.

Une foule immense de spectateurs garnissait la cour et les fenêtres des appartements ; toutes les rues environnant le Palais étaient remplies d’une multitude innombrable de citoyens, qui n’avaient pas pu trouver place dans la cour. L’air retentissait d’acclamations et de cris de joie. Des corps de troupes étaient disposés tant dans l’intérieur qu’à l’extérieur pour maintenir l’ordre et empêcher les accidents qui auraient pu naître d’une aussi nombreuse réunion.

Le Directoire et toutes les personnes composant le cortège, se placent sur les sièges qui leur avaient été préparés.

Le président du Directoire donne ordre à un huissier d’aller avertir le ministre des Relations extérieures et de l’Intérieur et les généraux Bonaparte et Joubert, ainsi que le chef de brigade Andréossy, qui étaient restés chez le citoyen Revellière Lépeaux, de se rendre au lieu de la cérémonie.

Le conservatoire de Musique exécute une symphonie ; tout à coup elle est interrompue par un concert bruyant d’acclamations venant du dehors. On distingue les cris de Vive la République ! vive Bonaparte ! vive la grande Nation !

Ces acclamations redoublent ; on se pousse, on se presse… Bonaparte parait… l’enthousiasme augmente… ; de nouvelles acclamations unanimes partent de toutes les bouches, et élèvent aux cieux les noms de libérateur de l’Italie et de pacificateur du continent. Bonaparte s’avance avec calme et modestie, accompagné du ministre des Relations extérieures et de l’Intérieur et suivi de six aides de camp.

Le conservatoire de musique entonne l’hymne à la Liberté. L’assemblée, transportée, en répète en chœur le refrain guerrier. L’invocation à la Liberté et l’aspect du libérateur de l’Italie électrisent toutes les âmes ; le Directoire, tout le cortège, tous les assistants sont debout et découvert pendant ce couplet religieux.

Le général Bonaparte, parvenu au pied de l’autel de la Patrie, est présenté au Directoire par le ministre des Relations extérieures, qui prononcent le discours suivant :

Citoyens Directeurs,

J’ai l’honneur de présenter au directoire exécutif le citoyen Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec l’Empereur.

En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle, malgré lui, les innombrables merveilles qui ont amené un si grand événement ; mais qu’il se rassure ; je veux bien taire en ce jour tout ce qui fera l’honneur de l’histoire et l’admiration de la postérité : je veux même ajouter, pour satisfaire à ses vœux impatients, que cette gloire, qui jette sur la France entière un si grand éclat, appartient à la révolution. Sans elle, en effet, le génie du vainqueur de l’Italie eût langui dans de vulgaires honneurs. Elle appartient au gouvernement qui, né comme lui de cette grande mutation qui a signalé la fin du siècle 18e, a su deviner Bonaparte, et le fortifier de toute sa confiance. Elle appartient à ces valeureux soldats dont la liberté a fait d’invincibles héros. Elle appartient enfin à tous les Français dignes de ce nom, car c’est aussi, n’en doutons point, pour conquérir leur amour et leur vertueuse estime qu’il se sentait pressé de vaincre, et ces cris de joie des vrais patriotes, à la nouvelle d’une victoire, reportés vers Bonaparte, devenaient là les garants d’une victoire nouvelle. Ainsi tous les Français ont vaincu en Bonaparte ; ainsi sa gloire est la propriété de tous ; ainsi, il n’est aucun républicain qui ne puisse en revendiquer sa part.

Il est bien vrai qu’il faudra lui laisser ce coup d’œil qui dérobait tout au hasard, et cette prévoyance qui le rendait maître de l’avenir ; et ces soudaines inspirations qui déconcertaient, par des ressources inespérées, les plus savantes combinaisons de l’ennemi ; et cet art de ranimer en un instant les courages ébranlés, sans que lui perdit rien de son sang-froid ; et ces traits d’une audace sublime qui nous faisaient frémir pour ses jours, longtemps après qu’il avait vaincu ; et cet héroïsme si nouveau qui, plus d’une fois, lui a fait mettre un frein à la victoire, alors qu’elle lui promettait ses plus belles palmes triomphales ; Tout cela sans doute était à lui ; mais cela encore était l’ouvrage de cet amour insatiable de la Patrie et de l’humanité ; et c’est là un fonds toujours ouvert, que les belles actions, loin de l’épuiser, remplissent chaque jour davantage, et d’où chacun pourra toujours tirer des trésors de vertu, de grandeur véritable et de magnanimité.

On doit remarquer, et peut-être avec quelque surprise, tous mes efforts en ce moment pour expliquer, pour atténuer presque la gloire de Bonaparte ; il ne s’en offensera pas. Le dirai-je ? j’ai craint un instant pour lui cette ombrageuse inquiétude qui, dans une République naissante, s’alarme de tout ce qui semble porter une atteinte quelconque à l’égalité ; mais je m’abusais : la grandeur personnelle, loin de blesser l’égalité, en est le plus beau triomphe ; et, dans cette journée même, les Républicains français doivent tous se trouver plus grands.

Et quand je pense à tout ce qu’il fait pour se faire pardonner cette gloire, à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites, à ce sublime Ossian, qui semble le détacher de la Terre, quand personne n’ignore son mépris profond pour l’éclat, pour le luxe, pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes communes ; ah ! loin de redouter ce qu’on voudrait appeler son ambition, je sens qu’il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entière sera libre : peut-être lui ne le sera jamais, telle est sa destinée. Dans ce moment, un nouvel ennemi l’appelle ; il est célèbre par sa haine profonde pour les Français, et pour son insolente tyrannie envers tous les Peuples de la Terre. Que par le génie de Bonaparte il expie promptement l’une et l’autre, et qu’enfin une paix digne de toute la gloire de la République soit imposée à ces tyrans des mers ; qu’elle venge la France, et qu’elle rassure le Monde !

Mais, entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je m’aperçois trop tard que le public immense qui vous entoure est impatient de vous entendre ; et vous aussi, devez me reprocher de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit de vous parler au nom de la France entière, et la douceur de vous parler encore au nom d’une ancienne amitié.

L’assemblée entière brûlait d’entendre le héros de l’Italie ; sa contenance simple et modeste contrastait avec sa grande réputation. Chacun croyait le voir commandant à la victoire au pont de Lodi, à Arcole, au passage du Tagliamento, ou dictant la paix à Campo-Formio. Il se fait un profond silence ; le négociateur guerrier remet au président du Directoire, la ratification donnée par l’Empereur au traité de Paix de Campo-Formio, et dit :

Citoyen Directeur,

Le peuple français pour être libre, avait les rois à combattre.

Pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre.

La Constitution de l’an 3 et vous, avez triomphé de tous ces obstacles.

La religion, la féodalité et le royalisme ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l’Europe ; mais de la paix que vous venez de conclure, date l’ère du gouvernement représentatif.

Vous êtes parvenus à organiser la grande Nation, dont le vaste territoire n’est circonscrit que parce que la nature en a posé elle-même les limites.

Vous avez fait plus.

Les deux plus belles parties de l’Europe, jadis si célèbres pour les arts, les sciences et les grands hommes dont elles furent le berceau, voient avec les plus grandes espérances, le génie de la liberté sortir du tombeau de leurs ancêtres.

Ce sont deux piédestaux sur lesquels les destinées vont placer deux puissantes nations.

J’ai l’honneur de vous remettre le traité signé à Campo-Formio, et ratifié par Sa Majesté l’Empereur.

La paix assure la liberté, la prospérité et la gloire de la République.

Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre.

A peine le héros a-t-il achevé, qu’un concert d’acclamations s’élève jusqu’aux nues : Vive la République ! vive Bonaparte ! vive le général de la grande armée ! s’écrie-t-on de toutes les parties de l’enceinte ! ces cris sont répétés par toutes les bouches, et se prolongent dans la place et les rues adjacentes.

Le citoyen Barras, président du Directoire, répond au héros en ces termes :

Citoyen Général,

La nature, avare de ses prodiges, ne donne que de loin en loin de grands hommes à la terre ; mais elle doit être jalouse de marquer l’aurore de la liberté par un de ces phénomènes, et de la sublime révolution du peuple français, nouvelle dans l’histoire des Nations, devait présenter un génie nouveau dans l’histoire des hommes célèbres. Le premier de tous, citoyen général, vous avez secoué le joug des parallèles, et du même bras dont vous avez terrassé les ennemis de la République, vous avez écarté les rivaux que l’antiquité vous présentait.

Tous les âges, tous les empires offrent des conquérants précédés de l’effroi, et suivis de la mort et de l’esclavage, arrosant des larmes de l’humanité le germe de leur gloire ; mais vous, citoyen général, vous avez médité vos conquêtes avec la pensée de Socrate ; vous avez semé tout à la fois sur vos traces la victoire et la liberté : vous avez réconcilié par la sagesse de votre conduite l’homme avec la guerre, et les peuples d’Italie n’ont vu dans l’armée républicaine que des amis qui venaient briser leurs chaînes. Après dix-huit siècles vous avez vengé la France de la fortune de César ; il apporta l’asservissement et la destruction, vous avez porté dans son antique patrie la liberté et la vie ; ainsi se trouve acquittée l’immense dette que le ressentiment des Gaulois avait contractée envers l’orgueilleuse Rome.

Mais, généreux guerrier, en ce jour solennel, lorsque vos mains victorieuses nous présentent la ratification de cette paix, constant objet des vœux du gouvernement, de cette paix que la loyauté française offrit si souvent à ses ennemis ; c’est surtout comme pacificateur du continent que le Directoire exécutif se plait à vous contempler ; en vain votre modestie se refuserait à recevoir les témoignages de l’estime et de la gratitude nationale : quand du faîte du Capitole, foulant d’un pied vainqueur les tombeaux humiliés des anciens maîtres du monde, vous pouviez, au nom de la République française, dicter des lois, vous déposez le glaive dont la patrie avait armé votre bras, et l’olivier de la paix est la palme que vous préférez cueillir. Quand les Apennins, les rochers du Tyrol et de la Carinthie s’aplanissaient sous vos pas, quand l’épouvante générale signalait déjà votre approche du haut des remparts ennemis, vous arrêtez tout à coup, au seul mot de proposition de paix, votre marche triomphante : dans l’âge heureux où l’ambition se nourrit du délire de la jeunesse, vous sacrifiez la certitude de succès brillant à la félicité de la patrie ; vous combinez savamment les intérêts des deux nations et par la plus glorieuse paix vous faites tout à coup succéder à la puissance des armes françaises, une attitude de repos plus formidable encore ; vous prouvez que l’on peut cesser de vaincre sans cesser d’être grand.

C’est ainsi que franchissant un écueil que n’évite pas toujours la maturité de l’âge, vous avez bravé les sifflements de la calomnie et les clameurs de cette tourbe d’intrigants, d’ambitieux, d’ignorants, de dilapidateurs, dont un état de paix anéantit les projets, dévoile la nullité et démasque les richesses accusatrices. Nous laissons ces vils détracteurs se consumer dans leur rage impuissante, et portons nos regards sur des objets plus consolants : parcourons les vastes plaines de la France, fertilisées par les bras généreux des vainqueurs de tant de rois ; voyons l’industrie nationale renaissante, le commerce encouragé reprendre son activité et ouvrons tous les canaux de l’opulence publique : visitons les monuments augustes que le génie de la liberté ajoutera à tous ceux dont vous avez enrichi la patrie : contemplons cette foule d’étrangers qui, attirés par leurs affaires et la pompe de nos fêtes nationales, inondent nos ports, nos routes et nos villes, et plaisons-nous à répéter que si la paix, créatrice de tant de merveilles, répand sur le peuple français une si grande félicité, c’est aux armées républicaines, c’est à la modération nationale qu’elle est due. Répétons qu’en signant la paix vous avez achevé de répondre à cette juste confiance que le Directoire avait mis en vous. La paix ramène nécessairement les jours de l’ordre, replace tous les hommes dans le point de vue de leur utilité ; mais surtout elle nous procure cet avantage appréciable de consolider le gouvernement républicain et de porter ainsi un coup terrible à l’insolente Angleterre, dont la conquête vous appelle.

Quoi de plus redoutable, en effet, pour tous les ennemis de la République, que l’affermissement du gouvernement français ? Rappellerai-je au mépris et à l’indignation des Républicains, la politique anarchique du cabinet de Londres, si constant dans ses projets désorganisateurs et dans sa haine pour l’ordre social ? Il ne connaît pas l’audace de la guerre, il n’excelle que dans l’art de broyer des poisons et d’aiguiser des poignards. Vous connaissez, citoyen général, ainsi que le Directoire, les égorgeurs que ce gouvernement attache à la suite des hommes qui, revêtus de dignités éminentes, montrent un attachement inébranlable à la liberté et à la Constitution. Est-ce donc pour payer de tels forfaits, nation trop longtemps abusée, que tu te consumes en impôts ? Ton Trésor est devenu l’arsenal du brigandage. La foi punique y préside, et c’est avec le produit de ton sang et de tes sueurs, que ton infâme ministère achète et salarie la Vendée, qu’il paie les mouvements, excite les révoltes, fomente les complots et les agitations, sème partout les inquiétudes et les méfiances, dresse les échafauds et les inonde du sang français. Le 9 thermidor fait justice de cet horrible cours d’attentats ! Mais bientôt ce ministère, infatigable dans le crime, convoque les sections et les embrase du feu de la révolte. L’organisation prochaine du gouvernement constitutionnel déjouait tous les complots, il fallait se hâter de prévenir un coup si funeste ; mais il fut encore trompé, dans sa barbare attente, et le régime constitutionnel s’établit. Enfin, c’est dans les autorités constituées qu’il sème le germe de la contre-révolution : la corruption pénètre dans les assemblées primaires ; elle donne de mauvais choix ; et lorsque de toutes parts, les armées françaises sont triomphantes, les magistrats auxquels le peuple avait confié le dépôt de sa puissance souveraine, le trahissent, l’égarent, et méditent de le recourber sous son antique joug. Alors, général vous pressentîtes la nécessité de l’immortelle journée du 18 fructidor. Vos braves compagnons d’armes l’appelèrent dans leurs adresses énergiques, quand le gouvernement la méditait dans sa sagesse ; leurs cris généreux du fond de l’Italie, furent entendus par l’armée de Sambre et Meuse, et son brave général accourut lui-même porter au gouvernement le vœu de vos intrépides frères d’armes. Pourquoi la mort l’a-t-elle empêché de jouir plus longtemps du triomphe de la liberté ? Pourquoi le génie de la France qui, tant de fois dans les combats, avait détourné de lui le fer homicide, n’a-t-il pas écarté aussi le coup affreux qui trancha avec tant de barbarie des jours déjà si glorieux et si chers à tous les français ? Immortel Hoche ! comme nous, Bonaparte cherche en vain ici son ami… La patrie l’a perdu… Quel spectacle touchant pour la Nation, si dans cette mémorable journée, le Directoire pouvait presser dans ses bras le pacificateur de l’Europe et le pacificateur de la Vendée !

Ainsi donc, le 18 fructidor, objet des vœux de tous les sincères amis de la Patrie, vînt accroître les nombreuses défaites et la honte du gouvernement anglais : quel espoir lui reste-t-il maintenant ? celui de diviser les républicains entre eux, de diviser les conseils, de diviser les membres du Directoire ; c’est ce qu’il tente, ce qu’il suppose et ce qu’il fait publier partout ; mais les républicains, mais les dignes représentants, mais les premiers magistrats du peuple rendront vaines ces horribles intrigues, et leur union sera inaltérable. J’en atteste le 18 fructidor. La veille on méditait l’assassinat du Directoire, des conseils et des généraux ; on méditait la honte et l’esclavage du peuple français ; on méditait une loi favorable aux émigrés, à l’abri de laquelle les restes impurs d’une famille exécrable, dont les attentats pesèrent pendant tant d’années sur la nation, pussent rentrer en France ; on méditait, enfin, le rétablissement du trône sur les corps sanglants des fondateurs de la République. Le gouvernement se montre… il suffit… les traîtres sont anéantis. Tout change alors ; les autorités s’épurent, la justice renaît, les égorgements cessent, l’espoir des républicains se réveille, les réactions s’arrêtent, le calme se rétablit, l’ordre revient, la calomnie se cache, le royalisme frémit, et la signature de la paix est le complément de cette grande journée.

Heureuse paix ! tu deviens donc la garantie la plus certaine de la constitution du peuple français ; aussi, le Directoire saura la conserver pour le bonheur de la patrie. Hors de la Constitution tout est orage, déchirement, massacre, tyrannie et esclavage. Brave armée d’Italie ! nous avons entendu ses serments ; toutes les autres armées, toute la France les ont répétés : fort de la volonté bien prononcée de la Nation, le Directoire veillera donc sur toutes les ambitions ; il les connaît toutes, il les réprimera toutes. Il ne souffrira ni altération, ni extension inconstitutionnelle ; les masquer d’un faux républicanisme ne lui en imposeront pas. Il reconnaîtra l’amour de la République dans l’exercice des vertus, et dans le respect pour les lois. Le royalisme n’échappera pas à sa surveillance sous le feint enthousiasme de la liberté. En vain il prodigue aujourd’hui d’insipides éloges aux mêmes hommes que naguère il abreuvait d’outrages. Les républicains connaissent toute la perfidie de ce nouveau moyen, et n’oublient pas que l’échafaud est entre eux et le trône.

Qu’ils renoncent donc à tout espoir, ces conspirateurs incorrigibles, ces esprits turbulents et inquiets qui se flattent d’une division imaginaire, et espèrent en recueillir les fruits. Le Directoire est unanime, il a l’œil ouvert sur leurs démarches : union de républicanisme, de forces, de courage, de principes, d’intentions, de volontés et d’estime réciproque ; tel est l’esprit du gouvernement, tel est le roc inébranlable contre lequel toutes les factions viendront se briser. Que toutes les anarchies royales s’anéantissent donc ; que tous les hommes utiles sortent d’une apathie qui les déshonore ; que toutes les vertus, que tous les talents se pressent autour d’un gouvernement qui les cherche et les appelle : que toutes les fiertés se composent de l’honneur national ; que tous les orgueils disparaissent devant l’honorable titre de citoyen et de membre de la grande nation. Que le bonheur public soit désormais un culte où chacun ambitionne la gloire de remporter le prix.

Français ! voilà le spectacle qu’à leur retour vous devez offrir aux généraux défenseurs de la République : c’est la récompense qu’ils attendent de leurs longs et pénibles travaux. Il n’est qu’une réception digne d’eux, c’est à la félicité publique à faire les honneurs de la patrie aux enfants chéris de la victoire. Le moment est arrivé de leur rendre compte de la liberté qu’ils ont si vaillamment défendue, qu’ils la retrouvent partout, dans nos cœurs, sur nos lèvres, dans nos temples, dans nos institutions, dans nos fêtes, dans les campagnes comme dans les cités ; et forcez ainsi les favoris de la gloire à dire, en vous voyant : nous avons vaincu pour des hommes libres.

Enfin couronnez, citoyen général, une si belle vie, par une conquête que la grande nation doit à sa dignité outragée. Allez, par le châtiment du cabinet de Londres, effrayer les gouvernements insensés qui tenteraient encore de méconnaître la puissance d’un peuple libre. Votre cœur est le temple de l’honneur républicain ; c’est à ce puissant génie qui vous embrase, que le Directoire confie cette auguste entreprise. Que les vainqueurs du Pô, du Rhin et du Tibre marchent sur vos pas ; l’océan sera fier de les porter ; c’est un esclave indompté qui rougit de ses chaînes ; il invoque en mugissant le courroux de la terre contre le tyran oppresseur de sa flotte. Il combattra pour vous : c’est à l’homme libre que les éléments sont soumis. Pompée ne dédaigna pas d’écraser les pirates : plus grand que ce Romain, allez enchaîner ce gigantesque forban qui pèse sur les mers ; allez punir dans Londres des outrages trop longtemps impunis. De nombreux adorateurs de la liberté vous attendent ; vous êtes le libérateur que l’humanité outragée appelle par ses cris plaintifs.

A peine l’étendard tricolore flottera-t-il sur ces bords ensanglantés, qu’un cri unanime de bénédiction annoncera votre présence ; et apercevant l’aurore du bonheur, cette nation généreuse vous accueillera comme des libérateurs qui viennent, non pour la combattre et l’asservir, mais mettre un terme à ses maux. Vous ne trouverez d’ennemi que le crime. Le crime seul soutient ce gouvernement perfide ; terrassez-le, et que bientôt sa chute apprenne au monde que si le peuple français est le bienfaiteur de l’Europe, il est aussi le vengeur du droit des nations.

En terminant, le président du Directoire tend les bras au héros de l’Italie, et lui donne, au nom du peuple français, l’accolade fraternelle ; les autres membres du Directoire, cédant aussi au sentiment qui les transporte, se pressent autour du héros, le serrent dans leurs bras, et l’embrassent avec émotion. Tous les spectateurs sont attendris, tous regrettent de ne pouvoir aussi presser contre leur sein le général qui a si bien mérité de la patrie, et lui payer leur part de la reconnaissance nationale.

Le général descend de l’autel, et le ministre des Relations extérieures le conduit à un fauteuil qui lui avait été préparé en avant du Corps diplomatique.

Le conservatoire de la musique exécute le chant du Retour, paroles du représentant du peuple Chénier, musique du citoyen Méhul.

Les Guerriers commencent :

(Les guerriers)

Contemplez nos lauriers civiques ;

L’Italie a produit ces fertiles moissons ;

Ceux-là croissaient pour nous au milieu des glaçons ;

Voici ceux de Fleurus, ceux des plaines belgiques ;

Tous les fleuves surpris nous ont vus triomphant ;

Tous les jours nous furent prospèrent ;

Que le front blanchi de nos pères

Soit couvert des lauriers cueillis par leurs enfants.

(Le choeur)

Tu fus longtemps l’effroi, sois l’amour de la terre,

Ô République des Français !

Que le chant des plaisirs succède aux cris de guerre ;

La victoire a conquis la paix.

(Les vieillards)

Chers enfants, la tombe des braves

Réclame ces lauriers moissonnés par vos mains ;

Vos frères, comme vous, ont vaincu les germains,

Délivrés les Toscans, les Belges, les Bataves,

Au séjour des héros, parvenus avant vous,

Ils y tiennent vos palmes prêtes :

Leurs mânes célèbrent nos fêtes

Unis à nos concerts, ils chantent avec nous.

(Le choeur)

Tu fus longtemps l’effroi, sois l’amour de la terre,

Ô République des Français !

Que le chant des plaisirs succède aux cris de guerre ;

La victoire a conquis la paix.

(Les bardes)

Les Germains vaincus applaudissent.

Les bardes de la France ont élevé leur voix ;

Leur lyre prophétique a chanté vos exploits ;

Et de vos noms sacrés les siècles retentissent.

La victoire a plané sur vos fiers étendards ;

Chargés de nos palmes altières,

Venez, loin des tentes guerrières,

Goûter un doux repos sous les palmes des arts.

(Le choeur)

Tu fus longtemps l’effroi, sois l’amour de la terre,

Ô République des Français !

Que le chant des plaisirs succède aux cris de guerre ;

La victoire a conquis la paix.

(Les jeunes filles)

Guerriers, votre dot est la gloire. Formons d’autres guerriers

(Les guerriers)

Unissons par l’hymen et nos mains et nos cœurs.

(Les jeunes filles)

Et l’hymen et l’amour sont le prix des vainqueurs.

(Les guerriers)

Formons d’autres guerriers : léguons-leur la victoire.

(Les guerriers et les jeunes filles)

Qu’un jour à leur accent, à leurs yeux enflammés,

On dise : ils vont en faire des braves.

Que sourds aux tyrans, aux esclaves,

Ils accueillent toujours la voix des opprimés.

(Le choeur)

Tu fus longtemps l’effroi, sois l’amour de la terre,

Ô République des Français !

Que le chant des plaisirs succède aux cris de guerre ;

La victoire a conquis la paix.

(Un guerrier, un barde, un vieillard, une jeune fille)

Grand Dieu, c’est la main qui dispense

La gloire et la vertu, bien faite, digne du ciel ;

La victoire descend de ton trône éternel ;

Sur toi la liberté voit luire sur la France

N’éteins pas, Dieu puissant, son rayon précieux ;

Que d’age en age la Patrie

Soit libre, puissante et chérie ;

Et que nos descendants bénissent leurs aïeux

(Le choeur)

Tu fus longtemps l’effroi, sois l’amour de la terre,

Ô République des Français !

Que le chant des plaisirs succède aux cris de guerre ;

La victoire a conquis la paix.



Le ministre de la guerre présente ensuite au Directoire le général de division Joubert et le chef de brigade Andréossi, chargés par le général Bonaparte, à son départ de l’armée d’Italie, de venir apporter au Directoire exécutif le drapeau que le Corps législatif a décerné en signe de la reconnaissance nationale, à cette brave armée, et sur lequel sont des inscriptions qui rappelle ses principaux exploits. On y lit d’un côté : à l’armée d’Italie, la Patrie reconnaissante. – Sur l’autre côté, le nom de tous les combats qu’a livrée et de toutes les places qu’a prise l’armée d’Italie. On remarque entre autres les inscriptions suivantes : 150 000 prisonniers. – 170 drapeaux. – 5 500 pièces de siège. – 600 pièces de campagne. – 5 équipages de pont. – 9 vaisseaux de ligne de 64 canons. – 12 frégates de 32. – 12 corvettes. – 18 galères. – Armistice avec le Roi de Sardaigne. – Convention avec Gênes. – Armistice avec le duc de Parme. – Armistice avec le duc de Modène. – Armistice avec le Roi de Naples. – Armistice avec le Pape. – Convention avec le grand duc de Toscane. – Traité de paix de Tolentino avec le Pape. – Préliminaires de Leoben. – Convention de Montebello avec la République de Gênes. – Traité de paix avec l’Empereur à Campo-Formio.

Donné la liberté aux peuples de Bologne, Ferrare, Modène, Massa-Carrara, de la Romagne, de la Lombardie, de Mantoue, Brescia, Bergame, Créma, d’une partie du Véronais, de Chiassuma, Bormio, et de la Palatine ; au peuple de Gênes, aux fiefs impériaux ; aux peuples des départements de Corcyre, de la mer Egée et d’Ithaque.

Envoyé à Paris tous les chefs d’œuvre de Michel-Ange, de Guerchin, du Titien, de Paul Véronèse, Corrège, Albani, des Carraches, Raphaël, Léonard de Vinci.

L’aspect de ce monument auguste inspire un nouvel enthousiasme à tous les spectateurs.

Le Ministre de la guerre, en présentant ces deux guerriers, prononce le discours suivant :

Citoyens Directeurs,

La reconnaissance nationale décerna un drapeau à l’armée d’Italie, comme un monument de sa gloire et de son courage : ce drapeau est devenu le gage de nouveaux triomphes, ou plutôt de prodiges, qui, par leur nombre et leur éclat, ont surpassé tous les faits mémorables, transmis par les fastes de l’histoire.

Mais cette invincible armée n’a plus d’ennemis à combattre en Italie … Elle y a fait disparaître, elle y a dévoré cinq armées ennemis, et la paix seule a pu mettre un terme à ses exploits. Elle va donc quitter le nom de cette contrée, qui ne peut plus être le théâtre de sa valeur ; mais en se séparant du drapeau sous lequel elle a combattu avec tant de gloire, elle veut le déposer dans cet auguste sanctuaire, entre les mains des magistrats suprêmes de la République.

Voilà, Citoyens Directeurs, cette enseigne, illustrée par tant de victoires, qui flotta dans les campagnes d’Italie avec tant de splendeur : elle vous est présentée par deux guerriers, le Général de division Joubert, et le chef de brigade d’artillerie Andréossi : l’un et l’autre ont mérité cette honorable mission par leurs talents, leur bravoure, et la part qu’ils ont eue aux lauriers cueillis en Italie : elle vous est présentée avec le tableau des actions innombrables qui ont signalé la valeur de l’armée avec laquelle ils ont combattu. Quel français, s’il n’est pas indigne de ce nom, ne sentira pas son cœur palpiter à l’aspect de cette bannière ! Nos neveux parcourront, avec étonnement et respect, cet éclatant témoignage de la bravoure de leurs pères.

Gloire à vous, vaillants défenseurs de la Patrie, généraux et soldats, qui avez environné de tant d’éclat le berceau de la République : gloire à toi, jeune héros, chef magnanime, qui conduisit cet intrépide phalange à la victoire ! Au printemps de ton âge, tu allias l’audace d’Achille à la sagesse de Nestor ; tu soumis l’art et la nature à l’ascendant de ton génie… Libérateur des peuples, vainqueur et pacificateur des nations, quel genre de gloire ne brille pas sur ton front ? Immortels guerriers, vos noms vivront d’âge en âge, et feront l’objet d’un culte religieux pour la postérité la plus reculé.

Et les vôtres aussi, Citoyens Directeurs, seront consacrés dans les annales de la République et associés à ces triomphes. Qui pourrait oublier qu’appelés au gouvernement de ce vaste empire, au milieu des orages et des écueils, votre vigilance, votre sagesse et votre énergie ont tant de fois sauvé la chose publique des dangers qui l’environnaient ? Nous jouissons déjà des fruits de vos travaux : le nord et le midi sont vaincus, et vous avez donné la paix au continent. Vos regards se tournent maintenant vers l’occident, où le léopard britannique est encore debout. C’est sur cette île, enorgueillie par quelques succès qui nous retracent le souvenir de longues injures, que vous appelez nos armes victorieuses. De toutes parts les cohortes républicaines attendent le signal pour cette nouvelle carrière de gloire. Elles brûlent d’aller punir ce tyran des mers et de venger le sang français, qui a coulé dans les ruisseaux creusés par leur or corrupteur. Ce dernier triomphe, en assurant le repos de l’Europe, couronnera les glorieuses destinées de la République.

Le général Joubert dit :

Citoyens Directeurs,

Je suis chargé avec le chef de brigade Andréossi de vous présenter le drapeau de l’armée d’Italie ; elle a fini sa tâche. Après quatre ans de la lutte la plus opiniâtre, une année de victoires lui a suffi pour donner des beaux jours à la République. Un souhait lui restait à former, celui de venger la France des attentats horribles du cabinet britannique, et bientôt plusieurs de ses invincibles colonnes vont franchir l’espace qui les sépare de l’île fatale où l’on osait nous préparer des fers. En vain de grands obstacles se présentent ; le génie de Bonaparte et les destins de l’armée d’Italie, ne les ont-ils pas jusqu’à présent vaincus ?

Qu’on la suive depuis le passage du Var, cette étonnante armée, on la verra se soutenir avec une poignée d’hommes, dans sa conquête de Nice, contre les efforts réunis et multipliés des austro-sardes, leur arracher à Gilette l’espoir d’envahir le territoire français ; reconquérir Toulon sur toutes les forces de la coalition, que la trahison de Pitt y avaient introduites. On la verra, la même année, s’emparer des Alpes ; et après avoir été assaillie de toutes parts par les maladies, par la famine et par les privations de tous genres, menacer enfin à son tour les despotes d’Italie.

Quelle que fut sa faiblesse, quels que furent le nombre et la hardiesse de ses adversaires, elle ne fit jamais un pas rétrograde. Dessinz, avec 30 000 hongrois de troupes choisies, en fit l’épreuve dans la rivière de Gênes ; dix mille français l’arrêtèrent dans les lignes de Barghetto, sauvèrent encore une fois les départements méridionaux, et la bataille de Louno vint compléter sa défaite.

Que dirai-je de Bonaparte ? que dirai-je de ses campagnes de l’an 4 et de l’an 5 ? l’univers entier en retentit, et déjà elles ont déterminé, dans le système politique des changements heureux qui consacrent à jamais la puissance et la souveraineté d’un grand peuple.

Voilà le monument qui transmettra à la postérité la plus reculée les événements militaires et diplomatiques de ces célèbres campagnes ; il est beau de le montrer aux yeux étonnés de la nation, le jour même qu’on lui proclame la paix la plus glorieuse, qui donne à la France les limites des anciennes Gaules, lui rend l’état de l’Europe le plus respectable, et fini tout à coup la révolution et ses secousses. Ils le savaient bien, ceux qui ne voulaient pas la République, qu’elle deviendrait inébranlable, si les préliminaires de Leoben se changeaient un soir en traité définitif ; ainsi que n’ont-ils pas fait au-dedans pour aider l’impuissance de la coalition au dehors ? Mais l’armée d’Italie avait l’instinct de la République ; sa voix a tonné, les autres armés ont aussitôt répété le même cri, le Gouvernement a frappé, les conspirateurs ont disparu, et le traité tant différé a été enfin conclu.

Vous qu’une imagination indiscrète égare, et qui voulez toujours la République en tourmente, vous osez répéter qu’on pourrait faire encore davantage, en continuant la guerre : sans doute l’armée d’Italie eût tout vaincu, tout subjugué, elle eût pu conquérir le monde ; mais est-ce ainsi que l’on conserve la République ? Que devient Rome après sa conquête ? La modération d’un gouvernement qui sait arrêter à propos le cours de sa victoire, n’est-elle pas aussi admirable que le courage et le dévouement des armées qui triomphent ?

Vous, dont l’opinion fut jusqu’à présent vacillante, trouvez dans le monde une nation qui ait fait de plus grandes choses, qui ait acquis plus de gloire, ou reconnaissez enfin le génie de la liberté. Le moment est arrivé qui doit avoir résolu tous les doutes, ou il faut être républicain, ou il faut surtout ne plus rêver de révolution. L’armée d’Italie au nom de laquelle je parle, plus décidée que jamais à ne reconnaître que la Constitution de l’an 3, est convaincue que le même gouvernement libre qui a fait la gloire du peuple français, peut enfin seul en faire le bonheur ; et c’est dans son sein qu’elle vient déposer le drapeau de ses victoires, gage précieux de son dévouement et de son amour pour la République.

Le chef de brigade Andréossi continue en ces termes :

Citoyens Directeurs,

L’artillerie aurait-elle osé s’attendre à des distinctions particulières dans une armée où tous les corps ont rivalisé d’émulation ? Soldat obscur de l’armée d’Italie, je ne dois l’avantage flatteur d’être réuni au général Joubert pour la présentation de l’oriflamme, qu’à l’estime et à la bienveillance du général Bonaparte pour un corps qui s’honorerait de l’avoir produit, si les hommes de génie pouvaient appartenir à d’autres qu’à eux-mêmes.

Il était encore capitaine dans cette arme, lorsqu’il arracha Toulon aux Anglais ; il méditait de grandes choses, lorsque, l’année d’après, l’expédition de Saorgio, dirigée par ses soins, et l’occupation du pays de Gênes, préparaient dès lors cette campagne immortelle qui a jeté les fondements de la régénération de l’Italie, donné la paix au continent, affirmé l’empire français et étendu ses limites.

L’armée d’Italie a donc terminé ses travaux au-delà des Alpes ; elle a rempli en quelque sorte des hautes destinées. Cette brave armée s’est montrée terrible aux ennemis du dehors. Implacable pour les ennemis de l’intérieur, pour ces provocateurs de troubles et de déchirement de la patrie, elle a dit un mot, et les factieux ont pâli. Grâces vous soient à jamais rendues, premiers magistrats de la grande Nation ! votre conduite ferme et généreuse dans la mémorable journée du 18 fructidor, a achevé de sauver la République.

Il reste encore à nos braves un ennemi à combattre ; il faut enfin voir disparaître les restes de cette coalition impie qui a désolé l’Europe. Fière Albion ! ton heure a sonné. La valeur française, guidée par le héros de l’Italie, saura l’atteindre malgré l’intervalle des mers, et l’humanité sera vengée des attentats du plus atroce des gouvernements.

Lorsque cet ennemi n’existera plus, alors seulement il sera permis de songer au repos ; alors on suspendra aux voûtes du temple de la paix les oriflammes des armées, ces sauvegardes de la liberté, ces témoignages de l’intrépidité des troupes françaises, et gages de leur dévouement. Pour animer l’esprit public, on les montrera dans les jeux, dans les fêtes nationales ; et si la liberté se trouvait en péril, si l’étranger osait de nouveau menacer nos frontières, on portera ces oriflammes sur la place publique ; là, le serment de Montélezimo sera le signal et le garant de l’anéantissement des ennemis, ou des conspirateurs.

L’artillerie salue le drapeau triomphal par une décharge de toutes ses pièces.

Le président du Directoire le reçoit des mains des deux guerriers, et leur répond :

Citoyens,

Les cris de la victoire annoncèrent cent fois dans ce palais les glorieux trophées de l’invincible armée d’Italie ; cent fois par cette foule de drapeaux arrachés à l’ennemi, le Directoire exécutif fut à même de calculer les immenses travaux de vos braves frères d’armes ! Aujourd’hui l’armée d’Italie termine cette mémorable correspondance par le renvoi du drapeau que l’honneur français confia si justement à sa bravoure ; mais les noms des victoires sont tellement multipliées sur cet étendard, que l’œil trompé par cette longue liste, serait tenté de la prendre pour celle des actions de chaque soldat, et veut connaître par quelle vertu, des guerriers ont ainsi franchi les limites ordinaires posées par la nature au courage des hommes ; nous la trouvons, cette vertu, dans l’amour de la liberté ; c’est lui qui renverse tous les obstacles ; qui fait braver à l’homme tous les dangers, qui le rend insensible à toutes les privations, l’élève au dessus de ses ennemis, le range dans la discipline, double la vigueur de ses bras, et embellit la victoire par la beauté et la justice de la cause pour laquelle il combat ; tel fut l’esprit qui fixa la fortune dans les camps de l’armée d’Italie.

Au nom de la République française, je te salue, drapeau révélateur de tant de hauts faits ! que le marbre et le bronze te traduisent ; je te salue encore comme la glorieuse enseigne de la paix ! que les bienfaits qu’elle présage embellissent les destinées de ceux qui l’ont et dictée et conquise ! Républicains français, ce drapeau vous commande le bonheur de tous vos braves défenseurs, c’est leur pacte d’alliance avec toutes les familles ; ils se sont chargés d’immortaliser le nom français, chargez-vous de leur félicité, et que la République réponde par une adoption auguste et générale à l’hommage imposant et filial qu’elle reçoit de l’armée d’Italie.

Braves soldats, ce drapeau n’est pas seulement le monument de vos triomphes passés, il est encore l’oracle de vos succès futurs. La France voit ici, dans le titre de chaque victoire, la prédiction du sort que vous réservez à la perfide Angleterre. Allez donc sur les bords de la Tamise purger l’univers des monstres qui l’oppriment et le déshonorent. Vous nous avez accoutumé à croire aux prodiges des temps héroïques ; vous réaliserez de même les merveilles des temps fabuleux. Allez anéantir un gouvernement tyrannique qui, tandis que l’Europe nous admire, met à contribution les poisons pour se venger de votre gloire. Allez, partout ailleurs vous n’eûtes à terrasser que de généreux adversaires ; mais ici il ne s’agit plus de combattre, mais d’enchaîner quelques tyrans. Que le palais de Saint-James s’écroule ! la patrie le veut, l’humanité l’exige, votre vengeance l’ordonne.

Et vous, brave général, déposez au sein de la patrie, ce drapeau qui a embrasé tous nos cœurs ; tous les républicains y puiseront le souvenir de vos exploits ; ils vous verront à Cassaria, vous précipiter sur l’ennemi à la tête de vos carabiniers, et préparer par votre intrépidité, la fameuse victoire de Castiglione et de Rivoli, et ils vous verront à Roverado culbuter l’autrichien, briser les barrières qui fermaient à l’armée française les avenues de Trente, et forcer les défilés du Tyrol ; ils vous suivront aux combats de Lavis et de Clauzen ; ils assisteront à votre entrée triomphante dans la ville de Bolzen et de Brinen ; ils compteront ces prisonniers, ces canons, ces drapeaux pris dans les gorges d’Inspruck, et frappés de tant de services rendus à la patrie, ils reconnaîtront, à la mission dont vous vous acquittez, que vos frères d’armes, compagnons de vos travaux, vous en devaient cette honorable récompense.

C’était ainsi, Citoyen général, que l’honneur des camps devait vous venger des impuissants efforts de la faction royale ; vous paraissez entouré du rayon de votre gloire dans des murs où, il y a quelque mois, des conspirateurs en délire s’écriaient avec fureur : « Et cet homme vit encore ! ». Oui, il vit encore pour la gloire de la nation, pour la défense de la Patrie. Ainsi la liberté fait à chacun son partage ; les vœux des méchants disparaissent devant sa justice. Les vertus d’un grand homme reçoivent un nouveau lustre des atteintes de la calomnie, et quand vos détracteurs sont condamnés à vivre dans la honte, l’estime nationale vous appelle à vivre au temple de mémoire.

Et vous, modeste Andréossi, en vain vous cherchez à vous dérober à votre gloire. Les services importants que vous avez rendus à l’armée d’Italie, vous signalent à la patrie reconnaissante, comme l’ornement de deux corps qui jouissent en Europe d’une réputation si distinguée. L’histoire en racontant à la postérité les hauts faits de l’armée d’Italie, ne manquera pas de lui dire que vous avez été constamment chargé de la partie la plus difficile et la plus essentielle sur ce théâtre de la guerre, celle de la direction des ponts. Elle lui dira que c’est à votre génie et votre intrépidité que sont dues ces marches si savantes et si rapides, qui étonnèrent tant de fois l’ennemi et assurèrent les brillants succès inscrits sur ce drapeau.

Le Président et tous les membres du Directoire donnent l’accolade fraternelle au général Joubert et au chef de brigade Andréossi ; l’un et l’autre vont ensuite prendre place sur des sièges en face du général Bonaparte.

Le conservatoire de musique exécute le Chant du Départ. Tandis que l’assemblée y applaudit avec transport et en répète le refrain chéri, on présente au Directoire le drapeau et le guidon du grenadier à pied et à cheval composant la garde constitutionnelle. Le président du Directoire y attache les cravates, et donne au citoyen Jubé, commandant en second de ladite garde, l’accolade fraternelle.

Le Directoire lève la séance, et se met en marche pour rentrer dans son palais. Le cortège retourne dans le même ordre qu’il était venu.

Les spectateurs saluent, à son départ, le général Bonaparte par les mêmes acclamations qui l’avaient accueilli à son arrivée. On salue également le drapeau de l’armée d’Italie ; un officier supérieur le porte avec vénération, et on le suspend, au son d’une musique guerrière, à la voûte de la salle des séances du Directoire.

Le Directoire exécutif arrête que le procès-verbal ci-dessus de la cérémonie relative à la réception de la ratification du traité de paix conclu avec l’empereur, et à la présentation au Directoire, du drapeau de l’armée d’Italie, sera imprimé au Bulletin des lois avec le présent arrêté et distribué en la forme et au nombre ordinaire.

Signés :

Le ministre de la Justice, en charge de l’exécution de cet arrêté,

Le président du Directoire exécutif,

Par le Directoire exécutif,

Le Secrétaire général.



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Archives Nationales - Cote : AF*III 9 folio 249 recto-268verso







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Pierre COMBALUZIER - 64000 PAU - FRANCE - 1997
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