PREMIER RAPPORT
FAIT AU NOM
DU COMITE DE L'IMPOSITION
LE 18 AOUT 1790
IMPRIME PAR ORDRE DE L'ASSEMBLEE NATIONALE
ORDRE DE TRAVAIL
MESSIEURS,
LORSQUE par votre arrête mémorable du 17 juin de l’année dernière vous avez déclaré que la Nation Française rentrait dans le droit inaliénable, imprescriptible, de ne reconnaître d’autorité que la sienne en matière de contribution, vous avez pris l’engagement sacré de lui conserver, par la Constitution qu’elle vous a chargés de lui tracer, l’exercice de ce droit dans toute son intégrité, & d’opérer dans cette partie si importante pour le bonheur des Citoyens & pour la liberté publique, la même régénération que dans toutes les autres de son Economie Politique. Vous avez donc deux devoirs à remplir ; l’un de déterminer la place que le régime des contributions publiques doit occuper dans cette Constitution, l’autre de déterminer la nature, le mode & le montant de ces contributions.
Telle sera donc la division du travail que votre Comité de l’Imposition va commencer à mettre sous vos yeux : un rapport dans lequel il développera les principes qui dérivent nécessairement de ceux que vous avez posés dans la Déclaration des droits, & dans les parties déjà terminées de la Constitution, précédera un projet de Décret, contenant les articles qu’il regarde comme constitutionnels : vous y verrez non seulement tout ce qui tient à l’établissement des contributions, mais encore tout ce qui concerne leur assiette, leur répartition, leur recouvrement, réservé soigneusement au Corps Législatif, & sous ses ordres, aux Corps Administratifs & aux Municipalités, qui, composées comme lui de Membres élus par leurs Concitoyens, mériteront leur confiance, & sauront allier la justice due à tous, avec la fermeté que le bien de l’Etat exige contre ceux qui voudraient troubler l’ordre public, en se soustrayant au tribut que chacun doit à la Patrie, & avec les égards auxquels le malheur aura des doits dans la distribution des soulagements, dont la disposition leur sera confiée.
Vous verrez les bases d’un ordre de comptabilité simple & clair, d’après lequel les recettes publiques, acquittant immédiatement les dépenses, ne passeront plus par ce nombre de mains, qui, même supposées pures, en retenaient toujours une potion à titre de services ou d’émoluments, et d’après lequel aussi toutes les Caisses particulières répondront à un centre commun pour pouvoir présenter dans tous les moments la situation des finances de la Nation à la vigilance de ses Représentants. Vous avez déchiré le voile mystérieux dans lequel les opérations fiscales s’enveloppaient, on vous proposera d’empêcher qu’on ne tente d’en conserver quelque partie, & de couvrir sous l’apparence de la publicité même, des moyens toujours désastreux lorsqu’ils sont présentés avec art, & difficiles à saisir.
On déterminera le degré d’action que les agents du Pouvoir Exécutif devront avoir sur cette partie, & l’espèce d’ordres que les fonctions augustes du Roi le mettront en droit de donner ; car s’il doit commander immédiatement aux forces de terre & de mer dont la direction lui est confiée, s’il faut que certaines opérations des Corps Administratifs, celles surtout qui regardent les travaux publics, reçoivent de lui une impulsion que rien ne leur imprimerait, s’ils restaient isolés, en matière de contributions, c’est de la Législature seule que toutes les décisions importantes doivent émaner, aucune disposition de fonds ne doit être faite qu’en vertu de ses décrets, c’est Elle qui doit donner toutes les règles de la comptabilité, & l’activité du Pouvoir Exécutif doit être uniquement employée à procurer leur exacte observation.
Mais ce rapport des contributions & de leur produit avec le Corps Législatif & le Roi, n’est pas le seul principe à établir dans la Constitution ; leur rapport avec la liberté individuelle, avec le bonheur de la tranquillité des Citoyens, doit être déterminé par vous. Vous devez fixer des bornes que l’avidité des percepteurs ne puisse pas franchir, & qui conservent aux droit de l’Homme et du Citoyen, la juste étendue que vous leur avez restituée. Il est donc des formes de perception que vous devez bannir, & l’esprit fiscal qui avait dicté les lois précédemment en usage, disparaîtra devant celles dont vous composerez le Code des contributions publiques.
Voici, Messieurs, l’aperçu des vues qui vous seront développées dans le rapport sur les articles constitutionnels. Heureux, si la situation dans laquelle vous avez trouvé les affaires de l’Etat, nous permettait de rester toujours rigoureusement attachés aux principes que vous poserez, votre Comité ne vous présenterait que des moyens exempts de toute objection ; mais, si les circonstances impérieuses le forcent de s’en écarter, il les aura toujours devant les yeux pour s’en écarter le moins possible, et ces principes serviront après vous de règle aux Législatures, pour y ramener le système des contributions à mesure que les effets de vos bonnes lois & des dispositions sages que vous aurez faites, leur en donneront la possibilité, & ce temps heureux n’est pas éloigné.
Parmi les charges de l’Etat, il en est que chaque année verra s’évanouir, & même assez rapidement ; il est des économies que vous n’avez pu indiquer, & qui seront effectuées après vous, il est une progression certaine dans la richesse générale, qui résultera de la transformation des Domaines Nationaux en propriétés particulières, de l’égalité de droits entre tous les Citoyens dont le principe appliqué aux successions accroîtra encore le nombre des propriétaires, & de la liberté que vous avez établie, dont les heureux effets s’étendront successivement à toutes les branches de l’agriculture, du commerce & de l’industrie, à toutes les transactions civiles, & bannira l’indigence avec tous les maux qu’elle traîne à sa suite, en détruisant le régime oppresseur & fiscal qui en était la source.
Votre Comité des Finances vous a déjà soumis l’aperçu des dépenses publiques, & vous n’en avez pu fixer qu’une partie, le même Comité prépare & vous présentera très incessamment l’état de la dette que vous avez mise sous la garde de l’honneur & de la loyauté de la Nation Française ; le parti que vous prendrez sur le mode de son acquittement, déterminera l’étendue des besoins publics ; cependant le temps s’avance & vous avez ordonné à votre Comité de l’Imposition de commencer à vous exposer son travail, parce que vous ne pouvez pas différer de statuer sur les bases à donner aux Corps Administratifs pour l’établissement des contributions de l’année prochaine, & parce qu’il est des mesures nécessaires à prendre pour que les perceptions nouvelles succèdent sans interruption à celles que vous ne laisserez plus subsister.
Votre Comité vous obéit ; & quoiqu’il n’ait pas encore des données certaines sur la somme totale, pour laquelle il devra vous présenter des moyens, il vous mettra sous les yeux ceux qu’il regarde comme les plus analogues à vos principes, ou ceux qui s’en éloigneront le moins.
De toutes les contributions la plus naturelle sans doute, est celle qui se perçoit sur les fruits de la terre, & c’est aussi celle des premiers peuples ; elle subsiste même encore surtout chez les Nations pauvres qui n’ont pas assez de signes représentatifs pour les substituer aux denrées même qu’il leur est alors plus commode de donner en nature. Cette forme qui présente d’abord un aspect séduisant d’égalité, a fait place dans les Etats plus riches à la contribution pécuniaire que l’on peut rendre plus exactement proportionnelle au revenu net, qui seul doit supporter la contribution.
Votre Comité n’examinera point ici la question de l’unité d’impôts, il n’examinera pas non plus si, toutes les richesses venant de la terre, la terre seule doit supporter toutes les contributions ; des auteurs illustres ont discuté cette matière, mais l’application de leurs principes, possible, sans doute, dans un pays neuf, serait impraticable dans un Etat, où la longue suite d’une administration arbitraire & variable, a sans cesse augmenté les besoins en tarissant les ressources, obstrué les canaux de la reproduction, & porté les capitaux vers l’agiotage, au lieu des emplois utiles qu’ils iraient naturellement chercher.
Il est pourtant une réflexion que votre Comité ne doit pas passer sous silence ; c’est que le système vicieux d’impositions sous lequel la France a gémi si longtemps, & dont tous les Etats de l’Europe sont plus ou moins infectés, est encore un des maux enfantés par le despotisme, un des moyens dont il s’est servi le plus habilement pour s’accroître.
En effet,Messieurs, si vous parcourez notre histoire, nous verrons le droit de la Nation sur l’établissement des contributions publiques presque toujours reconnu, & toujours éludé par l’adresse, jusqu’aux derniers règnes, sous lesquels des Ministres audacieux ont quelquefois déployé la force pour les établir ; nous verrons Louis XIV lui-même, doutant de sa puissance lorsqu’il voulut établir le dixième, quoique rassuré par les Casuistes qu’il avait consultés, attendre avec inquiétude l’enregistrement de cet impôt par le Parlement, qui, pour la première fois, à cette époque, crut pouvoir représenter la Nation.
Les Rois et leurs Ministres, pour se soustraire à la dépendance des Etats-Généraux, qui pourtant n’avaient que trop souvent consenti à l’établissement de charges onéreuses, telles que la Taille, la Gabelle & les Aides, imaginèrent, tantôt sous le prétexte de la féodalité, tantôt sous celui de la Souveraineté, d’établir des droits que l’on appela Domaniaux, & qui, n’étant jamais exactement définis, prêtèrent à toutes les extensions que le génie fiscal voulut leur donner. La création des Offices fut une nouvelle source féconde en produit pour le Fisc & en vexations pour le Peuple ; non seulement on en forma pour toutes les fonctions nécessaires, mais on en vit encore créer en foule pour des emplois inutiles, que souvent ensuite l’on supprimait en laissant subsister les droits que l’on y avait attachés.
Les privilèges en matière d’imposition ont été encore une des causes qui ont le plus contribué à écarter des vrais principes. Il y avait des Provinces, des Corps, des classes de Citoyens inaccessibles à certains impôts ; il fallait donc en inventer de nouveaux pour les y assujettir, & souvent même des Administrateurs guidés par de bonnes intentions, ont été forcés, pour parvenir à ce but, de prendre des moyens qu’ils reconnaissaient pour défectueux, mais dont une résistance, qu’ils n’auraient pu vaincre, leur faisait une loi de se servir.
On trompait le peuple, en lui persuadant que certaines charges, dont il payait cependant une grande partie, portaient sur d’autres que sur lui ; on trompait les Privilégiés, en les imposant indirectement, & dans ce dédale, dont la plupart des Ministres même ignoraient les détours, des sommes exorbitantes levées sur les Citoyens n’arrivaient au Trésor public qu’après avoir éprouvé des diminutions considérables.
Les Ministres & les Agents subalternes du Gouvernement trouvaient dans cette obscurité des moyens de profit, de considération, d’autorité qui les flattaient ; beaucoup de places à donner, beaucoup de demandes à recevoir, presque tous les Citoyens dans leur dépendance, soit pour obtenir des grâces, soit même pour obtenir justice ; & ce n’était pas seulement dans les Pays soumis au despotisme qu’existe ce régime vicieux, il s’est invétéré chez une Nation voisine, orgueilleuse de sa liberté, & l’ambition des Ministres Anglais pour étendre, par le moyen des taxes, la prérogative de la Couronne & leur propre influence, est peut-être la faute salutaire à laquelle les Etats-Unis d’Amérique doivent leur indépendance.
Mais, Messieurs, le temps de ces erreurs est passé, vous avez détruit tout ce qui s’opposait à l’égale autorité des Lois sur tous les Citoyens, les bienfaits de notre Constitution seront les mêmes pour tous, & tous doivent fournir aux besoins de la Patrie ; c’est dans cet esprit qu’a été fait le travail de votre Comité.
Une contribution répartie par égalité proportionnelle sur toutes les propriétés foncières vous sera présentée comme la principale ; on l’a débarrassée des formes vexatoires que la qualité mixte des impositions auxquelles elle succède avait introduites ; son régime sera simple, sa perception facile, & sa comptabilité claire.
Une contribution sur les facultés aura pour bases la qualité de Citoyen actif, & le prix du loyer des maisons ; cette mesure n’est pas d’une exactitude rigoureuse, mais c’est encore la moins imparfaite que l’on ait pu trouver : il est en général vrai que chacun est logé selon ses facultés, ainsi l’on ne commettra pas de grandes erreurs ; si l’égalité proportionnelle est le caractère essentiel de la contribution foncière, il a paru à votre Comité que celle sur les facultés devrait d’abord être nulle pour les Citoyens dont le revenu serait au dessous d’une somme déterminée, & qu’elle pouvait ensuite, sans injustice, devenir progressive selon de certaines règles pour soulager les moins aisés en portant un peu plus sur les riches ; il a pensé aussi que les Propriétaires fonciers devaient être traités, dans la contribution personnelle, un peu plus favorablement que ceux dont les propriétés ne supportent pas ce premier genre de contribution.
Un droit sur les actes, un autre sur les mutations de propriétés & un timbre, donneront un produit plus considérable que celui du centième denier & des droits Domaniaux, mais les formes en seront beaucoup moins vexatoires, les tarifs plus clairs, les gradations mieux établies, & votre Comité s’est attaché surtout à soulager le Pauvre dans cette perception.
Des droits sur les boissons & sur les entrées des Villes doivent être conservés, parce que vos besoins sont grands, mais le régime vexatoire des aides sera changé en un régime plus doux & plus compatible avec la liberté des Citoyens ; et pour les entrées des Villes, il faudra réformer les tarifs actuels, & les graduer de manière que les objets de luxe portant une plus forte charge, les denrées communes, & surtout les aliments du peuple éprouvent une diminution.
Les traites de l’intérieur seront supprimées, & le voyageur ni les marchandises ne trouveront plus ces barrières multipliées qui gênaient la circulation des hommes et des choses : un droit unique aux frontières du Royaume sera réglé sur les importations et les exportations de la manière la moins désavantageuse au commerce & celui du transit jouira de toutes les facilités que les précautions nécessaires contre la fraude pourront permettre de lui donner.
La culture du tabac, sa fabrication & son débit, seront libres ; ainsi les parties du Royaume qui étaient en possession de cette liberté ne la perdront pas, & les autres la recouvreront, mais l’importation de cette denrée, restant dans les mains d’une Compagnie, produira encore un revenu considérable, quoique le prix soit baissé à un taux qui ne puisse plus attirer la contrebande.
Enfin les autres branches de revenu, comme les Postes, les Messageries & d’autres moins considérables, seront améliorées autant qu’il se pourra, mais par des moyens qui réuniront l’avantage des Citoyens au profit plus grand de l’Etat.
Il en est une de ces branches de revenu, que votre Comité rougirait de nommer ; honorée quelquefois du titre d’impôt volontaire, elle est destructrice des mœurs, et c’est surtout sur le pauvre qu’elle exerce la séduction la plus puissante ; votre Comité ne doit proférer ce nom qu’en vous proposant de l’effacer pour jamais, il attendra donc jusqu’au moment où la balance établie entre les recettes et les dépenses pourra vous permettre de prononcer ce décret salutaire.
Chaque classe de contributions ou de droits, vous sera présentée dans des projets particuliers de Décrets, dont chacun précédé d’un rapport qui en expliquera les motifs, sera, lorsque vous y aurez statué, suivi d’une instruction qui développera les moyens d’exécution & contiendra les formules & modèles d’états nécessaires pour la rendre uniforme & facile.
Votre Comité, Messieurs, doit terminer ce premier rapport en vous disant que si l’état embarrassé dans lequel vous avez trouvé les finances du Royaume ne vous permet pas la satisfaction de diminuer la masse des contributions publiques, du moins vous ne l’augmenterez pas, & vous aurez la consolation d’avoir très effectivement soulagé le Peuple des vexations qui accroissaient beaucoup pour lui les charges de l’impôt, & d’être assurés que si ceux que l’intrigue, le crédit ou des exemptions y dérobaient en partie, paient plus qu’ils ne faisaient, ceux qu’aucun de ces moyens ne garantissait de l’exactitude fiscale éprouveront une véritable diminution.
L’Ordre de travail que votre Comité vient de vous exposer, demanderait que les articles constitutionnels vous fussent présentés les premiers ; mais les circonstances pressées exigent que vous vous occupiez sans délai de mettre en activité les Corps Administratifs pour l’assiette des contributions foncière et personnelle ; il est encore une autre partie annoncée depuis longtemps dont l’établissement nécessite des mesures un peu longues, & sur laquelle vous serez empressés de statuer ; c’est le reculement des barrières aux frontières ; votre Comité d’Agriculture & de Commerce, saisi depuis longtemps de cet objet s’est concerté avec votre Comité de l’Imposition, & peut vous en faire le rapport dès aujourd’hui ; il sera suivi par celui sur le tabac pour lequel les deux Comités se sont aussi concertés ; les projets de Décrets sont simples, & ces deux objets indépendants, pour ainsi dire, de tous les autres, peuvent être traités avant comme après ; mais un motif puissant pour vos deux Comités de vous proposer cette intervention, c’est le triple avantage de satisfaire l’intérieur du Royaume fatigué des droits locaux, de décharger le Trésor Public de frais très onéreux pour lui depuis la suppression de la Gabelle, & enfin d’annoncer aux anciennes Provinces Belgiques & d’Alsace, que le revenu du tabac utile aux Finances de l’Etat ne coûtera point de sacrifices à leur patriotisme ; déjà les ennemis de la révolution & de l’Ordre Public cherchaient à leur donner des craintes, & rien ne sera plus propre à y établir et à y maintenir le calme que l’adoption d’un plan conforme à vos principes & par lequel les droits des Citoyens n’auront à redouter aucune atteinte.
Votre Comité vous fera, lorsque vous l’ordonnerez, son rapport sur la contribution foncière, & vous présentera successivement ensuite, & sans interruption, toutes les parties de son travail.