LETTRE
DU PRINCE DE TALLEYRAND
A
MONSIEUR LE COMTE JUSTE DE NOAILLES
AMBASSADEUR DE FRANCE EN RUSSIE
EN DATE DU
28 JUILLET 1815
Paris, le 28 juillet 1815.
Monsieur le Comte, j’ai reçu la dépêche que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser sous le N° 53. L’heureux retour du Roi met fin aux difficultés de position qui résultaient naturellement pour vous et les personnes attachés à votre ambassade de l’état de choses en France pendant les mois qui se sont écoulés.
Vous avez appris par les journaux que Buonaparte, désespérant d’échapper à la surveillance de la croisière anglaise, s’était rendu le 15 à bord du Béllerophon et s’y était mis à la discrétion du gouvernement de Sa Majesté Britannique. A peine informé de cet événement, le Prince Régent d’Angleterre s’ »est empressé de donner l’ordre de faire cesser immédiatement toute hostilité sur les côtes de France. Vous trouverez dans la Gazette ci-jointe, sous le N° 9, la note que m’a adressée lord Castlereagh pour me donner officiellement communication de cette mesure.
Sa Majesté a dû s’occuper de signaler à la vengeance des lois ceux de ses sujets désignés comme ayant pris part à l’attentat qui a fait fondre tant de malheurs sur la France. Son cœur généreux leur eût pardonné, mais l’intérêt de son peuple, la sûreté du trône réclamaient une juste fermeté, et à cet égard l’opinion semblait même demander quelque rigueur.
Forcé de punir, mais écoutant encore sa clémence, le Roi a voulu du moins limiter le nombre des coupables ; l’ordonnance ci-jointe les réduit à 57, dont 19 seront immédiatement traduits devant les conseils de guerre dans leurs divisions respectives ; les 38 autres doivent sortir de la capitale et attendre, sous la surveillance du ministre de la police générale, et dans les lieux qu’il aura indiqués, le moment où les Chambres auront statué sur leur sort.
Cette limitation du nombre des coupables, qui, à quelques égards, imprime à l’ordonnance du Roi le caractère d’une amnistie, a été appréciée comme elle devait l’être, et il y a lieu d’espérer que la modération du gouvernement ramènera enfin à des idées plus saines et à des sentiments plus honorables les hommes auxquels leur conscience doit dire qu’ils avaient mérité d’être mis au rang de ceux qui ont encouru le châtiment.
Une autre ordonnance désigne les membres de la Chambre des pairs qui, ayant siégé dans celle que l’usurpateur avait institué, sont regardés comme ayant donné leur démission. Il a été nécessaire de fixer les idées sur ce genre de conduite ; Sa Majesté , toutefois, ne s’est pas interdit d’employer à son service ceux qui, dans cette situation même, ont fait preuve de droiture et ont professé des opinions raisonnables.
Les troupes alliées sont arrivées en grand nombre sur plusieurs points du royaume. Indépendamment des charges que leur présence impose, il en résultait pour le gouvernement, sinon une impossibilité absolue, du moins une difficulté presque insurmontable de percevoir une grande part des revenus publics, réduits d’ailleurs par tant de causes. La marche de l’administration, entièrement paralysée dans quelques départements, était entravée dans presque tous les lieux occupés par des troupes étrangères. Le ministère du Roi a réussi à lever une partie de ces difficultés, et vous verrez, Monsieur le Comte, par la note officielle des ministres des Cours alliées, insérée dans la Gazette ci-jointe N° 8, que les mesures sont prises pour régler la position des différentes armées, régulariser la marche de l’administration dans les pays occupés par elles, y rétablir les autorités du Roi et annuler les contributions en argent dont plusieurs villes et départements avaient été frappés d’après des ordres particuliers.
Presque toutes les villes du royaume, dont les dispositions avaient été comprimées, ont enfin pu arborer le drapeau blanc, et faire parvenir au Roi l’expression de leur dévouement. Une grande partie de l’armée française de la Loire a pris la cocarde blanche, et, indépendamment de l’acte de soumission collective adressé par le général en chef, le Roi reçoit journellement les soumissions particulières des différents corps qui la composent.
in CORRESPONDANCE DIPLOMATIQUE DES AMBASSADEURS ET MINISTRES DE RUSSIE EN FRANCE ET DE FRANCE EN RUSSIE
AVEC LEURS GOUVERNEMENTS DE 1814 A 1830 - TOME I 1814-1816 - PUBLIEE PAR ALEXANDRE POLOVTSOFF - SAINT-PETERSBOURG
EDITIONS DE LA SOCIETE IMPERIALE D’HISTOIRE DE RUSSIE