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TALLEYRAND D'APRES GERARD




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LA DISGRACE DE TALLEYRAND

EN 1816

PAR

MICHEL MISSOFFE





Le dimanche 17 novembre 1816, lord Charles Stuart, demi-frère du vicomte Castelreagh, donnait un grand dîner, 39, rue du Faubourg-Saint-Honoré, dans l’hôtel construit un siècle plus tôt par Mazin, pour le duc de Charost-Béthune. Le gouvernement britannique venait de l’acheter par l’intermédiaire de Quintin Crawfurd, le riche époux de Mme Sullivan, afin d’y établir son ambassade. Les contemporains se souvenaient d’y avoir connu, avant la Révolution, le prince Auguste d’Arenberg, comte de la Marck et, sous l’Empire, la princesse Pauline Borghèse, dont le poète Arnault écrira qu’elle était « la plus jolie personne qu’on pût voir et la lus déraisonnable qu’on pût imaginer ».

Sir Charles Stuart, - élevé à la pairie, le 1er mai 1814, et devenu Lord Stuart de Rothesay, - approchait de la quarantaine. Plus militaire que diplomate, il avait alimenté la chronique galante du Congrès de Vienne et les bulletins de police du baron de Hager, par sa liaison avec la duchesse de Sagan, fille aînée de la duchesse de Courlande et sœur de la duchesse de Dino. Son ambassade en France ne laissait pas d’être rendue délicate par le fait que le duc de Wellington avait reçu le commandement en chef de l’armée inter-alliée d’occupation. Sans doute, le vainqueur de Waterloo résidait-il à Cambrai ; son prestige personnel n’en reléguait pas moins l’Ambassadeur au second rang.

Si nous ne connaissons pas tous les invités du fameux dîner, nous savons qu’il réunissait, en dehors de la princesse et du gros prince de Castelcicala, ambassadeur des Deux-Siciles, et de personnalisés anglaises, tels Lord Manfield, Canning et Tierney, plusieurs parlementaires français : Pasquier, président de la Chambre des Députés, Barante, Lally, et avant tout, Talleyrand (ainsi que « quatre personnes à lui attachées par les liens du sang et d’une ancienne amitié »).

De cette réception si commentée, Talleyrand n’a soufflé mot dans ses Mémoires, alors que Pasquier et même Molé, qui n’y assistait point, lui consacrèrent plusieurs pages des leurs. Pozzo di Borgo en rendit compte à la Cour de Russie et, sous le Second Empire, Duvergier de Hauranne n’hésita point à lui donner place dans son Histoire du Gouvernement parlementaire, prétendant avoir emprunté les détails de son exposé « à des correspondances diplomatiques et particulières, ainsi qu’à des rapports de police ». Encore devons-nous observer qu’il a totalement ignoré, à la fois, le récit de Pozzo et la défense de Talleyrand (publiée par le Times du 11 janvier 1817, sous forme d’une lettre ouverte à Lord Castelreagh). Ajoutons que la révélation récente de la correspondance de la baronne de Staël avec le duc de Wellington est venue éclairer les faits de lumières originales, tandis que celle de Louis XVIII avec Decazes permet de mieux en mesurer les causes et les suites.

La marquise de Montcalm, sœur du duc de Richelieu, n’avait pas manqué, le 23 novembre, de mentionner l’incident dans son Journal et, trois jours plus tard, un article du Courrier l’avait livré en pâture à ce qu’on appelle exagérément l’opinion publique. En résumé, les textes sont nombreux, les documents ne manquent point.

Le 21 novembre, le duc de la Châtre, un des quatre gentilshommes servants de la chambre du Roi, apportait, rue Saint-Florentin, le billet suivant : « Le Roi ayant été informé de la manière inconvenante dont vous vous étiez exprimé, dimanche dernier, chez l’Ambassadeur d’Angleterre, en vous adressant au président de la Chambre des Députés, ce qui a paru aggraver encore la faute, Sa Majesté m’a ordonné de vous prescrire de ne point reparaître à la Cour jusqu’à ce qu’Elle vous en a (sic) fait donner l’ordre. »

Dès le lendemain, de sa meilleure encre, le grand chambellan répondait : « J’obéirai à l’ordre de Votre Majesté… ; j’y obéirai avec douleur, mais sans comprendre que les rapports que Votre Majesté reçoit fassent quelque impression sur Elle, lorsqu’il est question de moi. Je m’étais cru autorisé par mon dévouement à ne point craindre que cela pût être. Je n’en ai que plus de raisons de regretter d’avoir approché de Votre Majesté, qui ne les connaissait pas, des personnes capables de l’informer si inexactement… Je lui demanderai pardon de ma mauvaise écriture si je ne savais qu’Elle la connaît depuis longtemps et qu’Elle la lit aisément. »

La douleur de Talleyrand dura peu. Le même jour, l’amour-propre d’auteur lui dictait ces lignes à la duchesse de Courlande : « J’ai écrit une lettre au duc de la Châtre et au Roi. Je les crois bien. Il y a à peu près tout ce que je voulais dire, sans aucune expression dure ».

De ce genre de « douleur », il gardait une sorte d’habitude. Le 28 janvier 1809, n’avait-il pas assuré Napoléon (en remettant au maréchal Duroc la même clef de grand-chambellan) : « qu’il obéissait pour la première fois avec douleur à un ordre de l’Empereur », car « la dignité qui l’attachait plus spécialement au service de sa personne lui était la plus chère de toutes » ?

Quant à la dureté, il la remplaçait par l’impertinence, en rappelant que Decazes et Pasquier avaient été placés par lui, un an plus tôt, auprès du Roi (ce roi ingrat, qui connaissait depuis si longtemps sa mauvaise écriture !). Ses lettres au vicomte Castelreagh et au duc de Wellington, conçues en termes identiques, donnaient des faits eux-mêmes une longue version qui peut se résumer ainsi : après le départ de la plupart des invités, il ne restait plus à l’ambassade que six personnes ayant demandé leurs voitures, et les attendant près d’une console du vestibule, à côté de la porte d’entrée. Au cours d’une conversation de quatre minutes tout au plus, à laquelle les maîtres de maison n’assistaient pas, la question de préséance entre les différents ministères aurait été évoquée. Controverse purement théorique, au cours de laquelle le nom d’aucun ministre n’aurait été prononcé. Controverse avec qui ? Talleyrand ne le précise pas, mais désigne assez clairement Pasquier, en parlant des fonctions précédemment remplies par lui (à la tête de la police).

En résumé, à l’en croire, et si l’on ose ainsi parler, il n’y avait pas, dans tout cela, de quoi fouetter un chat.

Mais la version de la marquise de Montcalm, bien placée pour être exactement renseignée, s’avérait toute différente. Talleyrand aurait engagé Pasquier « à éloigner les députés de l’ornière fangeuse tracée par le ministère et à ne rien négliger pour sauver le Roy du malheur de soumettre la France à l’influence d’une affection personnelle » (Decazes).

Dans sa lettre du 1er décembre à Wellington, la baronne de Staël, amie de Richelieu et de Talleyrand, offre, à peu près, la même note : « M. de Talleyrand a dit qu’il avait donné sa démission pour ne pas signer le honteux traité de Paris ; que M. de Richelieu avait perdu le titre de Français en y accédant, et puis il a insulté M. Decazes que le Roi paraît protéger ».

La dépêche n° 331 du général Pozzo di Borgo à Nesselrode, reproduisait, de la même façon, l’apostrophe de Talleyrand : « qui se serait donné un air de colère factice en parlant du ministère actuel… mettant le comble à ses outrages en disant au président Pasquier qu’il espérait ne pas le voir traîner la Chambre dans l’ornière du ministre de la police et soutenir en général une administration qui avilissait et perdait la France. »

Pour le représentant de l’Empereur de Russie, comme pour la sœur du premier ministre français, l’intempérance de langage de Talleyrand n’avait rien d’improvisé. Le dîner de lord Stuart était « un coup monté », afin de poser publiquement le prédécesseur du duc de Richelieu en chef de l’opposition et en successeur… quand une coalition des ultras et des libéraux aurait renversé le cabinet imposé par l’influence russe.

La baronne de Staël ne voyait, elle, dans les violences verbales de Talleyrand qu’une manifestation, d’ailleurs blâmable, de dépit. Le 23 novembre, elle écrivait à Wellington : « La scène que M. de Talleyrand a fait (sic) contre les ministres était très inconvenable ; on l’a exagérée, parce que tout s’exagère, mais le dépit de n’être plus ministre lui a fait risquer ces discours violents qui réussissent à Vienne, mais qui n’avaient pas de point d’appui à Paris. »

Le commandant de l’armée d’occupation fut fort ennuyé, en apprenant la scène dont l’ambassadeur de Sa Majesté britannique n’avait pas cru devoir lui rendre comte, et la sanction qu’elle entraînait. « Je suis bien fâché, répondait-il, le 25 novembre, à la fille de Necker, de ce qui est arrivé à M. de Talleyrand… Je le lui avais bien dit qu’un malheur lui arriverait de sa manière de bavarder. » La disgrâce momentanée du grand chambellan n’était point « un malheur », mais « sa réputation distinguée, sa marque et son influence dans les sociétés », constituant un atout majeur du jeu diplomatique anglais, Wellington ne pouvait s’en désintéresser.

De son côté, Pozzo di Borgo avait rendu ce compte au ministre russe : « Il est difficile de donner à Votre Excellence une juste idée de l’impression de cette mesure inattendue (interdiction de paraître à la Cour) sur son esprit (celui de Talleyrand), sur ses amis et sur ceux, entre autres, qui avaient quelque scrupule à le quitter. Ces derniers, enchantés de pouvoir lui reprocher surtout ses imprudences, ont été les plus prononcés à le blâmer et à caractériser le mauvais succès de son intrigue, comme une preuve de l’affaiblissement de ses facultés et de la diminution de ses talents politiques ».

La manœuvre, appuyée par Canning, consistant à réconcilier les ultras et les libéraux, à renverser Richelieu et à mettre Talleyrand à sa place, avait échoué. Le Gouvernement et le Roi pouvaient se montrer généreux.

Le 24 février 1817, c’est-à-dire trois mois après la disgrâce, la duchesse de Courlande recevait cette confidence : « on me dit que mes relations avec la Cour sont au moment de changer. » La rumeur ne tarda pas à se vérifier. Quatre jours plus tard, le duc d’Aumont avisait le prince de Talleyrand que le Roi l’autorisait à reprendre, le 2 mars, son service de grand chambellan. L’incident était clos « avec politesse, sans trop d’embarras et sans explications ».

La bataille politique n’allait pas tarder à recommencer.

S’il ne s’était défendu, lui-même, d’avoir voulu faire œuvre « d’historien », on comprendrait mal que Sainte-Beuve ait pu écrire cette énormité que Talleyrand « fut véritablement hors de la vie politique active tout le temps de la Restauration ». La correspondance des diplomates étrangers, comme celle de Louis XVIII, sans parler des rapports de police, prouvent bien au contraire que, de 1816 à 1827, il incarna à la fois toutes les craintes du pouvoir et toutes les espérances de l’opposition.

Le comte Pozzo di Borgo avait, si l’on ose ainsi écrire, deux bêtes noires : Talleyrand et l’ambassadeur d’Angleterre. aussi retrouvait-il leur main dans toutes les manœuvres ourdies contre le ministère Richelieu.

Au moment des discussions de la loi électorale, il voit Talleyrand « reparaître à la Chambre des Pairs, entouré de MM. de Polignac, Mathieu de Montmorency, Chateaubriand et autres qui sont censés n’agir que selon la volonté de Monsieur (le Comte d’Artois) et tout mettre en œuvre pour amener dans les deux Chambres la défaite du Gouvernement ». Talleyrand, dit-il, « ne néglige aucun moyen. Il cherche à circonvenir le duc de Wellington et il organise toute une série de dîners au service de son plan d’attaque ».

Nouvelle intrigue, « très sérieuse », au mois d’avril 1817, lors du voyage à Paris du duc de Blacas, « que Sir Charles Stuart affecta d’aller voir dès le lendemain de son arrivée ». Pozzo prend peur et alerte ses collègues de la Conférence des Ambassadeurs. – « Si le ministère succombe, affirme-t-il, les conséquences en seront incalculables ; les Princes s’empareront du Roi ; ils rappelleront M. de Talleyrand à leur secours… Ce dernier écrit, sans cesse, à ses amis, des lettres remplies d’éloges de l’homme qu’il avait persécuté jadis sans mesure ; il félicite le Roi de pouvoir jouir des douceurs de l’amitié et l’exhorte à le garder (Blacas) auprès de lui comme un instrument de confiance et un objet de consolation. »

Renouveau d’agitation parlementaire, au mois de décembre.

« Talleyrand, Vitrolles et toute l’antichambre de Monsieur, avec une bonne portion de celle du Roi même, intriguent de la manière la plus criminelle et la plus honteuse », rapporte l’ambassadeur de Russie, qui affirme : « M. de Talleyrand est de nouveau venu se placer dans l’espoir d’élever au ministère (Richelieu) des obstacles qui puissent l’arrêter dans sa marche. Les ultra-royalistes en ont fait leur chef ostensible. Il parle avec eux de son origine et de son expérience et aux jacobins, qu’il ne cesse de ménager, de sa conduite. »

Enfin, lorsque la loi militaire viendra en discussion, Pozzo di Borgo rendra compte : « La loi du recrutement de l’armée a été le texte favori des ultra-royalistes, dirigés par M. de Talleyrand, pour alarmer les étrangers. »

Une telle avalanche de citations monotones risque de décourager le lecteur le plus intrépide. Elle prouve que Talleyrand fut bien, sous le règne de Louis XVIII, le leader de l’opposition.

La correspondance du Roi avec Decazes en apporterait, au besoin, une démonstration complémentaire. Dans la grave crise de 1818, quand Richelieu veut se retirer, Louis XVIII confie à son Ministre préféré, le 15 décembre : « Je lui ai bien articulé que si jamais j’avais recours à Asmodée (Talleyrand), ce ne serait qu’en désespoir de cause et avec la plus excessive répugnance. » Et, le 20 février suivant, au moment où il sacrifie « le meilleur et le plus tendrement aimé des fils », il lui écrit : « Espérons que Richelieu cédera… Sans lui, la nécessité nous jetterait dans ce T… »

Talleyrand, homme nécessaire, homme inévitable, en cas de chute ou de retraite volontaire de Richelieu, voici le texte décisif qui, à la rigueur, suffirait. Ajoutons qu’en 1820, après la dramatique éviction de Decazes, Villèle écrira à sa femme que la France n’avait le choix qu’entre Talleyrand et Richelieu, « bien qu’aucun de ces moyens de salut n’apparût très satisfaisant. »

A la lumière de tant de témoignages concordants, on constate que le dîner du 17 novembre 1816 à l’ambassade d’Angleterre, et la disgrâce temporaire du grand chambellan (la première charge de Cour), dépassent de beaucoup les limites de l’anecdote. C’est un aspect important de la lutte d’influence qui opposait l’ambassadeur d’Angleterre à l’ambassadeur de Russie, et le roi Louis XVIII à son frère le comte d’Artois. Le silence voulu des Mémoires de Talleyrand, - tels, du moins, que nous les a livrés l’admirable calligraphie de Bacourt, - l’audacieuse affirmation, sans fondement, de Sainte-Beuve, ne peuvent masquer la réalité : étroitement surveillé par la police politique et « dépité » d’avoir dû quitter le pouvoir, le Chef du premier gouvernement de la Restauration fut activement à la tête de l’opposition anti-ministérielle, pendant tout le règne de Louis XVIII.

Michel Missoffe.



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REVUE DES DEUX MONDES - 15 JUIN 1962 - pp. 578 à 584







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Remerciements à Hélène NUE




" Quaero, Colligo, Studeo "









Pierre COMBALUZIER - 64000 PAU - FRANCE - 1997
Membre fondateur
de l'Association " Les Amis de TALLEYRAND "




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