LETTRE
DE FRANCOIS ANTOINE MARIOTTI
A
TALLEYRAND
DU 31 JUILLET 1814
A Son Altesse Sérénissime Monseigneur le prince de Bénévent ministre des Affaires étrangères
Florence, le 31 juillet 1814.
Monseigneur,
Indépendamment des affaires qui regardent le consulat de Livourne, Votre Altesse Sérénissime m’a fait l’honneur de me charger par des instructions particulières d’observer tout ce qui se passerait dans mon arrondissement et les pays circonvoisins sous le rapport politique, de recueillir tout ce qui aurait une apparence d’intérêt et de lui en rendre compte : mes devoirs se divisent ainsi en deux parties qu’il est essentiel de ne point confondre. Il m’a donc semblé nécessaire de donner aux dépêches qui seront relatives à chacune des deux parties une série de numéros différents de manière que Votre Altesse Sérénissime puisse en faire la distinction au premier coup d’œil. Ainsi par exemple la série de numéros attribuée aux dépêches consulaires commence au N° 1 tandis que celle assignée aux dépêches concernant les affaires politiques part du N° 100. De cette manière si quelques dépêches de l’une et l’autre série venaient à s’égarer, il serait aisé de s’en apercevoir. Ce numéro d’ordre une fois établi, je vais, Monseigneur, faire connaitre à Votre Altesse Sérénissime tout ce que j’ai recueilli depuis l’instant de mon entrée en Italie jusqu’à mon arrivée dans cette ville.
Je commencerai d’abord par parler des pays qui avoisinent le Simplon. Les habitants de la partie du Valais qui est située au-delà de la montagne du côté de la France ont montré lors des événements une grande impatience de secouer le joug des autorités françaises ; mais aujourd’hui le calme est rétabli, ils sentent vivement les pertes qu’ils ont faites. L’entretien de la route du Simplon exigeait sur les lieux un grand nombre d’ingénieurs, d’employés et d’ouvriers qui y dépensaient leurs traitements et les voyageurs étaient aussi pour le pays une source de prospérité. Aujourd’hui tous ces avantages sont perdus, la route n’est presque plus fréquentée, elle a déjà souffert beaucoup faute d’entretien et on craint que les motifs qui l’ont fait établir n’existant plus, elle ne finisse par être abandonnée. Cependant les habitants espèrent que le gouvernement de Berne prendra quelques mesures pour assurer la conservation de ce monument et lui rendre une partie de son utilité en rétablissant les diligences. Cet espoir fait qu’ils se soumettent à la Suisse avec résignation. Il n’en est pas de même de la partie qui est en de çà du Simplon et sur laquelle le roi de Piémont a repris son ancienne autorité. Les habitants de cette province témoignent un vif mécontentement et ils font des démarches pour se soustraire à la domination de ce souverain et demandent à faire partie de la Lombardie et sur ce que le général Bellegarde a fait dernièrement une tournée jusqu’au Simplon, ils se persuadent que leurs réclamations seront reçues favorablement.
Je suis demeuré, Monseigneur, que fort peu de temps à Milan, mais les renseignements que j’y ai pris ont dû me convaincre que dans toute la Lombardie on supporte avec peine la présence des autrichiens. On ne peut pas s’y habituer à l’idée de retourner dans leur gouvernement. Cependant jusqu’à ce moment on est tranquille parce qu’on se flatte que, lors du Congrès, le cabinet de Vienne sentira la nécessité de donner à ce pays une existence. On sait bien que ce sera sous l’influence de l’Autriche ; mais on s’y soumettra pourvu que l’on met un nom quel qu’il soit, un corps de gouvernement à part et sur les lieux un souverain ou un représentant qui ait l’autorité nécessaire pour agir en souverain. Si l’empereur François ne consent pas à satisfaire sur ce point les peuples d’Italie, on doit s’attendre à une vive résistance de leur part. On ne peut pas se dissimuler qu’il existe parmi eux une effervescence dont les suites peuvent être à craindre et qui est encore augmentée par les plaintes auxquelles donne lieu la mauvaise conduite des troupes autrichiennes.
En traversant les Etats de Parme et de Plaisance, j’ai eu l’occasion de voir Monsieur le comte de Marescalchi. Son Excellence m’a fait l’honneur de me dire qu’Elle éprouvait dans son gouvernement quelques difficultés de la part de personnages marquants du pays à la tête du quel s’était placé le comte Venturi. Le système d’opposition adopté par ce parti tient à l’annonce de la prochaine arrivée de la souveraine et à l’espoir qu’ont ces personnages de pouvoir d’exercer sur elle une certaine influence. M. le comte Marescalchi s’en inquiète peu attendu que l’archiduchesse lui ayant donné l’ordre de faire les préparatifs de réception pour le commencement du mois de septembre, il compte qu’à cette époque l’organisation du pays sera terminée.
J’ai passé à Reggio le 27 de ce mois et peu d’instant avant mon arrivée le grand duc de Modène y avait fait son entrée solennelle. Tous les habitants de ses états s’y étaient réunis afin d’assister aux fêtes préparées pour la réception et l’enthousiasme parait général.
Les habitants des états de Bologne attendent avec impatience le Congrès pour savoir quelle sera leur destinée. Ils sont absolument dans les mêmes dispositions que ceux du Milanais. Ne voulant pas retourner sous la domination du Pape, ils ont désigné des députés qui sont chargés de se rendre à Vienne pour demander à former un état séparé ou à être réuni à la Lombardie.
Il me reste maintenant, Monseigneur, à vous entretenir de la Toscane. Autant que j’ai pu en juger par les renseignements que j’ai été dans le cas de me procurer depuis le peu de temps que je suis à Florence, on ne cesse pas d’avoir dans ce pays des craintes et des embarras après l’évacuation des français : les états toscans ont été pressurés d’une manière atroce par les napolitains. Aujourd’hui les autrichiens ne leur cèdent en rien. C’est au point que le numéraire est devenu si rare qu’on éprouve la plus grande gêne pour satisfaire aux dépenses énormes qu’ils occasionnent et que l’on évalue à 160 000 francs par mois pour la Toscane et à 72 000 francs pour le pays de Lucques. Ces dépenses excessives ne sont pas qu’autrichiennes. La conduite du comte de Marescalchi, commandant en chef, y entre aussi pour quelque chose. On a vu aves peine que ce général se soit entouré d’hommes taxés dans l’opinion au lieu de chercher à se rapprocher de gens estimables. Ce qui surtout a porté un coup mortel à sa considération personnelle, c’est le peu de discernement qu’il a montré en plaçant sa confiance dans un improvisateur italien généralement méprisé dont il a fait son secrétaire et qui trafique de tout ce qui dépend de son maître. Toutes ces circonstances jointes à l’attachement que les toscans ont conservé pour leur souverain font que l’on soupire après l’arrivée du grand-duc auquel on a du faire passer 2 000 000 pour le mettre à même d’acquitter ses dettes et de pourvoir aux frais de son voyage. L’exportation d’une somme aussi considérable ne fera qu’augmenter l’embarras dans lequel on se trouve par suite de l’épuisement des finances, mais on s’en console dans l’espoir que la présence du grand duc délivrera de celle des troupes autrichiennes. On assure que ces troupes en quittant la Toscane se replieront sur Lucques. En même temps on prétend que les lucquois, ne pouvant pas supporter ce fardeau, se désisteront de la demande qu’ils ont faite à l’empereur d’Autriche de rétablir leur république et qu’ils solliciteront leur rattachement à la Toscane. Ainsi le besoin de se débarrasser des autrichiens l’emporte sur toute espèce de considération.
Si le général Staremberg se trouve ici en mauvaise odeur, le prince Rospigliori qui gouverne en ce moment la Toscane jouit au contraire d’une excellente réputation. Le seul reproche qu’on lui fasse, c’est de se laisser un peu trop influencé par les prêtres. On assure qu’à l’arrivée du grand duc, il sera nommé grand Maître de la Cour et le prince Corsini, grand chambellan.
Il est arrivé avant-hier de Vienne un courrier qui a apporté l’organisation du gouvernement et la nomination de quelques uns des ministres du grand duc. D’après le bruit qui a transpiré, toutes les affaires seront discutées dans un Conseil qui sera présidé par M. de Fossombroisi ayant le département des Affaires étrangères avec le titre de premier ministre. MM. Neri-Corsini, Forlanni et Piecerini, avec le titre de conseillers secrétaires d’état seront chargés le premier du département de l’Intérieur, le second des Finances et le troisième de la Police générale. M. Junti aura le titre de conseiller d’état honoraire ; mais il ne pourra assister au Conseil que lorsqu’il y sera mandé. On remarque que ce choix, qui d’ailleurs parait avoir l’approbation générale est entièrement composé de personnages qui, pendant la réunion de la Toscane à la France ont été appelés à remplir des emplois distingués ; on augure bien pour les affaires du pays d’une réunion d’hommes qui ont été à même d’acquérir des lumières précieuses sous un grand gouvernement.
Parmi les bruits nombreux qui circulent à Florence, voici ceux qui m’ont paru les plus accrédités : on assure que la meilleure intelligence règne entre le cabinet d’Angleterre et celui de Naples. On prétend que l’intérêt de l’Angleterre est de favoriser les représentations que les italiens se proposent de faire au Congrès pour obtenir leur indépendance et on regarde que dans le cas où l’Autriche se refuserait à y avoir égard, le roi de Naples serait chargé d’appuyer les mouvements qui auraient lieu en Italie pour forcer l’empereur François à y consentir. On donne encore comme certain que l’armée napolitaine va être portée à 130 000 hommes et que l’Angleterre fournit les fonds nécessaires pour faire face à la dépense que nécessitera cette augmentation de forces. Il est de fait que le roi de Naples cherche à attirer à son service une grande partie de l’armée italienne qui a été licenciée par le général Bellegarde. On sait à n’en point douter que bon nombre d’officiers, de sous-officiers et soldats ont déjà trouvé asile dans les troupes napolitaines.
Telles sont, Monseigneur, les premières notions que je puis transmettre à Votre Altesse Sérénissime. J’y ajouterai que partout j’ai entendu exalter la sagesse de Sa Majesté très chrétienne. On compare sa conduite avec celle du roi d’Espagne, de Piémont et on loue sa modération.
Je joins ici un bulletin renfermant quelques faits qui, en raison de leur peu d’importance, ne m’ont pas paru devoir faire partie de cette dépêche, mais qu’il est bon cependant de porter à la connaissance de Votre Altesse.
Daignez agréer l’hommage du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, Monseigneur, de Votre Altesse Sérénissime, le très humble et très obéissant serviteur.
Mariotti.
Bulletin du consul Mariotti du 31 juillet 1814 adressé de Florence à Talleyrand.
Le général Fillangeri a passé les Apennins dans la nuit du 28 au 29 de ce mois, se rendant à Paris et de là à Vienne. Il n’a rien transpiré de la mission dont il est chargé.
Outre les sommes immenses que la Toscane est obligée de payer pour l’entretien des troupes autrichiennes, le général Staremberg qui les commande exige chaque mois un traitement extraordinaire de 9000 francs dont 6000 lui sont payés par la ville de Florence et 3000 par celle de Lucques. Il est de plus logé, nourri, voituré et blanchi aux frais de ces deux villes. Ce général a donné quelques concerts pour la fête de la paix et il a poussé l’avarice jusqu’à envoyer à la municipalité les comptes de la dépense. Cette parcimonie le fait généralement détester.
On partage ici à un tel point l’enthousiasme qu’a produit en France le retour de la Maison des Bourbons que toutes les femmes portent des chapeaux ornés de fleurs de lys et qu’elles nomment chapeaux à la d’Angoulême.
On prétend que la princesse Pauline à son retour de Naples n’ira point à l’île d’Elbe, comme on l’avait d’abord annoncé. On croit maintenant que son projet est de passer en Angleterre.
La princesse Elisa est encore à Graetz ; mais elle est attendue incessamment à Bologne où elle doit faire ses couches. Malgré les ordres du prince de Metternich, le comte de Staremberg continue à maintenir le séquestre apposé sur les caisses et le mobilier que cette princesse a laissé à Lucques. On remarque que ce général cherche toutes les occasions de l’inquiéter, et pour justifier sa conduite, il annonce qu’il ne donnera la main levée du séquestre que lorsqu’on aura restitué les services d’argenterie et de vermeil qui avaient été affectés par l’Empereur au palais de Florence et qui ont disparu.