ARTICLE PARU DANS
LIBERATION DU 9 JUILLET 2015
SUR LE LIVRE
DE DAVID LADWAY
TALLEYRAND LE MAITRE DE NAPOLEON
CRITIQUE
Bien plus apprécié par les Anglais que par les Français, le ministre de Napoléon était visionnaire sur l’Europe, analyse le journaliste britannique David Ladway.
Depuis maintenant deux cents ans la figure de Talleyrand fascine autant qu’elle gêne. La rue qui porte son nom est une petite venelle du VIIe arrondissement parisien derrière le quai d’Orsay, ce qui est bien peu par rapport à toutes les avenues et places célébrant une geste napoléonienne achevée en déroute. «La capitale de la nation que Talleyrand a finalement sauvée paie un tribut éternel à celui qui a failli la perdre», note finement David Ladway, journaliste britannique de renom et historien par passion, rappelant comment celui que Napoléon avait surnommé «le diable boiteux» réussit à éviter le pire par ses talents de négociateur au congrès de Vienne.
Mais les Français n’aiment guère ceux qui changent de camp, et ce prince de grande lignée, évêque défroqué, diplomate de haut vol et politicien de talent a servi avec une même efficacité le Directoire, l’Empire et la Restauration, aimant à répéter : «La trahison n’existe pas, il n’y a qu’une question de date.» Les Britanniques, eux, ont toujours eu un faible pour celui qu’ils surnommaient «the good old Talley», appréciant de longue date le pragmatisme de cet anglophile convaincu qui finit sa carrière au bord de la Tamise comme ambassadeur de Louis-Philippe. «Depuis ses réalisations diplomatiques il y a près de deux siècles, Britanniques et Français, ennemis héréditaires accoutumés depuis si longtemps à s’entre-déchirer, ne se font plus jamais fait la guerre. Ce n’est pas un hasard», écrit David Ladway. S’il narre avec brio la vie de ce personnage hors du commun, le journaliste s’attache à souligner le caractère visionnaire de sa politique d’équilibre entre les puissances européennes. La guerre resta toujours à ses yeux le dernier recours et le pire. «J’atteste que le système qui tend à porter la liberté à force ouverte chez les nations voisines est le moyen le plus propre à la faire haïr et à empêcher son triomphe», écrivait Talleyrand dans ses mémoires. Ce négociateur hors pair était convaincu que l’Europe est un tout avec des intérêts indissociables pour les Etats qui la composent. C’est cette vision qu’il réussit à faire triompher lors du congrès de Vienne, où la France vaincue réintégra le concert des puissances pour mettre au point une architecture européenne qui résista jusqu’en 1914 sans conflit majeur, sinon la guerre franco-prussienne de 1870.
Marc SEMO
David Ladway Talleyrand, le maître de Napoléon Traduit de l’anglais par Valérie Malfoy. Albin Michel. 488 pp., 29,50 €.