UNE LETTRE
DU DUC DE LIANCOURT
A TALLEYRAND
PAR JEAN MARCHAND
1797
Le duc de Liancourt, Grand-maître de la Garde-robe de Louis. XVI, lieutenant-général en Normandie, ayant quitté Rouen quelques jours après le 10 août 1792, émigra en Angleterre, d'où, à la fin de 1794, il passa en Amérique, terre de liberté. Il y demeura trois longues années, principalement consacrées à des voyages d'études.
Talleyrand, pareillement émigré, l'avait devancé de quelques mois aux Etats-Unis. Dès avant la Révolution, Liancourt était lié avec l'évêque d'Autun ; mais la communauté d'exil et la rencontre des deux proscrits au bout du monde resserrèrent leur amitié. Le jour même où Liancourt, venant d'Europe, débarquait du Pigow, son navire, et mettait le pied sur les quais de Philadelphie, Talleyrand allait lui faire une visite à City-Tavern, où il était descendu ; ils eurent aussitôt ensemble une « conversation sur l'âme », qui devait se poursuivre le lendemain... Durant le temps que Liancourt passa à Philadelphie, les deux émigrés se virent fréquemment, soit chez Talleyrand, qui faisait alors ménage commun avec un autre ex-constituant, le chevalier de Beaumetz, « 2e rue Sud, au coin de Spruce » ; soit chez Moreau de Saint-Méry, qui a laissé un tableau piquant de leurs soirées ; soit encore chez un certain Théophile Cazenove, homme d'affaires hollandais, dont Beaumetz et Talleyrand partageaient la table. Liancourt lui-même, s'il ne dit pas un seul mot de Talleyrand dans son grand Voyage dans les Etats-Unis d'Amérique, imprimé en l'an VII, en huit volumes, le cite en revanche dans un journal manuscrit qu'il a laissé de ses premiers mois de séjour à Philadelphie. Quant à Talleyrand, il note dans ses souvenirs, au moment de repartir pour la France, la « peine » qu'il a de se séparer de Liancourt, lui étant « fort attaché ». A l'occasion de son départ, Liancourt lui donne de son côté une preuve de confiance en le chargeant d'une lettre pour sa femme demeurée en France. — « M. de Talleyrand, qui vous portera cette lettre, -- écrivait Liancourt, -- sur l’amitié, au moins sur l’intérêt réel de qui je compte, et dont l’intelligence et les ressources en affaires, ne peuvent pas vous être inconnues, vous aidera de ses conseils, vous suscitera tout ce que vous pourrez faire pour notre avantage… » Les propres termes de cette lettre montrent en quelle estime Liancourt tenait Talleyrand. – « Je n’ai qu’à me louer de lui de toutes les manières, et je compte sur son obligeance », mandait-il à sa cousine, la duchesse de la Rochefoucauld, en lui écrivant aussi par « l’occasion sûre de M. de Talleyrand ». C’est le 13 juin 1796 (1) que Talleyrand quitta Philadelphie pour revenir en France, via Hambourg.
Les deux illustres amis n’en continuèrent pas moins à s’entretenir par correspondance, -- jusqu’au jour où Talleyrand, devenu ministre des Relations extérieures, devait faciliter le retour de Liancourt dans sa patrie, et sa radiation de la liste des émigrés.
C’est une pièce de cette correspondance, -- en connaît-on d’autres ? – que le lecteur trouvera ci-dessous. On nous permettra de rappeler brièvement dans quelles conditions elle fut écrite.
Les relations diplomatiques de la France avec les Etats-Unis étaient alors assez tendues. Déjà, le traité Jay, du 19 novembre 1794, entre l’Angleterre et les Etats-Unis, était venu à l’encontre des accords franco-américains, et on le considérait chez nous comme une trahison de nos intérêts. Le rappel par le président Washington de son ministre à Paris, pour s’être montré trop favorable aux idées de la Révolution, avait, depuis, aigri encore les esprits. Et quand le successeur du populaire Monroe, Pinkney, arriva à Paris, en décembre 1796, sous le gouvernement du Directoire, on refusa de le recevoir officiellement. Pinkney, dont le rôle devenait particulièrement difficile, se fit autoriser à quitter Paris et à se retirer en Hollande. Le conflit menaçait de s’aggraver et John Adams, le nouveau président des Etats-Unis, afin d’éviter une rupture, décida l’envoi d’une mission composée de trois diplomates : Pinkney, qui fut maintenu en fonctions, Marshall et Gerry.
Ch. Delacroix était alors ministre des Relations extérieures ; Talleyrand lui succéda au milieu de juillet suivant (1797).
La lettre suivante du duc de Liancourt est conservée – ainsi que quatre autres du même auteur à diverses personnes (2), et un journal de sa traversée en Amérique et de ses premiers mois de séjour aux Etats-Unis, – dans un petit volume manuscrit, et en grande partie autographe (3). La lettre à Talleyrand est une des pièces copiées ; mais Liancourt l’a revue, et y a ajouté de sa main la date et quelques mots dans le texte.
Jean MARCHAND.
[Philadelphie] Mars 1797 (4).
Mon cher Talleyrand.
Cette lettre sera toute politique. Je ne doute pas que les personnes qui ont charge ici d’instruire le gouvernement de France ne soient elles-mêmes bien instruites et ne l’instruisent bien, mais pour votre propre instruction, pour l’utilité dont cette instruction peut vous être, et par vous à la chose publique, et pour l’acquit de ma conscience, je veux vous tenir au courant de tout ce qui vient à ma connaissance.
La scène politique commence à changer. Le discours du nouveau Président (5), dans lequel il a parlé d’estime, d’amitié pour la nation française, de l’avantage de l’alliance, et de sa détermination à tout faire pour la maintenir, lui a ôté beaucoup d’amis dans le parti anglais. L’espèce d’accord qui semble régner dans Mr Jefferson (6) et lui, la manière pleine d’estime et de respect dont Mr Jefferson a parlé de lui dans son discours de réception au Sénat, lui en a ôté plus encore ; et de fait, il paraît que les zélés amis de l’ancien Président (7) ne sont pas les siens. Je vous ai dit, et vous aviez deviné avec moi qu’Hamilton (8) était très mécontent de cette nomination qu’il comptait faire tomber sur Mr. Pinkney (9), et comme vous savez qu’il mène avec lui assez de monde, c’est encore autant d’enlevé à Adams, qui se renforce autant des amis de Jefferson et du parti républicain. Dans ces circonstances, nous apprenons, à la vérité, sans authenticité, mais avec une probabilité suffisante pour donner confiance à la nouvelle, que Mr. Pinkney n’est pas reçu à Paris, qu’il lui a été signifié que toute communication demeurerait suspendue entre la France et les Etats-Unis, tant qu’il ne serait pas fait de la part de ceux-ci une réparation pour leurs torts précédents, et qu’il lui a été signifié de quitter la France. Le parti anglais se réjouit de cette nouvelle, et ceux qui ne sont pas dans les secrets y voient une rupture certaine et prompte à l’avantage de l’Angleterre, et tel en aurait été indubitablement le résultat, si l’administration de l’ancien Président et surtout l’influence d’Hamilton eussent continué. Il n’en sera pourtant pas de même, à ce que j’espère ; et j’apprends hier avec certitude, mais en secret, que le Président, si la nouvelle de la non-réception de Mr. Pinkney se confirme, est déterminé à envoyer en France un envoyé extraordinaire, que je crois même qu’il l’enverra encore, quand Mr. Pinkney serait reçu. Je n’ai pu obtenir le nom de l’envoyé projeté, je sais seulement que c’est un des hommes les plus faits pour plaire à la France par sa conduite, ses opinions précédentes, et que c’est ainsi que le Président veut le choisir. Je pense que ce sera Madison (10) ou Burr (11) ; cette disposition, quand elle sera connue, [mécontentera ?] le parti anglais, et je pense que d’ici à peu de mois, le parti qui s’appelait fédéraliste il y a un mois, se fera appeler et sera l’anti-fédéraliste. Cependant, il faut qu’en France on connaisse bien la véritable situation et disposition de ce pays. La France y a beaucoup d’amis et quoique les prises dernières des vaisseaux et surtout les déprédations et mauvais traitements faits aux Antilles à des vaisseaux lui aient ôté quelques amis, on peut compter qu’elle a pour elle plus des trois quarts du peuple américain. Mais il ne faut pas se tromper sur le genre d’affection que les amis de la France lui portent. C’en est une de reconnaissance, de parité d’opinions politiques, de contre-effet du souvenir qu’ils ont du mal qu’ils ont reçu des Anglais, et de la haine qui en est le résultat ; mais l’amour et la détermination à l’indépendance de leur gouvernement n’en ait pas moins entier. L’opinion qu’on leur donnerait du projet du gouvernement français de dominer le leur, ou de l’humilier, pourrait seule les détacher de la France, et les en détacherait ; et cette opinion aurait gagné beaucoup si la dernière administration, ou plutôt, comme il faut toujours dire, la dernière influence, avait continué une année de plus. D’après cela, le gouvernement de France doit juger quelles conséquences doivent résulter pour la France, de la manière dont il accueillera le nouvel envoyé, dont il facilitera ou rendra difficiles les moyens de rapprochement. Croyez que ce rapprochement, s’il est bien fait par la France avec générosité, avec une générosité que la supériorité de sa force rend plus facile et fera paraître plus méritoire, le parti anglais est perdu ici, si d’ailleurs une bonne conduite constante est la suite de ce raccommodement. Mais il ne faut pas oublier que le peuple américain est un peuple réellement attaché à la liberté, il est fier. Croyez encore qu’il est bon. De grâce ne le jugez pas et ne le laissez pas juger d’après ce que sont les villes. Les grands messieurs des villes principales d’Amérique sont sans doute la plupart un détestable échantillon, mais le peuple des campagnes, des petites villes, des back-countries (12), le peuple d’Amérique, enfin, ne leur ressemble pas. Si la France ne fait pas beau jeu dans ce moment à l’Amérique pour renouer l’union, elle la force à se jeter dans les mains des Anglais, et alors il y aura peu de ressources (13) pour les Français, dans ce pays. Au contraire, si elle renoue l’union et qu’elle la continue sur des principes de loyauté convenables, elle en tire un immense avantage, elle s’y prépare par des moyens de commerce dès qu’elle voudra les employer. Le Président actuel (14) hait les Anglais, c’est un vieux renard qui n’oublie pas ; il est d’ailleurs réel ami de la liberté et de l’indépendance ; c’est un excellent républicain par ses principes et c’est un honnête homme par ses mœurs. Je sais qu’il a fort à cœur de raccommoder les affaires embrouillées par son prédécesseur (15). Vous savez qu’il n’est pas sans amour de gloire ni sans jalousie. Les fautes passées peuvent être aisément jetées par la France sur l’ancienne administration et en dépopulariser d’autant le parti anglais. Songez que c’est un grand coup à donner à l’Angleterre, qui peut être suivi de beaucoup d’autres, mais je suis toujours dans mes principes politiques pour la loyauté, la fidélité. La politique de France ne doit pas être celle de Venise ni de Portugal. La France avec un changement entier dans son gouvernement ne peut pas tenir d’habitude à cette chicanerie diplomatique, tracassière, intrigante ; en en prenant une autre, elle se donnera l’avantage partout, et l’Angleterre est trop corrompue dans son Cabinet pour changer la sienne. La loyauté n’empêche pas la surveillance, et cette surveillance dans un Etat fort et loyal déjoue puissamment l’intrigue des autres. Mais si les affaires de France avec ce pays-ci se raccommodent, comme je l’espère, faites bien veiller sur le choix de l’ambassadeur. Vous savez qu’il faut qu’il sache à propos faire faire dans les papiers de bonnes publications par des hommes habiles et sages. La nôtre, dont Moreau (16) vous a déjà envoyé deux exemplaires et dont j’en joins deux ici, a beaucoup d’effet, elle est sage et ne contient que des vérités. C’est une grande arme dans ce pays-ci, quand elle est employée pour soutenir la raison.
Adieu ; comme bon français, je ne puis assez vous répéter de quel intérêt il me semble que la France accepte avec bienveillance les explications que le nouvel envoyé des Etats-Unis lui donnera, qui sans doute seront convenable, et qu’elle ne rompt pas avec ce pays-ci. C’est le vœu unique de l’Angleterre et du parti qu’elle a ici. Ce pays, tout détestable qu’il est dans les villes, est dans le fond du peuple beaucoup meilleur qu’on ne semble le croire. Je crains des préjugés de beaucoup de Français qui sont retournés en France, et qui n’en connaissent ni l’esprit ni les ressources. Encore une fois, ce n’est pas par goût que j’en parle, car je suis sûr que j’y périrai si j’y reste ; mais c’est, je crois, en le connaissant bien, c’est par justice, c’est par intérêt pour mon pays (17).
Notes
(1) Pichot, Souvenirs intimes sur M. de Talleyrand, p. 208.
(2) En particulier les deux lettres à la duchesse de Liancourt et à la duchesse de la Rochefoucauld, dont on a eu l’occasion de citer, plus haut, quelques phrases.
(3) Ce recueil fait partie de la collection de M. J. Ferdinand Dreyfus, qui me l’a aimablement communiquée.
(4) La date est de la main du duc de Liancourt. La lettre ne porte pas de date de lieu, mais on sait, par son Voyage, que Liancourt était alors à Philadelphie. On peut même préciser que la lettre fut écrite entre le 4 mars, -- puisque l’auteur y fait allusion au discours d’Adams prononcé ce jour-là et le 28 mars au plus tard, puisque à cette date il partait, chassé, dit-il, de Philadelphie par l’ennui et la mélancolie, pour un voyage à Fedeval-City, etc. (Voyage dans les Etats-Unis d’Amérique, t. VI, p. 2.)
(5) John Adams, -- en fonction depuis le 4 mars 1797, prononça le jour même son discours inaugural.
(6) Thomas Jefferson, vice-président, chef des anti-fédéralistes ; il venait de se trouver en compétition avec Adams pour la présidence des Etats-Unis, et n’avait pu obtenir que la vice-présidence.
(7) Washington.
(8) Secrétaire du Trésor sous l’administration de Washington, l’un des chefs du parti fédéraliste, de tendances favorables à l’Angleterre.
(9) Pinkney venait alors d’accomplir sa première et courte mission à Paris.
(10) James Madison, plus tard président des Etats-Unis (1751-1836).
(11) Aaron Burr (1756-1836). Sénateur, puis vice-président des Etats-Unis ; longtemps en butte à l’hostilité d’Hamilton, il le tua en duel en 1804.
-- Quant à la représentation diplomatique en France, trois ministres plénipotentiaires furent désignés à la fin de mai 1797 : Charles-Cotesworth Pinkney, John Marshall et Dana. Ce dernier s’étant récusé, Elbridge Gerry, dont Adams faisait grand cas, lui fut substitué, le 20 juin.
(12) L’arrière-pays.
(13) Le mot ressources est écrit de la main de Liancourt.
(14) John Adams.
(15) Ce jugement est un peu sévère pour Washington.
(16) Moreau de Saint-Méry, l’ancien constituant, très lié avec Talleyrand, surtout pendant le séjour de ce dernier en Amérique, et avec Liancourt.
(17) Pour mon pays, ces trois mots sont ajoutés de la main de Liancourt.
On trouvera intérêt à rapprocher cette lettre du duc de Liancourt à M. de Talleyrand, relatant l’état de l’opinion des Etats-Unis à l’égard de la France, d’une curieuse lettre que Talleyrand, étant lui-même en séjour aux Etats-Unis en 1795, écrivit le 1er février de cette même année à lord Landsdowne, un de ses amis de Londres. Il y donne un tableau détaillé des dispositions qui animaient, d’autre part, les Américains à l’égard des Anglais douze ans après la fin de la guerre de l’Indépendance. Cette lettre de treize pages, communiquée par le marquis de Landsdowne, petit-fils du destinataire, a été publiée par la Revue, année 1889, p. 64, sous le titre Les Etats-Unis et l’Angleterre en 1795. – (N.D.L.R.)