LE PROCES MAUBREUIL
24. Paris. Police correctionnelle. Affaire Maubreuil. — Cette cause avait attiré un grand nombre de curieux : il ne faut pas s'en étonner ; on s'attendait à des révélations piquantes sur un incident curieux encore obscur de l'histoire de 1814, sur le projet attribué au gouvernement provisoire, qui succéda, au gouvernement impérial, d'avoir voulu faire assassiner Napoléon , etc. ; projet dont Maubreuil passait pour avoir été l'instrument, et dont on sait qu'il n'était résulté que l'enlèvement de l'or el des bijoux de l'ex-reine de Westphalie. et la condamnation, par voie de police correctionnelle , de Maubreuil à un emprisonnement auquel il s'est soustrait ou a été soustrait sans que le point capital de l'affaire eût été éclairci. (Voy. art. du 21 janvier, pag. 198)
Maubreuil avait vécu depuis ce temps à l'étranger, et cette affaire était perdue de vue lorsque l'attaque violente qu'il se permit sur la personne de M. le prince de Talleyrand, en sortant de la cérémonie funèbre du 20 janvier, excita plus vivement que jamais la curiosité publique.
Traduit pour ce fait, qualifié de guet-apens avec préméditation, devant le tribunal de police correctionnelle, il a paru aujourd'hui devant ses juges, portant un ruban ronge à sa boutonnière, ayant l'air souffrant et sombre.
Au lien de répondre aux premières questions d'usage, il a commencé par déclarer que l'avocat chargé de sa cause l'avait trahi, lui avait dérobé ses papiers ; qu’il avait écrit à M. de Talleyrand… qu’on l’avait maltraité, empêché d'écrire à sa famille; qu'on voulait paralyser sa défense... Il demandait, avant tout, qu'on fît aussi comparaître M. de Talleyrand , et ce n'est qu'après bien des instances qu'on a pu obtenir sa réponse à la première question, qu'il s'appelait Marie-Armand de Guerry de Maubreuil, né à Maubreuil, âgé de 42 ans.
L'audition des témoins à laquelle on a ensuite procédé n'offre que peu d'intérêt. Plusieurs gardes du corps déclarent successivement qu'étant dans la salle de réception, en sortant de la cérémonie funèbre, au moment où M. le Dauphin remontait en voiture, ils ont vu Maubreuil porter un coup sur la figure de M. de Talleyrand, et le prince tomber à la renverse sur le tapis. Maubreuil avait alors été saisi au collet, mais il avait déclaré qu'il ne voulait pas se sauver, qu’il était inutile d'employer la violence, qu'il venait de satisfaire une vengeance personnelle envers un homme qui lui avait fait perdre sa fortune et qui avait déshonoré sa famille …. « Je me suis approché de M. de Talleyrand, dit-il ; je ne lui ai pas donné des coups de poing comme on l’a dit, mais un soufflet. J’ai regretté de ne pas lui avoir craché au visage : car c’est la seule vengeance qu’on doit tirer d’un vieillard. »
Les témoins entendus, le substitut de M. le procureur du roi (M. Desparbès de Lussan) a présenté le résumé du débat ; et considérant l’action du sieur de Maubreuil comme sans excuse, il a conclu à ce qu’il fût condamné en cinq ans de prison et à 500 fr. d’amende, et à ce qu’à l’expiration de sa peine il fût placé pendant dix ans sous la surveillance de la haute police de l’état.
Interpellé sur ce qu’il avait à répondre, M. de Maubreuil demanda s’il pouvait parler en toute liberté, s’il n’était pas exposé comme en 1817, à ce que des gendarmes lui fermassent la bouche, et sur l’assurance que lui donna M. le président qu’il pouvait dire tout ce qui était nécessaire à sa défense, il s’exprima à peu près en ces termes :
Je m’en vais essayer de me défendre… M. le procureur du roi vient de me présenter comme un homme déchu du rang où sa naissance et la fortune l’avaient placé ; d’un homme qui appartient à une famille honorable, et qui, après avoir été soldat, se voit traduit sur le banc des malfaiteurs. Pourquoi suis-je déchu de ce rang ? parce qu’il a plu à M. de Talleyrand de me persécuter et d’ajouter des malheurs inouïs aux désastres dont ma famille a été victime, puisque vingt-deux de mes parents ont péri dans la Vendée. Mon dévouement à la cause des Bourbons, ma conduite comme bon royaliste, voilà ce qui m’a perdu. Au mois d’avril 1814, M. de Talleyrand, devenu président du gouvernement provisoire, lors de son retour aux Bourbons, m’a appelé dans son cabinet où il m’a retenu deux heures. Autant j’étais ambitieux alors, autant je le suis peu maintenant que je ne tiens plus à rien, pas même à l’existence. Il m’a promis le titre de duc, 200 000 fr. de rentes, et le grade de lieutenant-général. Il m’a chargé de cette mission infâme qui m'est tombée sur le corps, il m'a chargé de ce que tout le monde sait, puisque je l'ai affiché dans les rues de Londres, il m'a chargé de faire assassiner Napoléon. Tous les malheurs que j'ai éprouvés, toutes les persécutions qu'on a suscitées contre moi n'empêcheront pas que le fait ne soit constant. Je mourrais content si ma famille n'avait pas été sacrifiée. Mais il y avait des ordres qu’on ne m’a jamais permis d’expliquer. Voilà pourquoi je suis déchu de mon rang. Cependant quelques autres personnes voient d’une autre manière, et l’on me rend plus de justice en Angleterre et dans les pays étrangers où l’on sait que j’ai eu la générosité de ne pas laisser commettre l’assassinat. On a parlé de ma folie, de mes extravagances, de mon enthousiasme ; mais il me reste quelque chose des sentiments de ma famille, de cette ancienne noblesse qu’on a tant ravalée. Ce n’est pas ma faute si je suis ravalé. J’ai dénoncé M. de Talleyrand au congrès de Vienne, voilà pourquoi il m’a persécuté et m’a fait chasser de Londres, et a essayé de me livrer à la mésestime publique. Montrez-moi un homme en France à qui on ait fait , je ne dirai pas le quart, mais la centième partie de ce qu’on m’a fait. Voilà ce que j’aurais voulu faire plaider par un avocat d’un grand mérite, par M. Teste. Je sais parfaitement qu'il y a quelque chose de défavorable dans l'action que j'ai commise, mais pourquoi M. de Talleyrand ne m'a-t-il pas répondu ? Pourquoi n’a-t-on pas donné suite à une pétition que j'ai remise moi-même à M. Ravez? Pourquoi une plainte que j'ai déposée est-elle restée sans effet ? Dans l'état de santé où je me vois réduit, je ne suis pas plus en état de faire cinq ans de prison que cinq cents lieues, je mourrai à la peine.
Ici le sieur de Maubreuil est entré dans de longs détails sur les mauvais traitements qu'on lui avait fait subir dans sa prison et sur son avocat (M. Bautier), qui a déclaré que les pièces de son procès lui avaient été confiées, mais qu'il les lui avait rendues, et que personne n'avait employé la violence, la menace ou même la séduction pour lui faire abandonner cette cause. (Voyez art. du 4 mars.)
Je ne vous accuse pas, dit M. de Maubreuil, mais voilà des lettres qui disent que vous avez vendu les miennes ; ces lettres sont d'un homme qui est prêt à soutenir ce qu'elles contiennent, aux dépens de son sang. J'ai tant de fois été trahi que la trahison dont on vous accusait ne m'a point étonné.
M. l'avocat du roi, reprenant alors la parole, est entré dans des détails dont l'histoire doit au moins recueillir la substance. « Nous ne craignons pas la publicité, dit-il, et nous sommes bien aise de trouver cette circonstance pour montrer quelle est la nature des allégations du prévenu.
II vous a dit qu'il avait été chargé par le prince de Talleyrand d'assassiner la famille Buonaparte ; la cour royale de Douai a déjà reçu une semblable confidence. Tout ce qui est relatif à un fonctionnaire doit être clair comme le jour. Voici la note que le sieur Maubreuil a présentée à la cour de Douai.
M. de Maubreuil dit dans cette note que le 31 mars 1814, il était monté à cheval et courait Ies rues de Paris avec beaucoup de jeunes gens ; qu'il reçut plusieurs billets de M. Laborie, secrétaire du gouvernement provisoire, qui l'invitaient à venir chez le prince ; qu'il se rendit en effet chez le prince et n'y trouva que M. Laborie, qui lai prit les mains et le fit passer dans le cabinet ; que M. Laborie lui demanda s'il avait mangé, et l'envoya prendre un bouillon.
Je suis très sobre, dit le sieur Maubreuil dans son récit ; j'ai été quelquefois trois jours sans manger, cependant je fus prendre le bouillon. On vint me chercher.
Ici le sieur de Maubreuil rend compte de ses conversations. Cependant, dit M. l'avocat du roi, on arrive au 12 avril. Selon Maubreuil on l'avait chargé d'assassiner la famille Buonaparte, et ou l'avait engagé à prendre un certain nombre d'hommes dévoués ; on ne put, dit le prévenu dans sa note, me déterminer à rien que le 16 avril.
Je fus muni d’une lettre du général Dupont ; j'eus aussi des lettres des généraux russes... Laborie me dit : Faites tout ce que vous voudrez des effets de la famille Buonaparte, ainsi que des chevaux. On a trouvé en effet sur Maubreuil l'invitation aux commandants des troupes étrangères de lui prêter main-forte ; mais voici pour quels motifs :
On savait que Roustan était soupçonné d'avoir enlevé quelques joyaux de la couronne, et Maubreuil s'était offert avec un autre pour aller à la recherche. Ou leur donna des ordres pour cet effet : cette mission secrète fut exécutée en partie.
Tout le monde sait que la reine de Westphalie fut arrêtée par Dasies et Maubreuil ; sa voiture contenait des caisses de diamants. Maubreuil s'en empara sous prétexte de savoir si elles ne renfermaient pas des diamants de la couronne, et les caisses furent portées aux Tuileries.
Mais outre les caisses, il y avait dans la voiture 86,000 fr. en or ; Maubreuil s'empara de cet or, et ne le porta pas à l'hôtel du gouvernement; il le vint cacher à Versailles.
On apprit que quelques jours avant le départ de la reine de Westphalie, Maubreuil, qui avait été un de ses écuyers, se présentait souvent à son hôtel pour savoir précisément le moment de son départ, et c'est de cette manière qu'il parvînt à soustraire frauduleusement, non seulement les joyaux de la reine de Westphalie, mais encore l'or qu'elle avait.
Vous avez déjà remarqué la date de cet événement.
Le prétendu ordre d'assassiner toute la famille Buonaparte lui avait été donné dans les premiers jours d'avril. Or, le 12 avril, Buonaparte avait abdiqué ses fonctions, et le lieutenant général du royaume était entré dans la capitale. Les ordres que présente Maubreuil sont du 16, et le 16 le prince de Talleyrand n'était plus dans le gouvernement provisoire.
D'ailleurs comment lui aurait-on donné l'ordre d'assassiner Buonaparte au milieu d'une armée non dissoute, et lorsqu'il devait être transporté dans sa résidence sous la sauvegarde des puissances alliées ?
Les lettres de Dasies ne confirment pas sa prétendue mission.
En 1815, pendant les cent jours, une instruction a été dirigée contre Maubreuil, Laborie, Dasies et d'autres, et la Chambre du conseil a déclaré qu'il n'y avait pas lieu à les mettre en accusation pour tentative d'assassinat sur Buonaparte et d'enlèvement de son fils.
Le gouvernement provisoire, le gouvernement actuel, ne craignent pas toutes les révélations secrètes du temps. Maubreuil avait une mission ; c'était de retrouver les caisses des diamants de la couronne.
D'après ces explications, que nous étions bien aise de donner au public sur cette affaire, vous voyez ce que les prétendus griefs de Maubreuil contre le prince de Talleyrand doivent ajouter à sa cause.
M. de Maubreuil aussi crut devoir donner de nouveaux développement à sa défense : on fait déjà une concession, reprit-il, on ne nie pas la mission du 20 avril, c’est déjà quelque chose, mais on nie la mission du 17 parce qu'il y aurait eu violation des traités.
Plusieurs connaissaient cette mission ; on a fait disparaître les uns ou séduit les autres, mais le Petit-Semelé, le marquis de Brosses et Montelegier attesteraient l'exactitude des faits.
Lors du Champ-de-Mars, Laborie me dit : Prenez un habit d'officier de la garde, et tuez Buonaparte au Champ-de-Mars ; votre fortune sera faite. J'ai la tête légère ; cependant je compris que cela était impossible.
Moi qui regarde comme un beau dévouement celui de Georges Cadoudal, je voulus entreprendre quelque chose, et demandai un seul homme. Ce n'était pas pour aller au Champ-de-Mars.
M. Dasies peut dire si ces faits sont exacts. La police qui fait enlever les uns et disparaître les autres peut bien trouver celui-là.
Il est si vrai qu'on m'a donné une mission, qu'on a mis à ma disposition des ordres pour les commandants des armées étrangères. Pourquoi me donner ces ordres, si la mission eût été de chercher une caisse de diamants ?
Quant aux diamants de la reine de Westphalie ils ont été gaspillés. On m'en a offert deux ans après l'événement. On a dit que j'avais enlevé l'or, parce qu’on a arrangé l'affaire comme on a voulu. C'est M. Pasquier qui a rédigé les procès verbaux, et l'on m'a condamné à Douai pour les quatre sacs d'or,
C'est ainsi qu'on arrange ceux dont on s'est servi. Chartran a été fusillé après avoir rempli sa mission.
Les quatre sacs ont été mis aux Tuileries sur la table de nuit de quelqu'un, sur la table de nuit de M. de Vitrolles…
Dans ma prison, on est venu me dire : ne nommez pas telle personne, vous serviriez tel parti.
C'est ma famille qui m'a sauvé la vie… On a voulu me fusilier ; l'empereur de Russie, qui se sentait morveux, voulait expédier la chose.
M. deVitrolles niera-t-il avoir reçu les quatre sacs d'or, à minuit, sur sa table de nuit ? Un témoin pourra affirmer le contraire, pourvu que M. Delavau ne le fasse pas fuir.
A présent vous avez la force, je ne suis qu'un malheureux individu qui a perdu la santé. C'est moins malheureux de perdre la vie actuellement ; il y a 13 ans je valais quelque chose.
Le souffleté ne vient pas se plaindre, il crie à son secours, et dit que l’on mette cet homme à Bicêtre.
J'ai fait distribuer un livre sur cette affaire à Londres, à Vienne, à Aix ; elle est connue ; les puissances que je provoque ne répondent pas, elles ont répondu secrètement. En voila le résultat.
Quand j'étais à Londres, l'empereur de Russie demandait à lord Castlereagh un alien-bill contre moi ; le lord, quoique faible, a eu le courage de répondre qu'os ne pouvait m'attaquer que devant les tribunaux.
Le roi de Prusse aurait donné un million pour que mon livre ne parût pas.
C'est à M. d'Osmond qu'on doit la publication de ce livre. Je le préviens, il me dit qu'il s'en moquait. Vous serez chassé, lui répondis-je. En effet, deux ans après il fut renvoyé.
M. Anglès a été le plus féroce de mes persécuteurs.
Voilà ce que j'avais à dire.
En résultat, le tribunal, après en avoir délibéré, a déclaré constants les faits de la prévention ; et attendu qu’il y a préméditation, et que Maubreuil a déjà été condamné à plus d'un an de prison, l'a condamné, par application de l'art. 56 du Code pénal, à 5 ans de prison, 500 fr. d’amende, 10 ans de surveillance de la haute police après l'expiration de sa peine, et 3,000 fr. de cautionnement.
29. Procès Maubreuil.—La Cour royale, chambre d'appels de police correctionnelle, a statué définitivement sur l'appel interjeté par M. de Maubreuil, du jugement qui le condamnait à cinq années de prison et 5oo fr. d'amende pour voies de fait envers M. le prince de Talleyrand. Après avoir entendu les explications de M. de Maubreuil, les plaidoiries de Mes Germain et Pinet,ses avocats, et les conclusions de M. Tarbé, avocat-général, la Cour a rendu son arrêt portant en substance que :
Considérant qu'il résulte de l'instruction que Maubreuil a agi volontairement; qu'il n'y a pas eu provocation de la part du prince de Talleyrand ; que les faits ne présentent point de circonstances atténuantes; mais que toutefois rien ne prouve que l'action ait été préméditée; qu'enfin Maubreuil est en état de récidive:
La Cour déboute Guerry de Maubreuil de son opposition à l'arrêt par défaut du 15 juin dernier; et néanmoins, attendu que la préméditation est et demeure écartée, réduit l'emprisonnement prononcé à deux années et l'amende à 200 fr. ; ordonne que l'arrêt par défaut sortira, au surplus, son plein et entier effet ; condamne Guerry de Maubreuil par corps en tous les dépens.
ANNUAIRE HISTORIQUE UNIVERSEL POUR L'ANNEE 1827 PAR C. L. LESUR
PARIS - CHEZ A. THOISNIER-DESPLACES - 1828