LE PRINCE DE TALLEYRAND
PAR
SIMON ARBELLOT
Louis XVIII disait : « Les Talleyrand ne se trompent que d’une lettre dans leurs prétentions, ils sont du Périgord et non de Périgord. »
Je ne sais si le roi s’abusait et je le crains pour lui, mais cette boutade me permet fort à point de situer sans plus tarder ce curieux personnage dans le cadre enchanteur de la plus gourmande province de France.
Ainsi, le Périgord aura le pas sur Talleyrand et les parfums du terroir l’emporteront sur les odeurs de la politique. Je tire donc ma révérence à l’évêque d’Autun, au président de la Constituant, au funeste conseiller de Louis XVI, à l’homme du 18 brumaire, au ministre successif et au serviteur intéressé du Directoire, du Consulat, de l’Empire et de la Restauration, à ce diable d’homme enfin, fastueux, boiteux, excommunié, vénal, cynique, et qui, par delà ses faiblesses et ses scandales, fut toujours et partout le serviteur passionné et en fin de compte triomphant, de la France et de l’idée française.
En dépouillant le prince de Talleyrand de sa mitre, de ses habits brodés, de ses décorations, je ne veux considérer que le gentilhomme périgourdin, élevé dans le goût des bonnes choses et le culte des grandes traditions de l’hospitalité. Et nous verrons que sous cet aspect un peu particulier, Talleyrand était véritablement un seigneur.
Il y a des seigneurs partout en Périgord, depuis ces féodaux qui vous reçoivent dans la fraîcheur de leurs châteaux au bord de la Dordogne, jusqu’aux humbles paysans qui tendent pour vous une serviette blanche sur la table de l’auberge. Partout, du Périgord noir au Périgord blanc, de Sarlat à Ribérac, la route est jalonnée de ces relais précieux où le foie gras va de pair avec le pain blanc, la truffe avec l’omelette, les cèpes avec les galantines et l’appétit avec la soif. C’est dans ce jardin de la gastronomie que le jeune Charles Maurice de Talleyrand, quittant l’austère quartier de Saint-Sulpice, fit ses premiers pas sous l’œil indulgent de son arrière-grand’mère, la princesse de Chalais. Un château féodal abrita ses rêves d’enfant. La grande dame affectueuse l’initie aux fastes des ancêtres, des domestiques, comme on n’en trouve plus que dans cette région, lui transmettant la tradition. La table au château de Chalais est facile à imaginer. C’est là que le jeune Parisien fait connaissance et se lie d’amitié avec les confits d’oie, les aloses grillées, les sauces rouilleuses et les lièvres à la Royale.
Montaigne nous conseille de ne pas guetter les grands hommes aux petites choses. C’est pourtant à ce jeu innocent que nous serons contraints de nous livrer si, à travers l’existence tumultueuse et brillante de cette Altesse Sérénissime, qui fut aussi un Frégoli de la politique, nous prétendons découvrir le seul épicurien, le seul gastronome.
Et ainsi la petite histoire, la toute petite histoire, nous oblige à passer de la table somptueuse de Chalais au réfectoire frugal et triste du collège d’Harcourt et à la première mission dont fut chargé le jeune garçon et qui, vous allez le voir, est d’ordre purement gastronomique. C’est, environ 1769, pendant le Carême, M. et Mme de Talleyrand, qui habitent Versailles, dévorent par inadvertance le contenu d’un baril de porc salé qu’ils prennent pour du thon. On ne s’explique pas trop pourquoi, mais le fait est authentique. Les pauvres gens s’en aperçoivent à la dernière bouchée. On délègue aussitôt le jeune Maurice à Paris auprès du cardinal pour lui arracher une absolution générale. Une mission de confiance, un voyage à Paris, un petit viatique d’argent, on pense si le jeune Charles-Maurice est content ! Bien entendu, il ne met pas les pieds à l’archevêché et, oubliant le carême et ses lois, dépense en bombance l’argent qu’on lui a donné. Mais, en homme d’ordre, il rapporte à sa famille tous les apaisements religieux nécessaires, à valoir sans doute sur les indulgences du futur évêque d’Autun.
Un séjour à Reims, auprès d’un bon oncle coadjuteur de l’archevêque, lui permet, espérons-le, de faire une ample connaissance avec le pétillant breuvage de dom Perignon, avant que d’entrer à Saint-Sulpice dont il saute le mur, la nuit, la première semaine, pour rejoindre une charmante enfant de quatorze ans. Une grisette du quartier latin, me direz-vous, ou une accorte blanchisseuse ? Vous n’y êtes pas. C’est la fille d’un rôtisseur du quartier, du plus fameux rôtisseur du quartier qui, encore toute rougie sous les feux paternels, vient se jeter dans les bras du jeune abbé. Si nous poussons plus loin les investigations, nous apprendrons que cette petite reine Pédauque rendait ses visites à l’abbé, au séminaire même où, sous le déguisement d’un garçon pâtissier portant son panier, elle pénétrait sous les yeux du concierge abusé. Et, ces jours-là, l’austère cellule de l’abbé de Périgord se paraît de toutes les grâces de l’amour dans le parfum des brioches chaudes.
Enfonçons-nous, maintenant, dans l’Histoire. Notre héros a grandi en âge, en honneurs, sinon en sagesse. Évêque, amoureux, politique, il fait face à ses diverses obligations et promène dans la vie un visage « au nez fin aux ailes palpitantes, retroussé comme pour mieux aspirer tous les parfums », nous dit son plus sévère historiographe et compatriote le comte de Saint-Aulaire.
Il va de fêtes en festins et recherche les soupers fins à la manière de ceux du Régent. On lui doit, en cet instant, cette phrase fameuse qui en dit long : « Qui n’a pas vécu, dans les années voisines de 1789, ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. »
Résignons-nous et sachons nous contenter, comme le don César de Ruy Blas, de l’ombre de l’amour et de l’odeur du festin. Suivons cet heureux homme.
Après son ordination, en 1779, bien que dépendant de l’évêché de Reims, il habite Paris, « une maison petite et commode » dénommée Bellechasse, et qui se situait rue Saint-Dominique, à l’angle de l’actuelle rue de Bellechasse. Nous retrouvons maintes fois l’écho des « déjeuners de Bellechasse », dont les hôtes réguliers étaient Choiseul-Gouffier, Lauzun, Narbonne. « Des matinées excellentes », écrira plus tard Talleyrand, dans ses Mémoires et pour lesquelles je me sentirais encore du goût. »
Notre collègue aime la compagnie des femmes, mais il sait les choisir et vous ne serez pas surpris d’apprendre que l’une de ses plus fidèles amies fut la belle Suzanne de Jarente, la compagne de Grimod de la Reynière, dont les festins sont célèbres, et dont la maison fut, selon Grimm, « l’auberge la plus distinguée des gens de qualité ».
Il était bien naturel que Talleyrand y eût sa place.
Il est aussi un assidu du Louvre et de la table de Mme de Flahaut dont il partagea jadis le lit et qui lui donna un fils. « Un vrai dîner de famille », dit le gouverneur général Morris, en sortant un soir du Louvre où il avait été particulièrement bien traité par Talleyrand.
Nommé, par une de ces incohérences de l’Histoire, évêque d’Autun, Talleyrand s’installe en 1789 dans cette ville et son premier soin est d’y tenir table ouverte. Tout le clergé du pays est invité, mais la fête ne dure que trente jours, au bout desquels il rejoint Paris et se fait nommer aux États-Généraux, député de ce clergé d’Autun, auquel, en un mois, il a enseigné la gourmandise.
Est-il excommunié ? Il écrit, le jour même, à son ami Lauzun : « Vous savez la nouvelle, venez me consoler et souper avec moi. Tout le monde va me refuser le feu et l’eau, aussi nous n’aurons ce soir que les viandes gelées et du vin frappé. » Et ce souper, dit la chronique, fut somptueux et réparateur.
Quelque temps plus tard, en 1794, en exil en Angleterre, nous le retrouvons, égal à lui-même, en cynisme et en bonne humeur. C’est à cette époque que se place, dans ses Mémoires, le mot sur ces soupers de Londres, où l’on savoure « des choses lourdes en compagnie de femmes légères ».
Traqué de toutes parts, banni de la Grande-Bretagne, promis en France à l’échafaud, il fait maintenant voile vers le Nouveau Monde, à bord du navire américain William Penn. Là, le prince de Talleyrand revêt, pour une fois, un uniforme inattendu qui ne figure pas, et pour cause, dans les vitrines du château de Valençay. Pour échapper à une visite, dangereuse pour lui, de la frégate anglaise, il décide de se déguiser et de se mêler au personnel du bord. Vous devinez la tenue qu’il choisit entre toutes : celle du cuisinier, avec le bonnet et le tablier blanc.
En Amérique, il retrouve Baumetz, Noailles, Omer-Talon, bons vivants comme lui et ils vident les réserves de Madère d’un excellent homme, Moreau de Saint-Mery qui leur a ouvert imprudemment ses salons et ses caves. Nous dirons que pour M. de Talleyrand, c’est la période éthylique. Il y avait sans doute déjà des bootleggers en Amérique et l’alcool n’y était pas sans danger. Le fait est qu’un jour, aux chutes du Niagara, le prince de Talleyrand, son ami Baumetz et un touriste anglais dont le nom n’est pas venu à la postérité, après maintes libations d’eau-de-vie, eurent l’idée saugrenue de signer un engagement dans un corps de chasseurs de castors. Il fallut beaucoup de dollars pour se libérer quand, enfin dégrisés, ils s’aperçurent de leur imprudence.
La roue tourne et avec elle la fortune de notre héros. Nous le rencontrons maintenant sur le chemin de la gloire, dans l’ombre de Bonaparte. Le voilà ministre des relations extérieures du Directoire. C’est l’époque des grands dîners, des réceptions, et de cette fête « pour Mme Bonaparte », du 3 janvier 1798, avec un souper « digne des Romains » et dont dans ses Commentaires, l’Empereur, plus tard à Saint-Hélène, évoquera encore la splendeur, ce qui ne l’empêchera pas, quelques lignes plus loin, d’exprimer le regret de n’avoir pas fait fusiller son hôte.
À l’époque du Consulat, nous retrouvons la trace de brillantes réceptions, tant rue du Bac que rue d’Anjou où tout Paris se presse aux tables de ce fastueux gentilhomme. Pendant l’Empire, peu après Erfürt, Napoléon donne à Talleyrand un ordre bien agréable à exécuter. Il s’agit de composer au moins quatre fois par semaine un dîner de 36 couverts, d’inviter les législateurs, les Conseillers d’État et les Ministres, et de les traiter avec soin. Justement Talleyrand vient d’acheter 57, rue de Varenne, l’hôtel de Monaco, ancienne ambassade d’Autriche, un véritable palais. On devine si l’ordre de l’Empereur est exécuté avec empressement.
Mais c’est dans l’hôtel de la rue Saint-Florentin que le faste de Talleyrand atteindra à son apogée. Antonin Carême, dont la réputation était déjà mondiale, collaborait dans les cuisines avec le chef Boucher, dit Bouche-Sèche. Le maître et le cuisinier allaient, de concert, éblouir Paris.
En avril 1814, l’empereur Alexandre de Russie est à Paris. Talleyrand imagine de faire recevoir le Sénat par le souverain, dans son propre hôtel de la rue Saint-Florentin. Hélas ! pas mal de sénateurs sont absents, d’autres déclinent cette bizarre invitation. Talleyrand, qui tient à son idée, enrôle alors des figurants, les habille en sénateurs, et organise une réception solennelle pour le tzar. Puis c’est un dîner magnifique pour lequel Carême se surpassa et on vit au dessert de pseudo-sénateurs de l’Empire et quelques vrais, boire avec le tzar à la santé du roi qui venait de rentrer.
« Les casseroles sont plus importantes que les secrétaires », on connaît cette boutade qui marque l’ambassade au Congrès de Vienne, mission extraordinaire s’il en fut jamais dans l’histoire de la diplomatie et au cours de laquelle l’envoyé de la France allait, cette fois, éblouir l’Europe.
Devant l’Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie victorieuses, la France se présentait dans un « rôle de témoin » et de « parent pauvre ».
Talleyrand mesura, d’un coup d’œil, les difficultés de sa mission. « Il était nécessaire, écrivait-il, de rendre l’ambassade de France agréable. » Il loua d’abord une belle et grande demeure seigneuriale, l’hôtel Kaunitz, y installa sa nièce, la comtesse Edmond de Périgord, future duchesse de Dino, dont les 21 ans, la beauté et l’esprit secondèrent les efforts de Carême et de ses marmitons. Talleyrand apporta à Vienne un air de fête. L’hôtel Kaunitz devint le centre du monde. Les bals succèdent aux galas de toutes sortes, ce qui fait dire au prince de Ligne : « Le Congrès ne marche pas, il danse. » Et en dansant, on sait comment Talleyrand remporta la plus éclatante victoire que diplomate ait jamais connue.
Sous la Restauration, Talleyrand, de retour à Paris, s’est assagi et n’ouvre son hôtel à ses nouveaux amis que le lundi soir. La mission à Londres, en 1832, n’est marquée par aucun excès digne d’être rapporté. Et nous arrivons ainsi au château de Valençay, où, pour son chant du Cygne, Talleyrand va connaître les plus belles heures de sa vie, qui seront, hélas ! les dernières.
Il est à l’apogée de la gloire et de l’insolence. Il reçoit le duc d’Orléans, fils de Louis-Philippe, avec toute l’étiquette de la cour. Il reçoit les grands de la terre, les ministres, les diplomates, les savants. Sa table est fastueuse et il la préside avec superbe, il interpelle les convives, donne des conseils, rappelle à l’ordre.
Terminons ces souvenirs de Valençay par une réflexion amusante d’Eugène Sue. À table, M. de Talleyrand venait de déclarer avec toute sa suffisance de gastronome : « Le Brie est pour moi le roi des fromages, il l’était dans ma jeunesse, il l’est resté. » Et le romancier d’ajouter :
« C’est la seule royauté à laquelle il soit resté fidèle. »
Et voici la fin de notre belle histoire. M. de Talleyrand, vieilli, a regagné l’hôtel de la rue Saint-Florentin. Un grand événement se produit : il rentre dans le giron de l’Église. Il marque cette date par un dîner de vingt couverts, auquel il invite l’abbé Dupanloup qui restera, jusqu’à sa mort, un familier du prince. L’abbé Dupanloup s’est si bien comporté à table que Talleyrand confiera à la duchesse de Dino :
¬— Voilà enfin un abbé qui sait vivre.
Et qui, ajouterons-nous, sut apprendre à M. de Talleyrand à mourir.
N’oublions pas que par delà le grand seigneur périgourdin, l’hôte magnifique, l’homme de la joie de vivre que nous nous sommes plu à évoquer, il y a le grand serviteur du pays, partout et toujours. Car si M. de Talleyrand a trompé les rois et trahi les hommes, il n’a jamais cessé d’être l’artisan de la grandeur française.
Je me permets, en terminant, de reprendre ce mot de M. de Monzie, le plus perspicace de nos connaisseurs en hommes et que le personnage de M. de Talleyrand devait fatalement attirer. Parlant des prétendus vices de notre collègue, le plus athénien de nos ministres laissa échapper un soir cet aphorisme :
« La pratique de la vertu ne coïncide pas nécessairement avec l’intérêt général. »
La vertu de M. de Talleyrand, si cette image ne nous semble pas trop paradoxale, c’est d’avoir servi la France et devant l’Europe, à Vienne, gagné une cause que l’on croyait perdue.
Simon ARBELLOT.