INCIDENT
ENTRE
LE COMTE BONI DE CASTELLANE
ET SON COUSIN
ELIE DE TALLEYRAND
Hier matin, à l'issue du service funéraire qui était célébré, en l'église Saint-Pierre de Chaillot, à la mémoire de lady Stanley Errington, née Marie de Talleyrand-Périgord, une vive altercation s'est élevée entre deux personnalités parisiennes fort connues : le comte Boni de Castellane, député des Basses-Alpes, et son cousin, M. Élie de Talleyrand-Périgord, un des assidus de l'ancienne demeure du comte de Castellane.
Voici la version que donne sur cet incident l'Agence Fournier :
« Un incident, qui a mis aux prises deux personnalités parisiennes également connues, s'est produit ce matin, un peu après onze heures, sur le pas de l'église Saint-Pierre de Chaillot. On venait de célébrer un service de bout de l'an, lorsque M. le comte Boni de Castellane, député des Basses-Alpes, qui avait assisté à la cérémonie religieuse, rencontra le comte de Talleyrand-Périgord, fils du prince de Sagan.
« Le comte de Castellane, aux dires des témoins de la scène qui s'est déroulée, se livra à des voies de fait sur son adversaire qui aurait reçu au front de légères contusions.
« Le comte Jean de Castellane, frère du député et apparenté par sa femme à la famille de Talleyrand-Périgord, essaya d'intervenir pour séparer les combattants.
« Les motifs de cet incident seraient d'ordre purement familial. »
Un ami du comte de Castellane, auquel nous avons communiqué cette note, nous a fait, à son tour, le récit suivant de l'incident :
« Le prince de Sagan, qui se trouvait avec le comte de Castellane dans l'église de Chaillot où se célébrait un service pour le repos de l'âme de lady Stanley Errington, se leva avant la fin de la cérémonie et, mettant son chapeau sur sa tête, au milieu de l'église, toisa son cousin le comte de Castellane. «
Celui-ci sortit et cracha au visage du prince de Sagan.
« Une rixe s'ensuivit, au cours de laquelle le prince de Sagan reçut au front un coup de canne qui lui fit une blessure profonde et le jeta par terre.
« Le comte Jean de Castellane a séparé les combattants. »
Voici enfin le récit que, dans la soirée, le prince de Sagan nous a fait parvenir :
« À la sortie du service funèbre auquel je fus obligé d'assister ce matin, je fus accosté sur le trottoir par M. Boni de Castellane, mon cousin, qui me dit :
« - J'ai à te parler.
« Et, comme je m'étais arrêté :
« - Tiens, me dit-il, voilà ce que mes enfants t'envoient comme étrennes.
« Et il cracha dans ma direction. Comme je m'avançai vers lui, il recula et gagna l'autre trottoir. Près de le rejoindre, je fis un faux pas, et une chute s'ensuivit. C'est alors que M. Boni de Castellane, me voyant à terre, me frappa à coups de canne et à coups de talon, aidé de son frère Jean de Castellane. Je parvins à me relever. J'étais couvert de sang. On nous amena au commissariat de police, où je ne pus pas faire entendre tous mes témoins, au nombre de six, de braves gens qui passaient et qui furent indignés de l'attaque à terre. J'ai été soigné ici par le professeur Cunéo et le docteur Grunberg. Ces deux médecins constatent que je porte, au sommet du crâne, une plaie contuse faite au moyen d'un instrument contondant : talon ou canne. En tout cas, nous sommes loin, après de telles constations, de la version qui tendrait à faire croire que je me suis blessé moi-même en tombant.
« M. Boni de Castellane, par la nature de son attaque et celle de son frère, m'a mis dans l'impossibilité de solutionner l'affaire sur le terrain des armes. J'ignore les motifs qui le poussèrent à agir autrement que ne l'eût fait un homme de notre monde. L'affaire aura donc toutes les suites judiciaires qu'elle comporte. »
La rencontre attendue entre M. Élie de Talleyrand-Périgord, prince de Sagan, et le comte Boni de Castellane, député des Basses-Alpes, a eu lieu hier à la 8e Chambre. Les adversaires qu'assistaient une douzaine de témoins avaient pour second : M. de Castellane, Me Henri Bonnet ; M. de Sagan, Me Jullemier.
Le combat était dirigé par M. le président Dannion. Il y eut de belles passes d'armes, mais point de résultat. Les arbitres ne rendront leur décision qu'à huitaine.
L'assaut a été fort intéressant. Mais le public nombreux qu'il avait attiré s'est trouvé presque unanime à regretter le choix du terrain. Le prince de Sagan, qui avait assigné le lieu de rencontre, en fin tireur qui se rend compte de son jeu, à la fin de la journée a constaté lui-même sans doute que sa tactique n'avait pas été bonne. Elle l'a contraint en effet, lui l'offensé, à rester sur la défensive. Cependant, à la place de prévenu que le prince lui avait attribuée, le comte Boni de Castellane attaquait, souriant à des coups trop connus pour être dangereux et qu'il parait à peine.
... Il ne convient pas, certes, de juger une querelle, mais il est délicat déjà de rendre compte, ni même d'indiquer quelle suite comportait l'injure cruelle qu'avait subie, de la part de son cousin Castellane, le prince Élie de Sagan. (C'était, on s'en souvient, le 2 janvier dernier, à Saint-Pierre de Chaillot, à la fin de la messe célébrée à la mémoire de lady Errington.) Tout ce qu'on peut dire, c'est que le débat correctionnel d'hier fut pénible à bien des assistants.
Après des témoignages dont les brutales contradictions précisèrent mal la matérialité de la rixe, quel fut le débat ? Des deux côtés, on abandonna l'examen des coups portés et reçus, et l'on se mit à détailler, là, devant tout le monde, les motifs de haine des deux cousins : et l'on discuta la question de savoir si M. Boni de Castellane avait légitimement déclaré que le prince de Sagan était disqualifié : Les Chambres correctionnelles vraiment sont-elles faites pour de telles controverses ? Un juriste peu parisien s'étonnait hier de voir le Tribunal les souffrir (presque les provoquer), disait-il que le duel était délictueux et que la police correctionnelle n'était pas compétente pour connaître de son Code.
Des gens du monde que ne troublaient pas ces scrupules judiciaires regrettaient que l'affaire, à laquelle forcément devait être mêlé le nom d'une tierce personne, n'eût point été maintenue derrière le huis clos de quelque arbitrage d'honneur.
Ils s'affligeaient de penser que la publicité de l'audience ébruitait, avec les causes de la querelle, les accusations portées sans merci par Me Bonnet, usant des droits que conférait à la défense du comte la citation lancée par M. de Sagan.
Aux faits eux-mêmes, les débats n'apportaient nulle clarté. Dans son assignation, M. de Sagan a repris le récit de la scène tel qu'il l'avait fait le soir même du 2 janvier : À la sortie de l'église, il avait été rejoint par M. Boni de Castellane qui, le prenant par l'épaule, l'avait fait se retourner : « Tiens, voilà ce que mes enfants te donnent pour tes étrennes. », lui avait dit le député des Basses-Alpes. Et il lui avait craché à la figure.
M. de Sagan avait levé sa canne ; mais M. de Castellane, parant, avait riposté si rudement que le prince était tombé. Alors, M. de Castellane s'était jeté sur lui et l'avait, à terre, frappé de coups de pied et de coups de poing. Son frère, M. jean de Castellane, accouru à son secours, avait frappé aussi...
Telle est la plainte de M. de Sagan, que le prince présent à l'audience, assis au banc de la partie civile, confirme d'un signe de tête, tandis que le président, sans l'interroger, la lit en entier. M. de Castellane répond qu'il a, en effet, craché au visage de son cousin, mais qu'il avait été provoqué ; il se défend d'avoir frappé son adversaire à terre.
- Quand j'arrivai à Saint-Pierre de Chaillot, dit M. Boni de Castellane de sa voix coupante, je fus surpris d'apercevoir le prince de Sagan parmi les assistants venus à cette cérémonie d'anniversaire. Il n'avait pas été invité : il n'est généralement pas invité aux réunions de famille. Il savait si bien qu'on n'aurait nulle satisfaction à le voir qu'il n'avait pas, quoique chef de famille, cru devoir prendre place au premier rang, sa place naturelle, et qu'il s'était glissé au cinquième ou sixième parmi les invités ; enfin, il allait quitter l'église avant l'issue de la cérémonie. Il n'avait pas été invité ; sa présence ne pouvait donc être justifiée que par le dessein de provoquer quelqu'un. Qui ? Je n'allais pas tarder à le savoir. En effet, il quitta sa place entre l'élévation et le second évangile, et passant devant moi, il planta d'un geste sec, en me regardant, son chapeau sur la tête.
Certes, j'avais bien des raisons pour ne pas aimer le prince de Sagan, mais, sans ce geste d'inconvenance qui ne pouvait pas n'être pas voulu, je ne me serais laissé entraîner à aucune violence. Je le suivis dans la rue et, l'ayant rejoint, je lui crachai au visage. C'est alors que, d'un mouvement naturel, il me menaça de sa canne. Je parai le coup, ma canne se brisa et alla le frapper au front. Il recula, glissa au bord du trottoir et tomba sur le sol.
M. Boni de Castellane se défend d'avoir frappé M. de Sagan à terre, son frère est venu, aussitôt la chute, les séparer.
Le président. - Votre frère a dit : « Le prince était à plat dos et mon frère sur lui ». Et le commissaire de police a constaté que votre genou de pantalon était souillé de boue.
M. de Castellane. - Mon frère est arrivé tout de suite et le commissaire n'a rien examiné du tout.
Mais on laisse vite ces détails. Et le président, par curiosité mondaine, semble-t-il, plus que par nécessité professionnelle, pose au comte cette question :
- On s'étonne d'une telle scène de la part d'un homme de votre monde, dit-il. Quel motif aviez-vous d'agir ainsi ?
M. de Castellane. - Je voulais cracher mon mépris à la face de M. de Sagan, voilà tout.
Le président (insistant). - Mais quels étaient les motifs de ce mépris ?
M. Boni de Castellane sort à ces mots une enveloppe de sa poche :
Des motifs extrêmement graves, articule-t-il. Voici des documents qui éclaireront le Tribunal. Je les ai reçus en deux ou trois fois. Ce sont des reproductions fidèles de lettres du prince de Sagan. Elles vous édifieront sur les sentiments que je pouvais avoir à son égard. Mais il vaut mieux ne pas les livrer à la publicité : je demande que le Tribunal en prenne connaissance sans en donner lecture à l'audience, car elles touchent une personne que je respecte et présentent le prince sous le jour le plus odieux. (Mouvement.)
Me Jullemier, avocat de M. de Sagan. - C'est la première fois que j'entends parler de ces lettres.
Me Henri Bonnet. - Ne pourrait-on communiquer ces photographies au prince de Sagan et lui demander si elles sont bien la reproduction exacte de lettres écrites par lui ?
Le prince de Sagan. - Je les connais. On m'en a parlé ces jours-ci. Ce sont des faux. Et je porte plainte en usage de faux.
Me Bonnet. - Portez-vous une plainte formelle ?
M. de Sagan. - Oui, oui. Entre les mains de M. le procureur de la République ici présent.
Me Bonnet. - Je comprends que M. de Sagan ne veuille pas rester sous l'accusation de les avoir écrites. Puisque la plainte est portée, nous ne nous en servirons pas, quant à présent.
On espérait que cette plainte au criminel allait faire sagement ajourner tout le débat. Mais point. Chacun était emporté par l'ardeur de la lutte. Même le Tribunal :
- Je répète, dit le président, que pour agir comme vous l'avez fait, il fallait des motifs bien graves.
- Si graves, si particuliers, que je vous prie de ne pas m'inciter à les révéler ici.
- Votre façon de vous venger, en tout cas, manquait d'élégance.
M. de Castellane. - Ce qui manque d'élégance, c'est d'avoir choisi le terrain judiciaire pour vider une telle querelle.
Me Jullemier. - C'est vous qui n'avez pas voulu vous battre.
Me Bonnet. - M. de Sagan a-t-il envoyé des témoins à M. de Castellane ?
Me Jullemier. - Vous aviez dit, M. de Castellane, que vous ne vous battriez pas.
M. de Castellane. - Non. J'ai dit que M. de Sagan ne trouverait pas de témoins qui consentissent à l'assister.
Le comte Jean de Castellane, le frère du député, est assigné avec lui. Son interrogatoire est bref : Il explique qu'il a suivi son frère hors de l'église, qu'il l'a vu aux prise avec M. de Sagan, qu'il l'a saisi pour les séparer.
- Je recommencerais, si c'était à refaire, conclut-il.
Il n'y a pas à tenir compte des témoignages. Il y en a six pour M. de Sagan, six pour M. de Castellane. Ils confirment chacun exactement les déclarations de qui les a cités.
Ce sont des passants, domestiques, chauffeurs, valets de chambre, un maraîcher, un coiffeur « qui travaille pour les élections municipales, dit-il »..., des passants enfin.
Deux témoignages adressés par écrit valent mieux que cette douzaine-là. L'un est du comte Fleury, qui a vu à l'église M. de Sagan mettre son chapeau sur sa tête en partant. « Était-ce distraction ou provocation ? Il ne saurait le dire. » Le baron de Courcel a aperçu le même geste. « M. de Sagan, écrit-il, fit signe de se couvrir, comme oubliant le lieu où il se trouvait. J'eus l'impression d'une distraction un peu forte. Aussitôt, comme mû par un ressort, M. de Castellane se dirigea vers la porte. »
Et la parole est donnée à Me Jullemier.
Le spirituel avocat a fait d'abord une plaidoirie d'attente, réservant pour une réplique son effort. Mais, l'heure de la réplique venue, il avait été distancé, et, après avoir trop tardé à mener le train, il n'a pu que se défendre vaillamment.
Il a eu un mot un peu gros, qui a fait rire, au début de ses explications. Après avoir soutenu que son client avait été frappé à terre :
- Si de tels usages, dit-il, deviennent ceux des gens du monde, c'est la fin des armoiries et le triomphe du tatouage.
Mais ensuite, il s'est attaché à répondre à l'accusation de disqualification portée contre son client.
- M. Boni de Castellane l'a portée, dit-il, non dans la crainte de se battre. Nul ne met son courage en doute. Mais parce qu'il voulait pouvoir tout dire encore sur son cousin et qu'il n'aurait plus eu le droit de répandre sur lui la calomnie, s'il avait avec lui croisé le fer. Il n'y a rien, dit-il, rien contre M. de Sagan, que des légendes enflées par la médisance...
Et Me Jullemier s'est mis à biographier son client.
Et l'on a été consterné de voir que la plaidoirie ne s'attaquait pas du tout à M. de Castellane, mais formulait des griefs contre d'autres. Et quels autres ?
Si la vie de M. de Sagan fut accidentée, dit son excellent avocat, c'est que le malheureux Élie de Talleyrand, enfant d'un ménage désuni, fils d'un père sans fortune et « d'une mère au coeur dur », « voyait chez lui des choses qu'il aurait dû ne pas voir... » Sa mère a voulu le faire enfermer. Et puis, elle l'a envoyé à Buenos-Aires. Elle lui refusait tout argent. À Paris, il a dû recourir aux usuriers, aux fréquentations douteuses. Il a voulu partir au Tonkin :
- Maître Jullemier, interrompt le président, vous nous emmenez bien loin de la rue de Chaillot.
- C'est que je veux dire ce que faisait mon client tandis que M. de Castellane vivait tranquillement en France. Car, sauf un voyage en Amérique qui fut assez heureux, notre adversaire n'a jamais quitté Paris...
Me Jullemier, cependant, continuant le curriculum vitae de son client, nous ramène en France et nous conte le procès que dut faire M. de Talleyrand à sa mère pour lui demander une pension alimentaire. Il nous dit sa vie difficile parmi tant d'embarras matériels.
- Que lui reprochera M. Boni de Castellane ? D'avoir fait des dettes ? D'être prodigue ? Il serait mal venu. Parlera-t-il de l'affaire Lebaudy ? M. de Sagan y a bénéficié d'un non-lieu de M. Doppfer.
Vraiment, était-ce pour rappeler tout cela que M. de Sagan avait assigné son cousin ? Le président se le demande et le demande à Me Jullemier.
Le président. - Maître Jullemier, votre client n'est pas inculpé.
Me Jullemier. - On dit qu'il est disqualifié ; je le veux justifier.
Sentiment légitime, souci naturel et louable. Mais on attendait du plaignant un réquisitoire et non des justifications. On fut déçu.
Avec Me Bonnet on eut l'attaque, vive, véhémente implacable. D'abord, un exorde indigné par ces récriminations formulées à l'audience contre une mère morte. Et puis tout de suite « les motifs graves qu'eut M. Boni de Castellane de jeter son mépris à la face de son cousin. »
Depuis deux ans, dit-il, M. Boni de Castellane a traversé de douloureuses épreuves. Il les a traversées avec tristesse et résignation. Il n'a pas eu un mot de nature à affliger celle qui a porté son nom avec dignité, et qui est, il ne l'oublie pas, la mère de ses enfants. Il a accepté le jugement qui l'a frappé. Il a eu des torts, il le reconnaît, et en accepte l'expiation sans révolte.
Mais cette résignation qui coûte à sa fierté ne va pas jusqu'à se désintéresser du sort de la femme qu'il a perdue et de l'avenir d'enfants dont il est séparé. Il a appris que M. de Sagan se faisait admettre au foyer de Mme Anna Gould, et connaissant son adversaire d'aujourd'hui, sachant son passé, il n'a pu accepter froidement la menace d'une telle catastrophe M. de Sagan près de ses enfants ! ayant, si peu que ce soit, autorité sur eux ! cette pensée lui a été intolérable Il n'y a pas un père qui, dans de telles circonstances, eût pu, en présence d'un geste provocateur de celui qu'il ne cherchait pas, dominer sa révolte.
Et le réquisitoire commence, cruel ! Me Bonnet remonte à 1894 ; il rappelle l'histoire des traites Lebaudy, l'arrestation de M. de Sagan et le non-lieu « à la suite d'un arrangement entre les parties ».
Me Bonnet rappelle encore ce qu'était l'entourage du jeune Lebaudy, « courtisans faméliques d'un enfant dont ils se partageaient les dépouilles et qu'ils ont conduit à la mort. »
Puis Me Bonnet, documenté comme un rapport de police, cherche le domicile de M. de Sagan. Celui qui est indiqué dans l'assignation n'est qu'un logis de 600 francs, non meublé, où il ne va jamais... Il a deux automobiles : quand les créanciers les saisissent, une tierce personne les revendique, justifie sa propriété... mais les voitures ensuite continuent à servir à M. de Sagan.
Après la scène, il est allé s'aliter, 45, rue Cambon, « chez un ami, M. Four », ont dit les journaux. M. Four est un concierge qui sous-loue des appartements meublés de son rez-de-chaussée. L'un d'eux est occupé par une demoiselle Zizi ; l'autre par M. de Sagan ; un troisième abrite des hôtes de passage... En vérité, le prince est sans domicile fixe.
- M. de Sagan, s'il n'avait pas eu de domicile, répond Me Jullemier, aurait pu en demander à son cousin. Le procès en divorce nous a appris que le comte en avait sept... (Rires.)
Me Henri-Robert se présentait pour M. Jean de Castellane. Il a discuté les faits avec sa science et sa verve coutumière ; mais après s'être associé en quelques mots à la plaidoirie de Me Bonnet, il s'est cantonné dans une brève défense à fin d'acquittement.
Après une réplique de Me Jullemier, où les traits contre M. de Castellane s'enveloppaient de fleurs, le substitut, M. Granié, s'est levé. Ce n'est point à sa requête que venait cette affaire « entre parties ». Il a tenu à conclure. Il l'a fait en mots choisis, sobres et forts révélant au Palais un talent original et nouveau.
Il a demandé la mise hors de cause de M. Jean de Castellane, et la condamnation de son frère qui avoue les faits en partie. Et puis :
Régler une querelle à coups de canne, à coups de pied ou de jet de salive, c'est, a-t-il dit, un délit commun dont vos audiences s'encombrent chaque jour. Mais l'affaire aujourd'hui s'individualise par les noms des plaideurs et la coupe des habits. Faut-il dire après ces débats que jeux de mains jadis réputés jeux de vilain sont devenus jeux de prince ? Que ce procès est l'indice du nivellement général, que ce n'est pas la lie qui monte, mais l'élite qui descend ? Je ne sais.
Je n'ai qu'à constater que les blessures ne furent pas graves. S'il y eut des coups de pied et que le sang jaillit, il ne tacha pas les talons rouges. Et les blessures furent compatibles avec l'accès des photographes au lit de douleur.
Vous condamnerez donc M. de Castellane, et puis nous reviendrons à nos clients accoutumés, pleins d'indulgence pour eux, qui ont l'excuse d'une éducation restreinte et qui ne sont pas législateurs.
Des applaudissements éclatèrent.
Et le jugement fut remis à huitaine.
La 8e Chambre a rendu son jugement dans le procès de Sagan-de Castellane. Le Tribunal, après avoir rappelé les faits, déclare ne vouloir retenir comme certains que ceux qui sont avoués, la contrariété des témoignages laissant planer un doute sur les autres. Il met M. Jean de Castellane hors de cause et, au contraire, « déclare Boni de Castellane convaincu d'avoir à Paris, le 2 janvier 1908, volontairement porté un coup de canne au prince de Sagan et commis sur sa personne une voie de fait en lui crachant au visage...
Il le condamne donc à 100 francs d'amende.
Le prince de Sagan obtient le franc d'indemnité qu'il réclamait.
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