TROIS ENNEMIS DE NAPOLEON
BERNADOTTE, TALLEYRAND, FOUCHE
PAR
MARC EDES
Collection Philippe Maillard
Lorsque Bonaparte se fit nommer premier consul, l'armée demeurait, dans son ensemble, profondément républicaine. Aussi les appels aux royalistes en vue de leur ralliement, l'amnistie de fait consentie aux émigrés, furent-ils assez mal accueillis. Et les tractations avec la cour de Rome en vue d'un Concordat, vinrent encore accentuer la méfiance.
Quant aux généraux, Bonaparte n'était, après tout, qu'un de leurs camarades : plus entreprenant, voilà tout. Et ses mérites étaient-ils, alors supérieurs ? Augereau était l'artisan du 18 fructidor, Brune avait libéré la Hollande, Jourdan, dont la popularité était immense, était le vainqueur de Wattignies et de Jemmapes, Gouvion-Saint-Cyr et Mac-Donald étaient aristocratiques et orgueilleux, Moreau, le vainqueur de Hohenlinden avait été général en chef de l'armée du Rhin et, un moment, plus populaire que le petit général corse.
C'est ainsi que Bonaparte, dans le but de mieux les asservir, s'ingénia à leur attribuer des avancements flatteurs tout en les chargeant de missions durables et lointaines. C'est pourquoi l'armée du Rhin fut opportunément expédiée à Saint-Domingue pour y rétablir l'ordre.
Le 11 avril 1802 - c'était un jour de Pâques - un Te Deum solennel était célébré à Notre-Dame, en présence du premier Consul, pour l'inauguration du Concordat. Bonaparte, à la sortie, demanda au général Delmas :
- Eh bien ! Général, comment avez-vous trouvé la cérémonie ?
Celui-ci ne connaissait que le rude langage des camps. Aussi répondit-il sans ambages :
- C'était une belle capucinade. Il n’y manquait que le million d'hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que vous rétablissez aujourd'hui.
Les camarades avaient alors, on le voit, conserver leur franc-parler. Le brave Delmas n'avait fait que traduire, au surplus, l'opinion des armées de la République. Ségur, l'aristocrate, souligne en effet « les impertinences brutales de plusieurs généraux ». Les saluts multipliés à droite et à gauche par Bonaparte étaient alors accueillis « avec des airs dédaigneux ». Aussi renonça-t-il à son intention de faire bénir les drapeaux, craignant, a-t-on dit, de les voir immédiatement foulés aux pieds.
Mais les opposants les plus résolus et les plus tenaces étaient alors, sans doute, Moreau et Bernadotte. Le premier portait le plus d'espoirs, mais il temporisait. On connaît sa conspiration, son exil, sa trahison, sa mort dans les rangs ennemis. Et, avant la sienne, la fin de Pichegru, compromis, comme lui, dans un complot royaliste, étranglé, en plein mystère, dans sa prison du Temple.
Nous allons voir quels soucis Bernadotte, Talleyrand et Fouché devaient réserver au Maître au long de sa fulgurante carrière.
Bernadotte, qui était né six ans avant Bonaparte, avait servi dans l'armée royale dès l'année 1780. (Le futur empereur avait 11 ans.) Sous-officier en 1789, la Révolution en avait fait un général dès 1793. C'est à l'armée du Rhin qu’il gagna, il est vrai, ce brillant avancement, tout comme Kléber et Marceau, Hoche et Desaix, Jourdan et Moreau, Ney et Lefebvre, Lecourbe et Gouvion-Saint-Cyr. Il avait rencontré Bonaparte à Milan et devait n'en retenir que ceci : « je viens de voir ici un homme de 26 à 27 ans qui veut paraître en avoir cinquante. Cela ne présage rien de bon pour la République. »
Bonaparte ne devait pas sympathiser davantage avec lui : ambitieux l'un et l'autre, un secret instinct les avait avertis qu'ils se heurteraient bientôt. Le Corse, avec une cautèle remarquable, avait beaucoup flatté le Béarnais, mais celui-ci était capable de lui en remontrer.
Ici se place un événement peu connu. Bernadotte avait sollicité, ou fait solliciter pour lui, le commandement de l'armée d'Italie. Mais on le désigna, le 11 janvier 1798, afin de le briser sans doute, pour occuper l'ambassade de la République à Vienne. Ainsi, tandis que Bonaparte obtenait le commandement que Bernadotte avait convoité, et pouVait s'envoler vers de glorieuses conquêtes, Bernadotte allait, à Vienne, proprement se casser les reins. Un jacobin n'y pouvait, en effet, réussir, et surtout un jacobin botté. Dès le 13 avril, le drapeau de l'ambassade était lacéré au cours d'une échauffourée populaire et Bernadotte, sans délai, rappelé à Paris.
Tout allait vite, très vite, alors. À peine est-il nommé chef de l'armée sur le Rhin qu’on l’envoie diriger le ministère de la Guerre. Mais bientôt, - procédé fort peu élégant, qui s'est d'ailleurs perpétué au cours des différents régimes - Bernadotte apprend qu'il a « donné sa démission » : il serait malaisé, au cours de tant d'intrigues, d'établir qui lui a porté ce coup. Toujours est-il qu'en Béarnais méfiant, il s'arrangea pour rester étranger à cet autre coup, le coup d'état du 18 Brumaire. Aussi Bonaparte le trouve-t-il tout juste assez bon pour occuper un simple siège au conseil d'État. Mais il est militaire, le Consul s’en avise bientôt pour l'envoyer commander l'armée de l'Ouest. Le Béarnais subodora-t-il un piège ? Il devint, alors, selon Mme de Staël, une sorte d'opposant, un opposant, certes, discret, mais dont des relations compromettantes n'échappèrent pas à la police de Bonaparte qui lui, non moins discrètement, préparait les prochaines étapes de son ambitieuse carrière.
Les Chouans de l'Ouest, après leur amère défaite, après leur capitulation, ne devaient plus opposer à leurs vainqueurs que des conspirateurs, en général plus courageux qu’avertis. Bernadotte n’eut guère qu'à confier à un abbé, nommé Bernier, le soin de prêcher aux populations la soumission aux décrets de la Sainte Providence qui leur avait donné Bonaparte. Ce Bonaparte, après tout, n'était-il pas le protecteur des émigrés ? le soutien du clergé ? le restaurateur de notre sainte religion ? Un tel mode de pacification était, certes, fort efficace : le commandant en chef de l'armée de l'Ouest ne pouvait en enregistrer les résultats avec une secrète amertume et il suivait tristement des yeux l'étoile du Premier Consul, sachant fort bien que son concurrent était homme à ne pas s'arrêter en si bon chemin.
D'autres généraux, d'autres officiers, républicains plus ou moins, plus ou moins jaloux et ambitieux, formèrent bientôt avec Bernadotte une véritable conspiration, et poussée à ce point qu'un « appel aux armées françaises » fut rédigé secrètement, suivi d'un ou deux autres. Non moins secrètement, en des paquets discrets, ils parvinrent aux généraux, aux colonels, aux divers commandants d'armes de la région. Trop de colis, trop de papiers, trop de gens avertis, bavards ou malveillants. Des paquets, en différents endroits, furent saisis, et le complot fut éventé - ou, plutôt, son amorce.
Ces paisibles militaires avaient proclamé que Bonaparte était « un tyran » et que ce n'était pas pour rentrer sous le joug de la royauté que l'on s'était battu ». Et l'on proclamait hautement : « si vous ne réagissez pas, vous serez tous proscrits. Ce sera pour vous, la honte et l'infamie. »
C'était astucieux et l'on pouvait reconnaître là les talents du Béarnais. Le préfet d'Ille-et-Vilaine était aussi un homme habile : c'était Mounier, ancien député aux états généraux, où il avait joué un rôle de premier plan. Émigré par nécessité, il s'empressa de revenir avec le 18 brumaire.
Nous sommes en prairial de l'an X, le ministre de la police, c'est Fouché, à qui Mounier fait part de sa louable activité : surveillance, perquisitions. Les conspirateurs, pour lui, ce sont des « anarchistes ». « Je soutiendrai de toutes mes forces le gouvernement... » prend-il soin de bien préciser. Mounier, juriste et hommes assagi, n'est guère enclin à incriminer des généraux, parfois puissants et glorieux. Qui donc fera les frais de ce complot mort-né ? Qui donc jouera le rôle de l'indispensable « lampiste » ? Un général obscur, quelques capitaines et lieutenants, compromis, par hasard, par les seuls paquets. Plus l'imprimeur qui, ce jour-là, fit une mauvaise affaire.
Quant à Bernadotte, il était parti à Paris, prétendant que sa présence était nécessaire pour la formation du gouvernement issu de ce complot. Mais Bonaparte, dont les agents étaient partout, n'avait rien ignoré de cette affaire. Bernadotte eut, cette fois-là, bien de la chance : Joseph Bonaparte avait en effet, épousé Julia Clary et la propre petite « fiancée » marseillaise de Napoléon, Désirée, avait épousé Bernadotte. Affaire de famille, affaire sacrée pour un Corse...
Napoléon avait, en 1809, quitté l'Espagne, où la pacification s'avérait, décidément, à peu près impossible. Les premiers craquements de l'édifice impérial étaient déjà perceptibles aux fines oreilles de Talleyrand et de Fouché ; aussi les deux redoutables compères jugèrent-ils opportun de se rapprocher. Le premier ne dirigeait plus les affaires étrangères mais il demeurait chambellan : le maître préférait, décidément, l'avoir sous la main. Mais Fouché, lui, demeurait immuable au sommet de la police impériale.
L'Empereur qui était, avant tout, un maître psychologue, réunissait fréquemment, en son cabinet, ses hauts fonctionnaires. C'était rarement pour les féliciter car des agents personnels et ultra-secrets - travaillant parfois sous la dépendance de ces ministres - surveillaient ceux-ci et informaient l’Empereur de leurs agissements. Il pouvait, ainsi, dire à chacun son fait. Lorsqu'il avait eu vent de manœuvres un peu louches, il lançait, après avoir crié ce qu'il avait appris :
- Vos honneurs, vos biens, à qui les devez-vous ? À moi seul. Et vous tramez des complots !
C'est à la suite d'une scène de ce genre que Talleyrand perdit aussi, après son ministère, son poste de chambellan ; mais, ne voulant pas l'éloigner, Napoléon lui conserva son titre de grand dignitaire. Fouché, qui, du fait de ses fonctions, savait tout, était le plus redoutable : l'Empereur, estimant que de deux maux il fallait choisir le moindre, le maintint ministre de la police. Mais rien, ni personne, ne pouvait empêcher Fouché de poursuivre ses intrigues et ses trahisons.
L'état d'esprit qui régnait alors en France, servait les deux compères. Mieux que personne, ils savaient que l'opinion était lasse des batailles si glorieuses, si coûteuses. L'armée, déjà, absorbait des classes trop jeunes, et de trop âgées. Le clergé, éclairé par le traitement infligé à la Papauté, était prudemment mais fermement hostile. L'empereur devait, d'ailleurs, bientôt, se trouver excommunié par Pie VII, donc isolé, en fait, de la France catholique.
Pour tous, la vie quotidienne devenait plus austère, l'avenir plus incertain. Les royalistes, ceux de l'Ouest surtout, songeaient à de nouvelles insurrections. Les agents de Louis XVIII et des Princes se multipliaient ; la Vendée, le Maine, la Normandie, la Bretagne, la Guyenne, la Gascogne, la Provence, abritaient nombre de conspirateurs et les organisations clandestines retrouvaient une nouvelle activité.
Durant ce temps, au-delà de nos frontières, tout menaçait.
Talleyrand et Fouché n'ignoraient rien de cela et en savaient davantage que quiconque. Ce dernier, selon Las Cases, avait des émissaires aux armées et l'un d’eux vint du champ de bataille d’Essling pour le renseigner sans retard. Après avoir entendu le récit du combat, il aurait clamé : « vous n'êtes là-bas que des poules mouillées qui n'y entendez rien. On vous le fourre dans un sac, on le noie dans le Danube, et puis tout s'arrange, facilement et partout ».
À Essling, c'était le 22 mai. Quarante jours après, le 6 juillet, les ennemis de l'Empereur voyaient, pour un temps, sombrer leurs espoirs : le nom de Wagram venait de s'inscrire glorieusement, de façon impérissable, sur nos drapeaux.
Les intrigues pourtant se poursuivaient. Le général Sarrazin qui, à ce même moment, nouait - ou renouait - des rapports secrets avec les Anglais, était-il d'accord avec Fouché ou avec Talleyrand ? On ne saurait l'affirmer. Ce qui n'est pas douteux, c'est que Sarrazin, dans le département de la Lys, fut puni et enfermé dans le fort de Cadzand et que, de ce lieu inhospitalier, il informa les Anglais des faiblesses de notre système défensif (1).
On sait que la flotte anglaise débarqua alors avec 40 000 hommes et 150 bouches à feu dans l'île de Sud-Beveland et dans Walderen. S’ils ne s'étaient pas attardés à assiéger Flessingue, les Britanniques auraient eu quelque chance d'enlever la place d'Anvers, « ce pistolet braqué sur le cœur de l'Angleterre ». Fouché avait-il prévu un rôle à jouer, en cas d'une avance plus poussée, d'une descente rapide des Anglais en direction de Paris ? L'Empereur étant absent, Cambacérès archichancelier, représentait le gouvernement et Fouché, outre la Police, détenait de façon intérimaire le ministère de l'Intérieur. Ce fut donc, si l'on peut s'exprimer ainsi, une magnifique occasion perdue que ce coup d'arrêt porté à l'Angleterre. Fouché fit, à tout hasard, mobiliser les gardes nationales de la région du Nord. Bernadotte, disgracié subitement après Wagram, le retrouva à Paris. Mais l'Empereur, surtout absent, ne laissait jamais bien longtemps en contact. Bernadotte fut envoyé à Anvers, un poste de confiance s’il en fut. Tout au moins en apparence. La vérité oblige à reconnaître qu’il y organisa une garnison solide, de remarquables défenses. L'Empereur, il est vrai également, ne demandait rien d'autre. Il savait l'armée anglaise décimée par la maladie, fort mal commandée, incapable de toute entreprise. De fait, la paix intervint en octobre, mettant fin à la tentative inutile d'Albion.
Voici donc Bernadotte disponible. Fouché qui a armé 30 000 gardes nationaux a sondé l'opinion : on est las de la guerre, nous l'avons dit, et l'inquiétude ne cesse de grandir. Il forme des postes de garde, il prescrit des patrouilles : il sait trop, le malin, que ce n'est pas un moyen d'alléger l'atmosphère.
« La présence de l'Empereur n'est pas nécessaire. » Voilà ce que, en une circulaire ministérielle, Fouché avait affirmé aux préfets. Sans doute, sans doute... Ah ! Si à ce moment, Bernadotte avait osé. Non, il voulait peser les chances, trouver le moyen, s'il se pouvait, d'en mettre d'autres dans son jeu.
Napoléon, lui, à Vienne, était fort occupé. Selon le duc de Broglie, ses maréchaux voulaient en finir et le « maudissaient ». Il était, certainement, fort bien informé de ce qui se tramait, de ce qui menaçait, tout au moins. Il désignait, dans ses lettres, Fouché et ses amis, « les intrigants de Paris », évoquait « une crise ». Et pour Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, il le qualifiait « un homme auquel je ne puis me fier ».
Rien ne marchait, décidément, pour personne. Napoléon là-dessus, manque de peu d'être assassiné par un jeune Allemand exalté, et Fouché, sous main, tentait des négociations avec l'Angleterre. Il n'y avait là rien qui pût surprendre l'Empereur. Il se contenta de lui dire :
- savez-vous, monsieur Fouché, que je pourrais vous faire fusiller ?
Tout de même, cette fois, il le renvoyait.
Quant à Bernadotte, il eut plus de chance : il devint Prince Royal, puis Roi de Suède et, des protagonistes de cette histoire, lui seul devait bien finir : mais l'histoire n'est pas morale, dira-t-on, car il ne le méritait en aucune façon. Cet ennemi juré de l'Empereur fut, cependant, un souverain fort convenable. Il eut de remarquables héritiers et son pays d'adoption, sous le règne d'un Bernadotte, est sans doute l'un des plus heureux de notre vieille Europe.
Note.
(1) il s'enfuit peu après à Londres et fut condamné à mort par contumace par le conseil de guerre siégeant à Lille, le 15 novembre 1810.