LETTRE
DU PRINCE DE TALLEYRAND
AU
GENERAL SEBASTIANI
MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES
EN DATE DU
13 JUIN 1831
Londres, le 13 juin 1831.
Monsieur le comte,
J’ai reçu ce matin votre dépêche télégraphique du 11, qui confirme celles que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 5 et le 9.
Vous pensez que la conférence a trop précipité l’application des mesures qu’elle a prises, et qu’elle a trop perdu de vue les modifications que des circonstances récentes devaient apporter à sa marche.
Ces observations ne me paraissent pas fondées et je crois pouvoir y répondre en vous priant de remarquer que la conférence, chargée essentiellement de veiller au maintien de la paix, n’a pas dû concentrer son attention sur la Belgique seulement ; la Hollande exigeait aussi une grande surveillance, surtout quand il règne dans ce pays une irritation telle que la plus légère circonstance peut donner lieu aux plus fâcheuses résolutions. Il était donc nécessaire de chercher à calmer et l’irritation belge et l’irritation hollandaise ; car il fallait empêcher que la collision que nous nous attachons à prévenir vînt d’un de ces deux côtés.
Ce sont ces considérations qui m’ont dirigé depuis que la conférence a été informée du refus opiniâtre des Belges d’adhérer aux bases de la séparation, refus qui animait si vivement les Hollandais et leurs gouvernements. Je pense que les réponses qu’ont reçues leurs plénipotentiaires ici auront produit à La Haye l’effet qu’on s’en promettait, et, par conséquent, on aura encore retardé de quelques moments les motifs de trouble et d’hostilité.
Les difficultés que nous rencontrons ici, en Belgique et en Hollande, proviennent d’un côté, du cabinet de La Haye, qui veut engager les puissances à la guerre, et, de l’autre, du cabinet russe, qui a pour but de détourner l’attention des puissances en la portant forcément sur les affaires de l’ouest de l’Europe. Mon langage à la conférence est toujours celui-ci : « Nous ne voulons pas la guerre, mais nous sommes prêts à la faire et nous ne la craignons pas. » Je crois, du reste, que le gouvernement belge n’a pas de projet arrêté, et qu’il cherche à nous susciter des embarras pour voir s’il ne pourra pas en résulter pour lui quelque chose de favorable.
Dans cette situation des choses, je vois chaque jour le prince Léopold ainsi que les ministres anglais, parce que je suis convaincu que c’est là que nous pourrons trouver analogie de vues et d’intérêts.
En définitive, mon opinion est qu’il n’y aura pas nécessité de recourir aux mesures militaires pour lesquelles je vous ai invité à vous préparer. Il faut être prêt ; mais je pense que par des moyens d’adoucissement et de conciliation nous parviendrons, sans qu’il y ait un coup de fusil tiré, à sortir de l’embarras où nous sommes en ce moment. Ceci est mon opinion positive.
Recevez…
Ch. Mau. TALLEYRAND.
P. S. - Le prince Léopold ne recevra pas la députation belge avant deux ou trois jours. Les députés que j'ai vus aujourd'hui me fortifient dans l'opinion que j'ai exprimée plus haut;
in MEMOIRES DE TALLEYRAND