LES DERNIERES ANNEES
DE TALLEYRAND (1)
PAR
G. LACOUR GAYET
Le prince de Talleyrand, qui représentait la Monarchie de Juillet auprès du gouvernement d’Angleterre, avait quitté Londres le 19 août 1834 ; selon toute apparence, c’était sans idée de retour. Ses quatre-vingts ans sonnés lui donnaient droit au repos de la retraite ; les victoires diplomatiques qu’il avait remportées coup sur coup à Londres, - à savoir l’indépendance et la neutralité de la Belgique, le traité tout récent de la Quadruple-Alliance, - lui permettaient de se retirer sur un triomphe. Il attendit jusqu’au mois de novembre pour demander à être relevé de ses fonctions d’ambassadeur. Toutefois, on peut dire que, dès son retour en France, il était rentré dans la vie privée. C’est de sa vie privée qu’il est question dans cette lecture, où l’on va passer en revue divers épisodes appartenant aux quatre dernières années d’une longue existence.
Le château de Valençay, dans le Berry, était la résidence favorite de Talleyrand ; il l’avait acheté, en 1805, à M. de Luçay, grâce en partie à une générosité de Napoléon, qui désirait à la fois être utile à l’ancien propriétaire et être agréable à son ministre des Relations extérieures. Talleyrand était devenu maire de sa commune en 1826, au cours des loisirs que lui avait faits la Restauration ; il avait pris ces fonctions au sérieux. Il avait établi la mairie dans une maison nouvelle, relevé le clocher de l’église, fondé une école de filles que tenaient les Sœurs de Saint-André, ouvert une pharmacie gratuite. Aussi le regardait-on comme le modèle des châtelains. La vie qu’il menait dans cette résidence princière participait au calme de la campagne qui l’environnait, bien loin, heureusement, des agitations de Paris « Vous viendrez à Valençay, écrivait un jour la nièce du prince à son ami Barante (2) ; je vous assure que vous ne vous y trouverez point mal. M. de Talleyrand y a tout son charme ; si je vaux quelque chose, c’est là. »
Quelques promenades dans les allées du parc, au fond d’un fauteuil roulant que Louis-Philippe lui avait donné ; la lecture, la rédaction de ses Mémoires, des parties de whist, des visites, donnaient aux journées de Valençay une régularité qui n’était pas sans agrément. « Je lis à peine les journaux, écrivait Talleyrand à un ami ; je travaille et je me promène. Dans l’automne je me promènerai, mais je ne travaillerai plus… Notre vie ici est fort ordonnée, ce qui rend les jours fort courts. On se trouve, à la fin de la journée, sans avoir eu un moment de langueur. Ce matin, nos lectures du salon ont été interrompues par l’arrivée d’un loup, que les gardes venaient de tuer. C’est un gros évènement pour la journée. Je travaille chaque jour plusieurs heures, et je me porte fort bien. »
Ses plantations l’occupaient beaucoup. « Pour ce genre de choses, écrivait-il à M. de Bacourt (3), il ne faut pas se mettre en retard. Quand on allait au Foreign Office, on ne courait pas ce danger-là, mais ici c’est fort différent. » Il le priait de lui envoyer un sac de graines de pin d’Écosse ; il ajoutait qu’il se promenait déjà sous leurs ombrages : « Car je vois, dans quarante ans, mes pins superbes. »
Ici, à Valençay, a-t-il noté dans un journal intime, j’arrange ma vie pour être monotone ; je veux me claquemurer dans des habitudes casanières. Je ne suis pas heureux, je ne suis pas malheureux ; ma santé n’est pas bonne, elle n’est pas mauvaise ; je suis sans douleur et sans maladie ; je m’affaiblis tout doucement, et, si cet état de langueur ne s’arrête pas, je sais bien comment tout cela pourra finir. Je ne m’en afflige ni ne m’en effraye. Mon affaire est finie. J’ai planté des arbres, j’ai bâti une maison, j’ai fait bien d’autres sottises encore ; n’est-il pas temps d’en finir ? »
Le souvenir d’une existence qui avait été si longue, qui avait été mêlée d’évènements de tout genre, - n’avait-il pas connu Louis XV, Louis XVI, la Révolution, le Directoire, Napoléon, la Restauration, Louis-Philippe ? – l’imminence d’une fin qui pouvait être très prochaine, ce passé et ce présent le jetaient parfois dans des réflexions mélancoliques : « Je voudrais finir par une vie toute casanière ; je ne me débats point contre la nécessité ; je m’y arrange et ne m’en plains pas… J’attends. »
La lecture était son passe-temps favori. C’est un mot de lui, que « lire est bien plus doux, bien plus paresseux que d’écrire ». « « J’ai beaucoup de livres, dit l’une de ses notes intimes ; cela me donne des moyens suffisants pour passer doucement mon temps. J’ai d’ailleurs pris mon parti sur la saison. Pour cela, je compte invariablement sur la pluie, le froid ou le vent, et quand, dans ma petite carriole, je ne suis pas trop mouillé, je me regarde comme tout à fait privilégié. »
A Valençay, comme à l’ambassade de Londres, comme au Congrès de Vienne, comme un peu partout depuis de nombreuses années, Talleyrand faisait sa société ordinaire de sa nièce, la duchesse de Dino. Dorothée, princesse de Courlande, avait épousé, en 1809, à l’âge de seize ans, Edmond de Talleyrand-Périgord, fils du frère cadet du prince de Bénévent, qui devait devenir successivement duc de Dino et duc de Talleyrand ; elle-même porta, à la fin de sa vie, le titre de princesse de Sagan. Les deux époux ne vécurent pas longtemps en bonne intelligence. Le prince, dans ces différents, prit ouvertement parti pour la jeune duchesse ; il la garda auprès de lui, et celle-ci fit partout les honneurs de la maison de son oncle, comme si elle eût été sa fille. La duchesse de Dino avait quarante et un ans, quand Talleyrand quitta l’ambassade de Londres. Elle était d’une grande beauté ; ses yeux noirs paraissaient d’une grandeur invraisemblable. « Je n’en vis jamais d’autres aussi beaux », a dit une femme, qui parle encore de sa physionomie mobile et expressive, de son amabilité facile, exubérante, affectueuse. Ses Souvenirs, publiés par sa petite-fille, la comtesse Jean de Castellane ; sa Chronique, publiée par son autre petite-fille, la princesse Radziwill, témoignait qu’elle était en outre un esprit supérieur ; on comprend que le prince ait été sensible à la nature de cet esprit, au point d’avoir gardé auprès de lui, jusqu’à son heure dernière, la compagnie de sa nièce. Il avait aussi des sentiments très vifs pour sa petite-nièce, la fille de la duchesse de Dino, Pauline de Talleyrand-Périgord, qui devait être un jour la marquise de Castellane. Elle avait quatorze ans en 1834 ; d’une séduction d’esprit au moins égale à celle de sa mère, d’une grâce incomparable, Talleyrand l’aimait d’une affection sincère ; il l’appelait l’ange de la maison. Les sentiments qu’il avait pour cette enfant ne furent point étrangers à la conversion de la fin de sa vie. Comme l’a dit Sainte-Beuve, « s’il y a eu un bon côté dans M. de Talleyrand, arrivé à l’extrême vieillesse, ç’a été ce coin d’affection pure (4) ».
Une autre habitation de Talleyrand, quand il n’était pas à Paris, dans son hôtel de la rue Saint-Florentin, était le château de Rochefotte, en Touraine, qui appartenait à sa nièce. « Je suis à Rochecotte, où je me plais beaucoup, écrivait-il un jour à M. de Bacourt ; la vie qu’on y mène d’abord, l’air qu’on y respire, la politique qui reste au loin, tout m’y convient. » Il y faisait un séjour au mois d’août 1835 ; il adressa alors de cette résidence une lettre à un diplomate allemand de ses amis, le baron de Gagern :
« Votre ancienne amitié vous fait désirer de savoir quelque chose de ma santé : je vous dirai qu’elle est aussi bonne que le comporte le nombre de mes années, que je vis dans une retraite charmante, que j’y vis avec ce que j’ai de plus cher au monde, et que mon unique occupation est d’y goûter, dans toute sa plénitude, les douceurs du farniente :
Lorsque de tout on a tâté,
Tout fait ou du moins tout tenté,
Il est bien doux de ne rien faire.
« Vous ne connaissez pas Rochecotte, sans quoi vous ne diriez pas : « Pourquoi Rochecotte ? »Figurez-vous qu’en ce moment j’ai sous les yeux un véritable jardin de deux lieues de large et de quatre de long, arrosé par une grande rivière et entouré de coteaux boisés, où, grâce aux abris du nord, le printemps se montre trois semaines plus tôt qu’à Paris, et où maintenant tout est verdure et fleurs. Il y a d’ailleurs une chose qui me fait préférer Rochecotte à tout autre lieu, c’est que j’y suis, non pas seulement avec Mme de Dino, mais chez elle, ce qui est pour moi une douceur de plus. »
Sous le ciel de Paris, au milieu de sa vie fatigante, la duchesse de Dino pensait souvent, elle aussi, à son cher Rochecotte. « Il me prend, écrit-elle, de profonds et mélancoliques regrets… pour ce doux et tranquille Rochecotte, cet horizon si vaste, ce ciel si pur, cette maison si propre, ces voisins simples et bienveillants, mes ouvriers, mes fleurs, mon gros chien, ma petite vache, la chevrette, le bon abbé, le modeste Vestier (l’architecte), le petit bois où nous allions ramasser des pommes de pin. Là, j’ai le temps de me mêler, par la simplicité du cœur et de l’esprit, à cette belle, forte et gracieuse nature qui m’abrite, me rafraîchit et me repose. »
Le château de Valençay reçut, à la fin du mois de septembre 1834, une visite assez inattendue. La duchesse de Dino la rapporte ainsi dans sa Chronique : « En rentrant hier de la promenade, nous avons trouvé le château rempli de visiteurs, hommes et femmes, venus en poste et visitant toutes choses en curieux. Le régisseur nous a dit que c’était Mme Dudevant avec M. Alfred de Musset et leur compagnie. A ce nom de Dudevant, les Entraigues ont fait des exclamations auxquelles je n’entendais rien et qu’ils m’ont expliquées : c’est que Mme Dudevant n’est autre que l’auteur d’Indiana, Valentine, Leone Leoni, George Sand enfin ! » La duchesse fit elle-même les honneurs du château ; elle reconduisit les visiteurs jusqu’au grand salon. Elle et son oncle furent bien mal récompensés de l’accueil qu’ils avaient fait à Mme Dudevant et à ses amis, parmi lesquels il n’est pas certain, malgré l’affirmation de la nièce de Talleyrand, que ce soit trouvé Alfred de Musset (5) ; le compagnon de George Sand, dans cette visite devait être François Rollinat, l’un des amis de son « noyau berrichon ».
Quoi qu’il en soit, la Revue des Deux-Mondes, du 15 octobre 1834, moins de trois semaines après cette visite, publiait un article intitulé le Prince ; ce sont peut-être les pages les plus atroces qui aient été écrites sur Talleyrand, et Dieu sait s’il en a inspiré dans cette note ! Ni Valençay ni son propriétaire n’étaient nommés ; il ne pouvait y avoir cependant le moindre doute sur le lieu et sur la personne. « Ne sais-tu pas que l’homme qui demeure là joue depuis soixante sans les peuples et les couronnes sur l’échiquier de l’univers ? » Pour le maître du château, il est qualifié tour à tour de « renard octogénaire », de « voluptueux hypocrite », d’ « énigme à face humaine ». Quant à son portrait d’ensemble, le voici : « Cette lèvre convexe et tombante comme celle d’un satyre, mélange de dissimulation et de lasciveté ; ces linéaments mous et arrondis, indices de la souplesse du caractère ; ce pli dédaigneux sur un front prononcé, ce nez arrogant avec ce regard de reptile, tant de contrastes sur une physionomie humaine révèlent un homme né pour les grands vices et pour les petites actions. » Cela continue pendant plusieurs pages : « Laisse-moi maudire cet ennemi du genre humain qui n’a possédé le monde que pour larronner une fortune, satisfaire ses vices et imposer ses dupes dépouillées l’avilissante estime de ses talents iniques. Les bienfaiteurs de l’humanité meurent dans l’exil ou sur la croix. Et toi, tu mourras lentement et à regret dans ton nid, vieux vautour chauve et repu. » Au cours de cette diatribe, on entrevoit une figure de femme, la duchesse ; le portrait de sa beauté est accompagné des allusions les plus désobligeantes et les plus claires à sa présence dans le château du « voluptueux hypocrite ».
George Sand, dans l’Histoire de ma Vie, a rappelé l’article du Prince. D’après ce qu’on lui avait dit, l’article avait beaucoup fâché M. de Talleyrand. On l’eût été à moins. Elle ne le sut pas plutôt fâché qu’elle eût regret d’avoir publié cette « boutade », suivant le mot anodin dont elle se sert. Son regret ne l’empêcha pas de recueillir l’article dans les Lettres d’un Voyageur, par la raison que nous ne devons jamais, paraît-il, reprendre une pensée émise, qu’elle nous plaise ou non. Talleyrand, ajoutait-elle, lui avait servi de « prétexte pour un accès d’aversion contre les idées et les moyens de cette école de fausse politique et de honteuse diplomatie dont il était le représentant ». Même de la part d’un écrivain romantique, cet écrivain fût-il une femme, l’accès était d’une violence aussi excessive que difficile à comprendre. La duchesse de Dino se borna à noter dans sa Chronique, à la date du 1er novembre 1834 : « On m’écrit, de Paris, qu’un article très injurieux pour M. de Talleyrand et pour moi vient de paraître dans une revue périodique ; il y a bien des années que je suis agonisée d’injures, de libelles, de mille saletés, calomnies et horreurs, et j’en aurai ainsi pour le reste de ma vie. Vivant dans la maison et dans la confiance de M. de Talleyrand, … comment aurais-je échappé à la licence de la presse, à ses attaques, à ses injures ? »
À la fin du mois d’octobre 1834, Valençay fut en fête pendant quatre jours. L’ambassadeur de France en Angleterre (à cette date, il avait encore ce titre) recevait le duc d’Orléans ; le prince royal était alors un jeune homme de vingt-quatre ans, très séduisant, désireux de plaire ; le prince et la duchesse se mirent en frais pour leur hôte. Promenades dans la forêt, concert, bal, visites aux carrières, aux forges, à la filature, aux écoles, à l’atelier de bonneterie : le prince connut tous les plaisirs et toutes les curiosités de l’endroit ; on lui fit faire en conscience le tour du propriétaire. À l’entrée de la bonneterie, il put remarquer une sorte de musée peu banal : des moulages, accompagnés d’inscriptions avec des noms propres, reproduisaient, grandeur nature, les jambes des belles amies du prince de Bénévent ; ces dames avaient pis soin de faire mouler cette partie de leur corps, pour que le fabricant pût leur livrer des bas sur mesure et sans reproches. Pour les repas qui furent servis au duc d’Orléans, le cuisinier du prince, dont la réputation était européenne, réalisa des merveilles. Le service fut fait avec toute l’étiquette que réclamait la présence de l’héritier de la couronne. Aussi le maître de maison n’eut-il pas à découper lui-même, comme il le faisait souvent, et à s’adresser aux convives, d’après cette échelle descendante, qui lui était familière : « Monsieur le Duc, Votre Grâce me fera-t-elle l’honneur d’accepter de ce bœuf ? – Mon Prince (titre romain inférieur à celui de duc), aurai-je l’honneur de vous envoyer du bœuf ? – Monsieur le Marquis, accordez-moi l’honneur de vous offrir du bœuf. – Monsieur le Comte, aurai-je le plaisir de vous envoyer du bœuf ? – Monsieur le Baron, voulez-vous du bœuf ? » Et, s’il y avait encore un simple convive non titré, il se bornait à ce monosyllabe interrogateur : Bœuf ? »
La mort de la princesse Vincent Tyskiewicz, survenue à Tour le 2 novembre 1834, fut pour Talleyrand une douleur qu’il ressentit profondément. Il écrivait à la comtesse de Jersey : « Vingt-sept ans d’un dévouement absolu rendent sa mort bien cruelle pour moi. Je sais bien que, depuis quelque temps, tout annonçait une fin prochaine ; mais le moment de l’éternelle séparation est bien pénible. Jamais l’affection n’est préparée pour cette dernière heure. » C’était la sœur du prince Poniatowski ; il l’avait rencontrée à Varsovie, lors de la campagne de 1807 ; tout de suite, elle avait fait partie de ces admiratrices que le prince de Bénévent entraînait un peu partout avec lui, le sérail de Talleyrand, suivant l’expression de la comtesse Potocka. En souvenir de la mort glorieuse de son frère, Napoléon lui avait accordé une pension de 50.000 francs. Le prince décida que les restes de la chère morte seraient inhumés dans les caveaux de Valençay, où il devait lui-même reposer un jour.
A cinq lieues du domaine de Valençay, Châteauvieux était la résidence de Royer-Collard. « J’habite un vieux château, écrivait-il un jour à Thiers (6), flanqué de tous les vents, au sommet d’un rocher, mal construit et mal distribué ; mais j’y jouis du repos, du loisir, du silence. Si j’ai encore des passions, et j’en ai grâce à Dieu, - il avait à cette époque soixante-quatorze ans, - ce ne sont pas de celles qui troublent le monde. » La politique réaliste de Talleyrand avait peu de rapports avec le dogmatisme des doctrinaires. « Ce sont des gens, disait-il, qui demeurent entre cour et jardin ; ils ne voient jamais dans la rue. » Mais le patriarche de la Monarchie constitutionnelle jouissait d’une trop haute autorité pour que le patriarche de la diplomatie, qui s’entendait à choisir ses relations, n’ait point eu l’idée de mettre à profit ce voisinage. Peut-être connaissait-il le mot du châtelain de Châteauvieux : « Il y a deux êtres dans ce monde que je n’ai jamais pu voir sans un soulèvement intérieur : c’est un régicide et un prêtre marié. » Peu importe ; le prêtre marié fit les premières avances. Un beau jour, il avait annoncé sa visite ; il viendrait en compagnie de la duchesse de Dino. Royer-Collard, peu soucieux sans doute de ce genre de relations, fit répondre que sa femme était malade, qu’elle ne pourrait pas rendre la visite. L’oncle et la nièce vinrent tout de même. En descendant de carrosse, après un chemin fort accidenté, le prince dit à Royer-Collard, avec un sourire ironique : « Monsieur, vous avez des abords bien sévères. » La glace était rompue ; la conversation de Talleyrand et aussi la séduction qui se dégageait de la personne et de l’esprit de la duchesse de Dino, eurent vite fait d’établir entre les deux vieillards une étroite intimité.
Talleyrand lui avait écrit (Valençay, 10 octobre 1833) (7) : « Je ne me croirai en France que lorsque je vous aurai vu ; et vous aurez la bonté de ne vous croire dans votre Berry que quand vous aurez vu Mme de Dino et moi. Pour cela il faut, et j’espère bien que vous le ferez avec plaisir, que vous dirigiez, samedi prochain 12, votre promenade du matin vers Valençay. Mille tendres amitiés et hommages. » Et Royer-Collard de répondre : « Vous revoir, mon Prince, revoir Mme la duchesse de Dino, ce sera, pour moi, bien plus que me croire dans le Berry, ce sera revivre. Je serai bien heureux de reprendre samedi matin cette route non oubliée de Valençay. Vous savez quels sentiments m’y conduisent. Recevez avec bonté tous mes hommages. »
La société de Talleyrand, sa manière de causer était devenue pour son ami une vraie jouissance : « M. de Talleyrand n’invente plus, disait-il, il se raconte. » Aussi avait-il appris avec plaisir que le prince songeait à finir, à Valençay, l’année 1834. Il lui écrivait de Châteauvieux, le 26 juillet :
« Je voudrais encore vous dire que je ne m’accoutume point au silence de cette longue séparation. Les nouvelles indirectes que Mme la duchesse de Dino a bien voulu me donner ne me suffisent pas, quand elle n’est pas près de vous. J’ai besoin de me rapprocher, de me replacer sous vos yeux et de solliciter vos souvenirs. Vous revenez à Valençay au mois de septembre ? Je l’espère, j’y compte même… Un mot de vous, Prince, serait un grand bonheur ; vous savez quelle place vous occupez en moi depuis bien des années, une place que nul autre au monde ne remplirait. Vous restez seul de la race des géants. Conservez-moi ce que vous m’avez accordé et recevez avec votre bonté ordinaire l’hommage de mon respectueux attachement. »
À la fin d’un billet qu’il lui adressait de Châteauvieux au sujet de la situation politique (8 août 1835), Royer-Collard disait : « Je n’ai pas eu depuis assez longtemps de nouvelles de Mme la duchesse de Dino ; je voudrais bien en recevoir avant mon départ, je ferais meilleure route. Vous savez, mon Prince, ce que vous êtes l’un et l’autre pour moi. Il ne passera pas là de révolution. »
Talleyrand était rentré à Paris, dans son hôtel de la rue Saint-Florentin, au mois de décembre 1834 ; il n’était plus ambassadeur, sa démission avait été donnée et acceptée. « Il n’y a plus pour moi, avait-il écrit à Mme Adélaïde, d’autre existence que celle d’une retraite sincère et complète, d’une vie privée simple et paisible. » Mais, si son grand âge et si ses infirmités lui faisaient une nécessité de renoncer à toute existence officielle, il n’était certes point fait pour la solitude. L’hôtel où il avait reçu, en 1814, le tzar Alexandre, où il avait fait la Restauration, resta jusqu’à sa mort le rendez-vous du monde parlementaire et diplomatique. Le jour même de son retour, Royer-Collard, le duc d’Orléans, Pozzo di Borgo, Mollien, Bertin de Vaux et d’autres visiteurs étaient accourus auprès du prince. Pour lui, il quittait rarement une pièce de son entresol, où il n’admettait que ses intimes. Son attitude, dans cette sorte de réduit, était presque toujours celle que la comtesse de Mirabeau a décrite (8) :
Le prince se tenait très droit dans un immense fauteuil à dossier carré, d’une dimension exceptionnelle et d’une forme particulière. Sa jambe, allongée sur un tabouret, mettait en évidence son pied rond et court, un vrai pied de cheval. Il était enveloppé dans une douillette de foulard blanc à dessins chinois ; sa cravate blanche montait jusqu’à son menton, et les pointes aiguës d’un col très empesé arrivaient au milieu de ses joues flasques, dont la peau retombait tristement sur la cravate ; ses cheveux longs et ondulés semblaient passés au fer. »
Talleyrand s’était fait conduire à la séance publique de l’Académie française où Thiers prononça, le 13 décembre 1834, son discours de réception, en succédant à Andrieux ; il y assistait lui-même, en sa qualité de membre de l’Institut. Il entra dans la salle, appuyé sur le bras du duc de Valençay, le fils aîné de la duchesse de Dino. Il y eut, sous toute la coupole, un vif mouvement de curiosité : au centre et dans les tribunes, tous les assistants se levèrent. Dans ce brouhaha, Thiers, que desservait sa petite taille, entra, sans qu’on l’ait vu venir ; on ne l’aperçut que lorsqu’il se leva pour commencer son discours. Il s’en acquitta d’ailleurs à merveille, en le disant plus comme une improvisation que comme une lecture. On pouvait croire qu’il ne parlait que pour Talleyrand et Royer-Collard, qui étaient assis en face de lui. Le prince ne dissimulait pas son plaisir ; quant à Royer-Collard, sa perruque faisait des hauts et des bas qui disaient toute la force de son approbation.
Un jour, au mois d’octobre 1835, l’entresol de la rue Saint-Florentin entendit prononcer le nom d’une personne qui y était bien oubliée : la princesse de Talleyrand était dans un état de santé alarmant, sa fin semblait une question de jours. Il y avait donc, de par le monde, une princesse de Talleyrand ? Oui, sans doute ; elle habitait à Paris même, rue de Lille, à quelques minutes de celui dont elle portait légalement le nom.
Talleyrand n’avait certes pas oublié une visite qu’il avait reçue, il y avait bien longtemps, et qui avait été grosse de conséquences. C’était sous le Directoire, dans les premières semaines de l’année 1798, quand il était ministre des Relations extérieures et qu’à ce titre il habitait, rue du Bac, l’hôtel ci-devant Galliffet. Un jour, il avait vu entrer dans son cabinet une femme en larmes, avec la plus belle chevelure blonde qui ait peut-être jamais existé ; elle s’appelait Mme Grand ; elle était née à Tranquebar, dans les Indes ; elle avait trente-six ans (il n’était pas certain qu’elle ait donné ce soir-là ce détail d’état civil) ; elle était surveillée par la police, qui l’accusait d’entretenir des relations avec des émigrés ; sur la recommandation d’une de ses amies, la marquise de Sainte-Croix, elle venait implorer la protection du citoyen-ministre. La tradition veut que le ministre lui ait toute de suite fait préparer une chambre dans l’hôtel de la rue du Bac, qu’il l’ait invitée à déjeuner, à dîner ; bref, la belle Indienne avait très vite trouvé ses pénates sous le toit du citoyen-ministre. La situation de son ami l’avait aidée sans doute à faire rompre bientôt le mariage qu’elle avait fait autrefois, à Calcutta, avec l’Anglais Grand, quand elle avait quinze ans.
L’intimité du ministre et de la belle dame était de notoriété publique ; personne ne s’en étonnait dans le Paris du Directoire. Mais, avec le consulat, ce fut une autre atmosphère, Mme de Staël écrivait, le 3 mai 1802, à son amie, Mme Récamier : « Duroc se marie avec Mlle d’Hervas ; Mme Grand, dit-on, avec M. de Talleyrand. Bonaparte veut que tout le monde se marie, évêques, cardinaux, etc. » C’était le Premier Consul, en effet, qui avait déclaré tout net à son ministre qu’il devait bannir de sa maison Mme Grand ou l’épouser. Le ministre s’était résigné sans peine, avec la profonde indifférence qu’il avait de l’opinion publique, à contracter une union légale. Il obtint de Pie VII, après de longues négociations, un bref de sécularisation ; il l’interpréta dans le sens le plus large. « J’étais libre », a-t-il écrit dans son testament de 1836, c’est-à-dire libre de me marier. Il est vrai qu’il biffa plus tard ces mots, pour les remplacer par ceux-ci : « Je me croyais libre. » Il est probable que, le 10 septembre 1802, quand il donna son nom, Talleyrand-Périgord, à Catherine-Noël Worlée, ancienne épouse Grand, devant le maire du Xe arrondissement de Paris, il est bien probable qu’il avait tout à fait oublié sa qualité d’ancien évêque d’Autun. Peut-être avait-il songé à faire plaisir à son amie ; sûrement, il avait voulu se mettre en règle avec le Premier Consul. Fut-il en outre marié religieusement par le curé d’Épinay-sur-Seine, qui le tint pour pleinement « déprêtrisé et désépiscopisé » ? La chose n’est point prouvée ; elle n’est pas impossible.
Les deux époux n’eurent bientôt que des rapports de convenances, traversés par plus d’un incident. Depuis 1815, ils s’étaient à peu près complètement perdus de vue et voici que tout à coup on vint annoncer, rue Saint-Florentin, que la princesse était sur le point de mourir. La duchesse de Dino n’était pas sans embarras sur la manière dont elle informerait son oncle. « Je ne craignais pas, dit-elle, d’affliger son cœur, qui n’est nullement intéressé dans cette circonstance ; mais la disparition d’une personne à peu près de son âge, avec laquelle il a vécu, qu’il a jadis assez aimée ou à laquelle il a été assez soumis pour lui donner son nom, tout cela m’a fait croire que le danger de la princesse lui causerait une impression profonde. »
Les quatre-vingt un ans de Talleyrand prirent la chose du bon côté. Il écouta en silence, ne répondit pas un mot, puis il commença à parler d’autre chose. Le lendemain, il mit la conversation sur ce sujet. Ce fut pour parler de l’enterrement, des billets de faire-part, des embarras matériels qui allaient se présenter ; il y avait aussi à régler les questions de succession, qui étaient assez importantes : tout cela d’un ton dégagé, désinvolte, sans un mot de pitié ni même de souvenir pour cette femme de soixante-douze ans, la sienne, qui était en train de mourir. Sa sérénité, son entrain étaient la preuve qu’il se sentait soulagé ; même on l’entendit fredonner. Sa nièce, assez surprise, lui demanda « si c’était son prochain veuvage qui le mettait si fort en hilarité ». Il fit la grimace, comme un enfant qui joue et qu’on interrompt dans son jeu, et il continua à parler des dispositions à prendre après la mort de la princesse.
Cette mort arriva bien vite, le 10 décembre. La princesse avait fait une fin édifiante. Elle s’était confessée à Mgr de Quélen ; puis, ayant fait entrer quelques personnes dans sa chambre, elle avait demandé pardon à haute voix des scandales qu’elle avait pu causer. L’archevêque de Paris lui avait administré l’eucharistie et l’extrême-onction. Quant à Talleyrand, il ne se montra pas plus à la cérémonie des obsèques, qui fut célébrée à Saint-Thomas d’Aquin, qu’il ne s’était montré dans la chambre de l’agonisante. Il s’était borné à faire prendre des nouvelles et à charger son homme d’affaires des détails matériels, comme l’achat d’une concession à perpétuité au cimetière Montparnasse (9). La duchesse de Dino avait annoncé à son oncle que la princesse avait cessé de vivre. « Je pouvais craindre, écrivait-elle plus tard à l’abbé Dupanloup, que cette nouvelle ne lui causât un certain trouble. Il n’en fut rien, et il me répondit sur-le-champ, avec calme, ces mots qui ne laissèrent pas de me surprendre : « Ceci simplifie beaucoup ma position ».
Le 2 février 1838, Talleyrand avait accompli ses quatre-vingt-quatre ans. Il venait de faire récemment une chute dans le salon de l’ambassadeur d’Angleterre, qui l’avait rendu fort malade. Il était temps de faire une sortie en règle, du monde académique et du monde tout court. Pour le monde diplomatique, c’était chose faite depuis quatre ans.
Talleyrand avait été élu membre de l’Institut, dans la 2e Classe, la Classe des Sciences morales et politiques, dès la fondation même de ce corps, en 1795. Lors de la suppression de la 2e Classe par le Premier Consul, en 1803, il fut versé dans la 3e, qui s’appelait alors Histoire et Littérature ancienne, et qui reprit, en 1816, son vieux nom d’Académie des Inscriptions. Quand l’Académie des Sciences morales et politiques fut restaurée, en 1832, il avait fait partie des dix membres de l’ancienne 2e Classe qu’une ordonnance royale rétablit d’office, et il avait été inscrit, comme en 1795, dans la section d’Économie politique. Il faisait donc partie de deux Académies ; mais l’Académie des Inscriptions ne l’intéressait en aucune manière : il n’assistait jamais à une de ses séances, et il y était oublié au point qu’on ne lui envoyait plus les billets auxquels il avait droit pour les séances publiques ; c’est lui, du moins, qui le dit. L’Académie qui était bien la sienne était l’Académie des philosophes, des moralistes, des législateurs, des économistes, des historiens : n’était-il pas un peu tout cela ?
Le prince s’était rendu à la séance du 19 mars 1836, pour donner sa voix à Tocqueville ; ce fut une voix perdue, son candidat ne fut pas élu. L’auteur de la Démocratie en Amérique prit bien son échec. Il ne se souciait pas, lui, petit-fils de M. de Malesherbes, de siéger à côté de conventionnels ; car, ajoute la duchesse de Dino, cette Académie est, en général, fort mal composée. Deux ans plus tard, quand Tocqueville se présenta de nouveau et fut élu, il avait dû changer d’avis.
Talleyrand assista, pour la dernière fois, à une séance de l’Académie, le samedi 3 mars 1838 ; la séance est restée célèbre dans les fastes de l’Institut Châteaubriand, dont la plume a toujours montré tant de passion et de cruauté, quand elle a rencontré le nom de Talleyrand, rapporte que, « pour faire preuve de force », il était allé « prononcer à l’Institut l’éloge commun d’une pauvre mâchoire allemande dont il se moquait ». Il s’agit de l’allemand Reinhard, qui avait fait sa carrière en France ; après avoir été pendant quelques mois ministre des Relations extérieures, il avait occupé divers postes diplomatiques. Membre de la section d’Histoire, il était mort le 25 décembre 1837. Talleyrand arrêta tout de suite de prononcer l’éloge d’un confrère qui avait été un collègue. Ce morceau devait être son chant du cygne ; aussi y mît-il un soin tout particulier, en se servant de la plume de sa collaboratrice ordinaire, la duchesse de Dino. Son médecin avait vainement essayé de le détourner de ce travail. Ce sont mes adieux au public, avait-il dit, rien ne m’empêchera de les faire. »
Le 3 mars vit une affluence inusitée dans la pièce du premier étage, entre la grande cour et la rue Mazarine, qui servait alors aux séances hebdomadaires des Académies. Dès le matin, une foule choisie s’était pressée pour entrer. Toutefois il n’y avait pas de femmes. Talleyrand dut le regretter, lui qui, dans son entresol de la rue Saint-Florentin, avait à peu près toujours un cercle de belles dames ; les usages de l’Académie n’admettaient pas alors, dans ces temps éloignés, la présence des dames. Les assistants constituaient une élite d’une qualité rare. Toute l’Académie, moins quatre membres, était présente. Des vingt-cinq académiciens qui assistaient à la séance, plus d’un a conservé un nom dans l’histoire : Droz, Bignon, Cousin, Tocqueville, Portalis, Jouffroy, Rossi, Guizot, Bassano, Dupin, Broussais, Mignet. Talleyrand avait monté l’escalier de l’Institut, soutenu par deux laquais en livrée ; il avait rencontré le duc de Bassano, qu’il méprisait profondément et qui le lui rendait : ils échangèrent une poignée de mains, d’une cordialité toute académique. Aux membres de l’Académie s’étaient joints une foule d’hommes connus, comme Royer-Collard, Quatremère de Quincy, Jaucourt, Pasquier, le duc de Noailles, le duc de Poix, Thiers, Villemain, Sainte-Aulaire, Barante, Molé, Montalivet, le prince Czartorisky.
Au sommet de l’escalier, le prince trouva le secrétaire perpétuel Mignet, qui l’attendait ; il lui prit le bras. « Le Prince ! » annonça l’huissier. Toute la salle fut debout. Droz, le président, ouvrit la séance, à midi. Après des dépôts d’ouvrages et une lecture de Naudet sur la littérature romaine, ¬¬– petites fusées qui précèdent parfois les grands feux d’artifice, – Talleyrand prit la parole. Au milieu d’un silence religieux, d’une voix ferme, bien accentuée, qui portait d’un bout à l’autre de la salle, une demi-heure durant, il lut l’éloge de son confrère ; il le lut sans lunettes, ce qui fut comme une gloire de plus. Il commença par rappeler son ancienne admission à l’Académie ; il n’avait pas pu prendre part longtemps à ses travaux, à cause des fonctions ministérielles qu’il avait eu à remplir « sous trois règnes… très différents ». Ce dernier mot avait été détaché avec négligence ; il fut vivement saisi. Des murmures flatteurs avaient souligné plusieurs passages ; à la fin, les applaudissements éclatèrent. « Le président, dit le procès-verbal, exprime à M. de Talleyrand les remerciements de l’Académie, pour ce témoignage de souvenir et d’affection donné à l’un de ses membres. » Puis Talleyrand quitta la salle ; on fit la haie pour le voir sortir. Cousin allait à droite et à gauche, répétant avec forces gestes : « C’est du Voltaire ! C’est du meilleur Voltaire ! »
La séance devint un événement public, toute la presse en parla. La duchesse de Dino a résumé ses impressions à cet égard : « Le Journal général de France, qui appartient aux doctrinaires, contenait le meilleur, le plus spirituel et le plus agréable article sur le discours de M. de Talleyrand ; les uns l’attribuent à M. Doudan, les autres à M. Villemain. Celui des Débats est obligeant, mais lourd ; celui de la Charte, bête et mal écrit ; la Gazette de France, suffisamment bien ; le Siècle et la Presse, insignifiants ; le National, nul. » Pendant plusieurs jours, l’hôtel du prince ne désemplit pas de gens qui venaient apporter leurs félicitations. Royer-Collard disait à la duchesse « M. de Talleyrand a été solennellement amnistié de ce qu’il y a eu de fâcheux dans sa vie, et publiquement glorifié de ce qu’elle a eu de bon et de grandement utile. »
Il est certain que l'éloge de Reinhard est un morceau remarquable, qui passe bien au-dessus de la tête du mort obscur qui en était l'objet. En réalité, c'était de lui, Talleyrand, qu’il avait parlé, – et certes personne dans l'assistance ne s'y était trompé, – quand il avait dit comment les études de théologie étaient souvent la meilleure école des diplomates, ou quand il avait tracé le portrait du parfait ministre des Affaires étrangères :
« Il lui faut, avait-il dit, la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable, d’être réservé avec les formes de l'abandon, d’être habile jusque dans le choix de ses distractions ; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve... Non, la diplomatie n’est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne fois – et il avait détaché le mot avec force – est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques, car c’est elle qui les rend solides et durables... Dominé par l’honneur et l’intérêt de son pays, par l’honneur et l’intérêt du Prince, par l’amour de la liberté, fondé sur l'ordre et les droits de tous, un ministre des Affaires étrangères, quand il sait l’être, se trouve ainsi placé dans la plus belle situation à laquelle un esprit élevé puisse prétendre. »
Quelques lignes à la fin sur le sentiment du devoir, sur la religion du devoir, ne pouvaient que plaire à une Académie que Sainte-Beuve appelle, avec un léger sourire peut-être, la plus morale et la plus honnête des Académies. Ce jour-là, dit le Journal des Débats, l’Académie s’était senti vivre et grandir.
Bref, Talleyrand s’était mis en règle avec ses confrères de la Coupole et il y avait trouvé l’occasion d’un triomphe ; il lui restait à se mettre en règle avec Dieu, cela peut-être était plus difficile.
Ici encore, Chateaubriand s’est montré féroce :
« La foule, dit-il, a bayé, à l’heure suprême de ce prince aux trois quarts pourri, une ouverture gangréneuse au côté, la tête retombant sur sa poitrine en dépit du bandeau qui la soutenait, disputant minute à minute sa réconciliation avec le ciel, sa nièce jouant auprès de lui un rôle préparé de loin entre un prêtre abusé et une petite fille trompée... Jamais l’orgueil ne s’est montré si misérable, l’admiration si bête, la piété si dupe. »
Il n'appartient à personne de lire dans les cœurs et de savoir ce qui se passe au fond des consciences. Du moins, dans ce qu’on appelle la conversion de Talleyrand, voici l’essentiel des faits (10).
Talleyrand, on le sait, avait une affection particulière pour sa petite-nièce Pauline de Périgord. Par elle, il entendit parler avec de grands éloges d’un prêtre qui était son directeur, l’abbé Dupanloup. Il eut la curiosité de le connaître ; il lui fit adresser une invitation à dîner pour le 6 février (1838), jour de la Sainte-Dorothée, fête de la duchesse de Dino. L’abbé déclina cet honneur. « Il a moins d’esprit que je ne croyais, dit Talleyrand, avec un certain dépit, car il devait désirer pour lui et pour moi venir ici. » La duchesse éprouva aussi une vive contrariété ; elle était, en effet, en relations fréquentes avec l’archevêque de Paris pour obtenir la conversion de son oncle ; c’était tout un travail souterrain d’approche, qui se poursuivait depuis quelque temps. Elle se rappelait l’émotion de son oncle quand Pauline avait fait sa première communion à Londres et qu’il lui avait donné sa bénédiction. « Que c’est touchant, avait-il dit, la piété d’une jeune fille, et que l’incrédulité, chez les femmes surtout, est une chose contre nature ! » Une autre parole de lui donnait espoir à la duchesse, bien que cette parole traduisit une singulière manière d’envisager la foi : « Il n’y a rien de moins aristocratique que l’incrédulité. »
L’occasion manquée le 6 février se retrouva bientôt, d’une manière inattendue. Talleyrand avait envoyé un exemplaire de son discours de l’Académie à Mgr de Quélen et un autre à l’abbé Dupanloup. Celui-ci vint alors rendre visite au prince pour la première fois ; c’était le 9 mars. La mort subite de son frère Archambaud, plus jeune que lui de huit ans (c’est le beau-père de la duchesse), survenue le 28 avril, lui fit faire d’amères réflexions. « Encore un avertissement », dit-il à sa nièce. Cependant, à la suite de diverses négociations secrètes entre l’archevêché de Paris et Rome, entre l’archevêché de Paris et la rue Saint-Florentin, un texte avait été arrêté ; c’était une condamnation solennelle des graves erreurs qui avaient affligé l’Église à l’époque de la Révolution et auxquelles le prince avait eu le malheur de participer. Talleyrand avait accepté ce texte ; il avait promis aussi d’écrire une lettre au Saint-Père. « Mais rien ne presse », disait-il. L’excès de zèle lui déplaisait dans la question du salut éternel, comme il lui avait toujours déplu dans la signature des pièces diplomatiques. « Le temps que l’on se donne, écrivait-il un jour à M. de Bacourt, ne gâte jamais rien à une dépêche. » Détail curieux : il avait indiqué à l’avance la date qu’il fallait mettre au bas de ces deux documents. « Ce que je ferai devra être daté de la semaine de mon discours à l’Académie ; je ne veux pas qu’on puisse dire que j’étais en enfance. »
La santé du prince déclinait très rapidement, malgré les efforts qu’il faisait pour conserver devant le mal son air de grand seigneur. Un anthrax dans la région lombaire l’avait marqué pour une mort très prochaine. Le 16 mai, la duchesse de Dino fit appeler cinq amis du prince, pour qu’ils fussent là au moment suprême : Royer-Collard, Barante, Sainte-Aulaire, Molé, le prince de Poix. Elle entra dans la chambre du malade. « Il serait sage, lui dit-elle, de signer ceci (la rétractation et la lettre au Pape). Ce serait une affaire terminée, et vous seriez plus tranquille. – Je ne croyais pas en être là ; mais s’il en est ainsi, faites recopier ces deux pièces sur du grand papier. Demain matin, vous me les lirez et je les signerai. » Vers onze heures du soir, la duchesse se présenta avec les deux pièces prêtes pour la signature. « Je signerai demain, je l’ai dit et je le ferai. Un acte de cette importance ne doit point se faire avec précipitation. »
Le lendemain matin, de très bonne heure, après une nuit qui avait été pleine d’angoisse, Talleyrand vit entrer une de ses petites-nièces, Marie de Talleyrand qui allait faire le jour même sa première communion ; elle lui présenta les deux feuilles. « Je vais signer cela, mon enfant. Priez votre tante de venir me trouver. » Et, regardant la jeune communiante : « voilà bien les deux extrêmes de la vie : elle va faire sa première communion, et moi… »
La duchesse de Dino entra ; elle lut, d’une voix haute et lente, le texte de la rétractation et le texte de la lettre au Pape Grégoire XVI. »C’est bien là ce que je pense et ce que je veux dire », dit le prince, et il signa : « CHARLES-MAURICE, PRINCE DE TALLEYRAND ». « C’est ma grande signature, ajouta-t-il, celle que j’ai mise au bas de tous les traités avec l’Europe. Je devais la mettre au bas de ce dernier traité, qui est ma paix avec la sainte Église.
Il venait de signer, quand, à huit heures du matin, on annonça la visite de Louis-Philippe et de Mme Adélaïde. « Sire, dit Talleyrand, vous êtes venu assister aux derniers moments d’un mourant. C’est un grand honneur que le roi fait à cette maison que d’y venir aujourd’hui. » Mme Adélaïde, en partant, serra la main du prince, qui lui dit : « Je vous aime bien ». Il tomba alors dans une prostration qui dura plus de deux heures. Quand il rouvrit les yeux, l’abbé Dupanloup était à son chevet. « Vous vous êtes réconcilié, lui dit le prêtre, avec l’Église catholique que vous aviez affligée ; le moment est venu de vous réconcilier aussi avec Dieu par un nouvel aveu et par un repentir sincère de toutes les fautes de votre vie. » « Alors, rapporte l’abbé Dupanloup, il fit un mouvement comme pour s’avancer vers moi : je m’approchai, et aussitôt ses deux mains saisissant les miennes, et les pressant avec une force et une émotion extraordinaires, il ne les quitta plus, pendant tout le temps que dura sa confession ; j’eus même besoin d’un assez grand effort pour dégager ma main des siennes, quand le moment de donner l’absolution fut venu. »
Bientôt la chambre se remplit des membres de sa famille et d’une foule d’amis ; tel un roi de France, le prince de Talleyrand allait mourir en public. L’abbé Dupanloup dit au prince que l’archevêque de Paris donnerait volontiers sa vie pour lui. On entendit cette réponse, très distincte : « Dites-lui qu’il a un bien meilleur usage à en faire. » L’abbé Dupanloup administra au mourant l’extrême-onction. Un témoin rapporte qu’au moment où l’onction des mains allait lui être faite, il tendit sa main fermée, en disant : « N’oubliez pas, Monsieur l’Abbé, que je suis évêque. » Un prêtre ou un évêque reçoit en effet l’extrême-onction sur le dos de la main et non sur la paume, où il a déjà reçu l’onction sacerdotale. L’abbé Dupanloup récita ensuite les litanies des saints, les prières des agonisants. Quelques murmures sortirent alors des lèvres du moribond. Les membres de sa famille s’approchèrent pour lui baiser les mains ; ses yeux, ses petits yeux gris, bien qu’à demi voilés par l’agonie, les reconnaissaient encore. L’abbé Dupanloup répétait à haute voix, en français, les prières de l’Église, pour qu’elles fussent comprises de tous les assistants : « Partez, âme chrétienne, sortez de ce monde et puissiez-vous être reçue dans la cité du Dieu vivant !... Il a beaucoup pêché, mais aussi il a espéré, il a cru en vous, et il vous a sincèrement adoré comme son Dieu et son Sauveur ! » Tout à coup, la tête du prince s’abattit. C’était le 17 mai 1838, à 3 h. 35 de l’après-midi. Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, pair et grand chambellan de France, chevalier des Ordres du Roi, était mort ; il avait quatre-vingt-quatre ans, trois mois et quinze jours.
Que n’a-t-on pas dit au sujet de cette mort, pour laquelle l’Église avait prodigué, moins l’eucharistie les trésors de ses sacrements et de ses prières ? Faut-il répéter le mot d’un ancien émigré : « Après avoir roulé tout le monde, il a voulu finir par rouler le bon Dieu ? » Faut-il redire le mot de Mme de Girardin : « M. de Talleyrand est mort en homme qui sait vivre ? » Dans le camp opposé, il y a la lettre de Royer-Collard (21 mai 1838) : « J’ai vu M. de Talleyrand malade, je l’ai vu mourant, je l’ai vu mort ; ce grand spectacle sera longtemps devant mes yeux. Mme de Dino a été admirable. M. de Talleyrand est mort chrétiennement, ayant satisfait à l’Église et reçu les sacrements. C’est le dernier cèdre du Liban, et c’est aussi le dernier type de ce savoir-vivre qui était propre aux grands seigneurs, gens d’esprit. » Il y a encore le témoignage de l’abbé Dupanloup : « Dieu sait le secret des cœurs ; mais je lui demande de donner à ceux qui ont cru pouvoir douter de la sincérité de M. de Talleyrand, je demande pour eux, à l’heure de la mort, les sentiments que j’ai vus dans M. de Talleyrand mourant et dont le souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire. »
Dieu sait le secret des cœurs. Dieu seul sait si le ciel doit se réjouir de la fin du pécheur pénitent et si la parabole des ouvriers de la onzième heure peut s’appliquer à l’ancien évêque d’Autun.
Les funérailles de Talleyrand furent célébrées avec toutes les pompes officielles, en l’église de l’Assomption, rue Saint-Honoré, le 22 mai. Les armoiries du mort étaient encadrées de la devise des Talleyrand-Périgord : Re que Diou, « il n’y a pas d’autre Roi que Dieu. » Le 6 septembre suivant, le cercueil du prince était conduit à sa dernière demeure ; à dix heures du soir, par un magnifique clair de lune, au milieu des torches des paysans accourus d’alentour, accompagné par les psalmodies du clergé, le char funéraire entrait dans la cour du château de Valençay.
G. Lacour-Gayet, de l’Académie des Sciences morales et politiques.
Notes.
(1) Communication faite à la séance publique annuelle de la Société des Études historiques, le 17 mai 1922, et à l’Académie des Sciences morales et politiques, le 10 juin.
(2) Barante, Souvenirs, t. III, p. 317 (31 janvier 1826).
(3)Valençay, 1er novembre 1833 (Le Correspondant, 10 mars 1903).
(4) Nouveaux Lundis, t. XII.
(5) Voir Eug. d’Eichthal, George Sand et le Prince de Talleyrand (Compte-rendu de l’Acadé1mie des Sciences morales et politiques, février 1917).
(6) Bibliothèque Nationale, Mss., Nouv. acquisit. fr., 20608 (23 juillet 1837).
(7) Lettres et Billets du Prince de Talleyrand et de M. Royer-Collard, publiés par Paul Royer-Collard. (Mélanges publiés par la Société des Bibliophiles français, 1ère partie, 1903.)
(8) Le Prince de Talleyrand et la Maison d’Orléans, 1890, p. 7.
(9) L’Index bibliographique qui accompagne le tome I de la Chronique de la duchesse de Dino, dit (p. 457) que la princesse de Talleyrand « fut enterrée à Montparnasse, avec cette inscription : Veuve de M. Grand, plus tard civilement mariée avec le prince de Talleyrand ».
L’inhumation eut lieu, en effet, au cimetière Montparnasse, à la suite des obsèques célébrées à Saint-Thomas d’Aquin, le 12 décembre 1835 ; les registres du cimetière indiquent ainsi sa sépulture : « 2e Division, 1ère Section, 7e ligne Nord, n° 16, par l’Ouest ». Pour l’inscription ci-dessus, qui est en elle-même bien peu vraisemblable, il est impossible de la vérifier sur place. La tombe est dans un état d’abandon absolu ; des herbes folles poussent sur des mottes de terre assez épaisses, à l’intérieur d’une grille en fer très simple. On ne peut constater présentement la présence d’une dalle ; cependant, une dalle existait encore vers 1883, comme l’indique un cadastre du cimetière dressé vers cette époque, mais cette dalle était toute nue. Le cadastre de 1883 porte, en effet, à propos de la tombe de la princesse de Talleyrand, cette simple mention : « Dalle sans inscription et grille ».
Les archives du cimetière possèdent l’acte d’achat d’une concession à perpétuité fait par « Charles-Maurice, prince de Talleyrand, pour Catherine-Noël Worlée, princesse de Talleyrand, sa femme, décédée le 10 décembre courant (1835), rue de Lille, 87 ». Aucun autre corps, depuis 1835, n’a été inhumé dans cette sépulture.
(10) Bernard de Lacombe, la Vie privée de Talleyrand, 1910. – La Conversion et la Mort de M. de Talleyrand, récit de l’un des cinq témoins, le baron de Barante, recueilli par son petit-fils, le baron de Nervo, 1910.
REVUE MONDIALE - 1922