Optimisé pour
Espace de téléchargement





TALLEYRAND D'APRES GERARD




RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL / HOME PAGE
RETOUR AU CHAPITRE I : BIOGRAPHIE
RETOUR AU CHAPITRE II : ECRITS
RETOUR AU CHAPITRE III : TRAITES
RETOUR AU CHAPITRE IV : TEXTES, MEMOIRES ET OPINIONS
RETOUR AU CHAPITRE V : REPRESENTATIONS
RETOUR AU CHAPITRE VI : COLLECTION COMBALUZIER
RETOUR AU CHAPITRE VII : DOCUMENTS ET CARTES POSTALES
RETOUR AU CHAPITRE VIII : EVENEMENTS CONTEMPORAINS










TALLEYRAND

AU

CONGRES DE VIENNE (1)





I



L’histoire ou la postérité est souvent étrangement pudibonde. Se laissant prendre à « l’affectation d’un grave extérieur », comme dit Molière, elle place volontiers sur un piédestal les imbéciles solennels et les drôles décents, fussent-ils les plus inutiles des êtres ; tandis que les hommes que leurs passions et les circonstances ont entraînés un jour en dehors des cadres tracés par le préjugé social, elle s’efforce de leur dénier tout mérite, elle essaie de réduire à une simple parade leur rôle sur le théâtre du monde. Le scandale de la vie privée de ces déclassés s’étend à leur vie publique. Nous tenons de notre éducation classique tant de candeur, que nous serions désolés que la patrie eût des obligations à un débauché, si toutefois ce débauché n’est pas une tête couronnée. Retz, dont le savant et scrupuleux M. Chantelauze nous révèle les profondes conceptions, Retz qui fut sur le point de substituer à la monarchie du XVIIe siècle une république aristocratique, nous ne savons voir en lui qu’un prêtre libertin qui fut tout au plus un écrivain de beaucoup d’esprit. Mirabeau, le seul homme avant Robespierre, ou plutôt avant Bonaparte, qui ait compris que la Révolution devait devenir un gouvernement, c’est à peine si nous lui laissons la gloire de l’éloquence, et encore beaucoup affirment-ils qu’il était le simple récitateur de discours composés par des lettrés genevois. L’amant de Sophie, criblé de dettes, perdu de réputation, peut bien avoir été un remarquable déclamateur ; mais un homme d’État de grande envergure ? Allons donc ! Quant à Talleyrand, qui a jeté aux orties sa mitre et sa crosse, le sceptique cynique, le serviteur de tous les gouvernements, il ne nous impose plus comme à nos pères, si naïfs dans leur admiration. Je ne rappelle pas que Sainte-Beuve, perdant à son égard jusqu’à la dernière parcelle d’indulgence, n’est pas éloigné de ramener toute sa carrière publique à trois crimes, trois assassinats ou empoisonnements ; ils ne sont nullement démontrés, Sainte-Beuve le reconnaît, et il ajoute d’un ton bien singulier : « je ne veux pas dire que deux ou trois doutes équivalent à une affirmation. » Mais alors que veut-il dire ? M. de Vaulabelle, l’historien populaire des deux Restaurations, trouve si absurde et si détestable la conduite de Talleyrand au congrès de Vienne, qu’il se demande : « Etait-ce ineptie ou trahison ? – L’un et l’autre peut être », répond-il charitablement, il veut bien faire observer qu’à cette époque, le prince de Bénévent ayant soixante ans accomplis, son cerveau, fatigué de tant d’excès, devait être fort affaibli. Mais voici qui est plus sérieux. Dans l’immense compilation, le Consulat et l’Empire, qui est pour la bourgeoisie ce que les livres de Messieurs de Vaulabelle et Louis Blanc ont été longtemps pour la jeunesse des écoles, M. Thiers témoigne à l’égard de Talleyrand une sévérité des plus hautaines. Il lui fait littéralement la leçon, en diplomate éprouvé. En 1814, si la France a perdu ses frontières naturelles, la rive gauche du Rhin, elle le doit peut-être bien à l’obstination de l’Empereur ; mais si elle a perdu ses frontières nécessaires, qui auraient dû passer par Mons, Namur, Luxembourg et Spire, elle doit très certainement à la coupable impéritie de Talleyrand, à sa précipitation, à son « inattention », à son « inexpérience ».

Que faut-il en penser ?

M. Thiers blâme tous les actes de Talleyrand en cette année néfaste : la cessation des hostilités par la convention du 23 avril, le traité de paix du 30 mai, les négociations au congrès de Vienne.

Pour la convention du 23 avril, qui stipula l’évacuation de notre territoire par les armées alliées en échange de la remise des places fortes que nous occupions encore loin de nos frontières, Magdebourg, Hambourg, Anvers, Mayence, Lérida, Tarragone, etc., M. Thiers veut bien avouer que Talleyrand eut la main forcée par l’opinion publique. La souffrance de nos départements de l’Est était excessive, intolérable. Tout en accordant ainsi à Talleyrand des circonstances atténuantes, M. Thiers n’en condamne pas moins cette convention ; il fallait, d’après lui, garder ces places lointaines comme un gage que nous aurions échangé contre d’autres territoires. En vérité ? Mais des troupes bloquées sont des troupes prisonnières, s’il n’existe aucun moyen de venir à leur aide. Les garnisons que Napoléon, avec son grand génie, avait si habilement dispersées à cent lieues de la patrie qu’il laissait désarmée, auraient capitulé l’une après l’autre au bout de peu de semaines ou de mois. Les alliés les tenaient. Pendant ce temps, ils se seraient étendus sur la France, la pressurant, la pillant, la dévastant, car ils étaient nos maîtres, hélas ! Puis, ils nous auraient imposé une paix bien plus humiliante que celle du 30 mai. Qui sait si l’idée de nous traiter comme la Pologne, ainsi que le demandaient les énergumènes allemands, n’eût pas fini par triompher dans le conseil des princes, qui aurait eu le droit de se montrer profondément irrité contre le gouvernement de Louis XVIII ? Plus on y réfléchit, plus on donne raison à Talleyrand, qui voulut avant tout rendre à la France la libre disposition d’elle-même, et moins on comprend le jugement porté sur la convention du 23 avril par l’homme qui, en février 1871, arrêta la guerre et l’invasion au prix de sacrifices inouïs. Si l’un fit bien, l’autre n’eut pas tort.

Au 30 mai, M. Thiers estime que Talleyrand ne devait pas signer la paix, non qu’il fût possible d’obtenir à cette date de meilleures conditions, une frontière moins ouverte, mais précisément parce que, en présence du refus décidé de l’Angleterre, de l’animosité de la Prusse, de l’affectation d’indifférence d’Alexandre, de l’insouciance de M. de Metternich et de son empereur, on ne pouvait rien espérer de mieux pour le moment. Il pense qu’on devait renvoyer la signature du traité au congrès de Vienne : les alliés n’auraient pas manqué de s’y diviser, comme ils se divisèrent en effet, et alors, chacun d’eux nous demandant notre appui, nous aurions fait nos conditions au lieu de subir celles des vainqueurs réunis. À merveille ! L’avantage était immense pour la France. Sans être un grand homme d’État, on le comprend sans peine. Mais c’est précisément ce qu’il fait la puérilité d’un pareil projet. Car enfin les alliés l’auraient compris, eux aussi, et ils se seraient récriés contre cette prétention inacceptable de la France. S’ils se donnaient rendez-vous à Vienne, c’était pour se partager nos dépouilles ; il leur importait donc que ces dépouilles fussent préalablement entre leurs mains, non seulement par droit de conquête, mais par une cession en bonne et due forme. M. Thiers a bien prévu l’objection ; seulement, avec une élévation de sentiment qui lui fait honneur, il estime que les alliés n’auraient osé avancer des desseins aussi bas ! Comment donc ! Ils les ont avoués officiellement dans un article spécial du traité de paix. Les puissances s’y font autoriser à répartir les pays conquis sur la France « d’après des arrangements stipulés entre elles », c’est-à-dire sans notre intervention. Si notre position territoriale n’était pas réglée avant le congrès de Vienne, le congrès de Vienne n’avait aucune raison d’être.

L’excessive faiblesse des critiques dirigées contre l’œuvre de Talleyrand semble démontrer combien elle a été correcte. Ah ! douloureuse, elle le fut. C’était une amputation, bien moins grave pourtant que celle qu’a dû pratiquer M. Thiers lui-même, car on ne nous enlevait pas alors la chair de notre chair, des populations attachées à la France de cœur et d’âme, mais il nous fallait renoncer à ce rêve glorieux des frontières du Rhin, désormais irréalisable ; à la conquête morale de populations qui, n’ayant pas connu de patrie sous le joug d’aimables prélats épicuriens, pouvaient encore se donner à la France aussi cordialement que l’ont fait les habitants de Strasbourg et de Mulhouse. Pas plus que M. Thiers n’est responsable de la perte de l’Alsace et de la Lorraine, Talleyrand ne saurait être accusé d’avoir livré Mayence et Cologne, ni même Spire et Mons. L’un était aussi peu libre que l’autre. J’ai sous les yeux un rapport inédit du comte Beugnot à Louis XVIII, dans lequel le préfet de police rend compte d’une longue conversation qu’il a eue avec le ministre des finances de Prusse, qui était de ses amis, M. de Bulow, vingt jours après la convention du 23 avril, dix-huit jours avant la signature du traité définitif. On va voir quelle pression les alliés tout-puissants exerçaient alors sur le gouvernement français :

« M. de Bulow m’a demandé si on avait sérieusement envie de faire la paix en France ; et sur ma réponse affirmative que c’était le vœu le plus cher et le plus pressant de votre cœur, il a répondu que Votre Majesté était donc bien mal servi par ses ministres, qui faisaient tout ce qu’il fallait pour éloigner du but et renouveler la guerre. Alors et par le développement de ces propositions, il est entré dans des détails que je demande à Votre Majesté la liberté de parcourir en sa présence.

Quand les alliés, m’a dit M. de Bulow, ont consenti à une capitulation aussi douce et aussi honorable pour la France (la convention du 23 avril), ils s’attendaient que les principes, les discours qui les avaient effrayés de la part de Bonaparte ne se reproduiraient jamais sous le gouvernement du roi. Cependant on reforme une armée qu’on porte à deux ou 300 mille hommes et en conservant des cadres pour une armée du double ; on réprime la désertion avec autant de sévérité que si la France craignait de manquer de soldats ; on parle devant le roi de conscription ; etc. »

Le comte Beugnot explique, atténue, rétablit les faits, mais il a affaire à un interlocuteur impitoyable. Celui-ci vient à parler d’une proclamation par laquelle Talleyrand et ses collègues avaient porté à la connaissance des Français que la convention du 23 avril interdisait aux généraux étrangers de lever des contributions de guerre :

« M. de Bulow m’a dit que les alliés étaient fondés à se plaindre du gouvernement français, qui avait employé l’acte le plus solennel à noircir les intendants et les commandants des armées alliées ;… qu’il fallait bien en effet lever des contributions et frapper des réquisitions, puisqu’on ne pourvoyait ni aux subsistances ni aux autres besoins des troupes ; que les préfets opposaient partout des difficultés ; que les Français, qui n’étaient point habitués à de telles exigences, criaient beaucoup plus haut que la chose ne valait. Il m’a cité en exemple la Prusse, qui avait souffert pendant quatre années entières bien au-delà de ce que souffre la France depuis quatre mois, et qui n’avait pas même obtenu sa délivrance en fournissant une contribution de guerre de 160 millions … Il m’a dit qu’on parlait beaucoup trop de l’épuisement d’argent ce qui n’était pas réel ; qu’on le mettait en avant pour refuser justice à la Prusse, sur une restitution très légitime de 134 millions pour des fournitures faites à Bonaparte pour l’expédition de Russie, et qu’on finirait infailliblement par ne pas s’entendre du tout si on n’admettait pas cette répétition. »

Grattez le Russe, vous trouverez un Tartare, a-t-on dit. Grattez l’homme d’État prussien, un Bulow ou un autre, vous trouverez toujours un porteur de contraintes. La Prusse est toujours créancière. Le comte Beugnot s’en étonne. Il rappelle que la monarchie de Brandebourg n’a pas précisément lieu de se plaindre, puisqu’elle garde les indemnités qu’elle a reçues en 1803 pour les provinces perdues, et que maintenant on lui rend ces provinces pour lesquelles on l’avait indemnisée. Il exprime donc l’espoir que Frédéric-Guillaume ne voudra pas être plus exigeant que l’empereur de Russie ou celui d’Autriche. « M. de Bulow m’a répondu, lisons-nous dans le rapport, que la position de la Prusse était bien différente ;… que tous les Prussiens, abîmés par toutes nos exactions, taxeraient leur roi de faiblesse et ses ministres d’ineptie, s’ils revenaient de la capitale même de la France sans avoir au moins obtenu le paiement de la dette la plus légitime. »

Mais si la France, s’écrie le préfet de police, reconnaît le principe d’une pareille indemnité, tout le monde lui réclamera de l’argent et elle sera ruinée. – qu’à cela ne tienne, réplique le Prussien. Et en homme à ressources, comme il s’en rencontre dans toutes les affaires louches, il demande à être payé, lui seul, à l’insu et au détriment des autres créanciers, ses chers et féaux alliés :

« M. de Bulow a bien voulu m’indiquer les moyens de payer cette indemnité secrètement, sans que personne s’en aperçut. Je lui ai fait sentir que ces moyens n’étaient pas dans les principes, ni par conséquent dans les pouvoirs de Votre Majesté. Alors il a insisté plus fortement et a fini par me donner l’assurance que rien ne se terminerait sans cela… J’ai cru entrevoir dans ses propos de l’aigreur, une grande défiance de nos premières communications et même des dispositions hostiles. Il m’a effrayé en me laissant entrevoir la chance d’une reprise d’hostilités ; et lorsque je l’arrêtai sur ce point avec un peu de véhémence, il me dit qu’alors la France devrait imiter ce qu’on avait fait en Prusse après la malheureuse guerre de 1806, c’est-à-dire licencier les trois quarts de l’armée, réduire la marine au plus bas possible, reconnaître franchement les droits de la victoire et y céder sans murmurer. »

Eh bien, dix-huit jours, je le répète, après ces revendications haineuses mais assez naturelles de la part d’une puissance que Napoléon avait, sept ou huit ans auparavant, écrasée, avilie, mutilée, Talleyrand signait un traité qui rendait à la France ses antiques frontières, un peu élargies même du côté de la Savoie, de l’Allemagne et de la Belgique ; qui nous laissait la libre disposition d’une armée fort nombreuse et admirablement aguerrie ; qui nous restituait les deux tiers de nos vaisseaux éparpillés dans divers ports étrangers ; qui ne nous imposait enfin pas un centime d’indemnité de guerre. Combien M. Thiers n’aurait-il pas été heureux et fier de conclure en 1871 un traité aussi honorable et aussi avantageux ! L’année 1814 ne s’était pas écoulée, que les alliés, nous voyant la meilleure armée et les meilleures finances de l’Europe, regrettaient d’avoir fait la paix de Paris et se la reprochaient ouvertement les uns aux autres. Wellington déclarait avec sa rude franchise que la France était la seule puissance en état de faire la guerre immédiatement ou, comme on dit de nos jours, de mobiliser rapidement ses armées, et ses armées étaient les meilleures du monde entier.



II



Comment ce résultat prodigieux et probablement sans exemple dans l’histoire universelle avait-il été obtenu ? Comment la France, après avoir usé et abusé du droit de conquête, échappait-elle aux rigueurs de ce droit, alors qu’il se retournait contre nous ? Il faut dire que Napoléon, par son despotisme dont nous étions, aux yeux de tous, la première victime, par l’extension ridicule donnée à son empire qui, composé de mille pièces disparates, comprenait Rome et comprenait Hambourg, par ses armées qui n’avaient plus rien de national, par ses projets où perçaient de plus en plus clairement des conceptions qui sont le signe pathologique de la monomanie, Napoléon avait habitué le monde entier à distinguer sa personne de la France. Sa gloire était à lui et non à nous. Ses revers devaient le frapper lui bien plus que nous. C’est à lui, à de parvenu détesté dont ils avaient tous été les plats courtisans, que les empereurs et les rois du continent déclaraient faire la guerre. Ils se présentèrent chez nous en libérateurs. Dès le premier jour, Talleyrand les prit au mot, et pour les empêcher de se dédire il se hâta d’appeler les Bourbons. Le retour de Louis XVIII sur le trône de ses pères faisait de la dernière coalition la continuation directe de la première et lui donnait, par conséquent, pour but, non la conquête mais la restauration du pouvoir royal. Nos ennemis se trouvèrent être soudain les alliés de notre roi, les fermes soutiens de son trône ; comment l’auraient-ils ébranlé en imposant à leur « frère » une paix désastreuse ? À proprement parler, il ne devait pas être question de traité de paix, car l’on n’était pas en guerre ; mais par suite des perturbations des vingt dernières années, on avait à convenir, de part et d’autre, de certaines mesures pour entrer dans l’ordre ancien, dans l’ordre monarchique, dans l’ordre légitime. La « légitimité », terme créé en ce jour par Talleyrand, désignait le contraire de la Révolution. Au-dedans, c’était bien évidemment la négation formelle de la souveraineté du peuple, principe suprême de notre droit moderne, et si on l’appliquait avec quelque rigueur, ainsi que le fera Charles X, le peuple français allait être amené soit à renoncer à ce qui fait sa vie, soit à recommencer la Révolution. Talleyrand s’en rendait parfaitement compte, nous en avons bien des preuves, mais il espérait des tempéraments, des concessions réciproques, il savait que la logique ne gouverne pas toujours le monde. Et puis, en cette heure, il s’agissait bien moins du dedans que du dehors. Il fallait faire face à l’Europe. Or, devant l’Europe, la légitimité non seulement nous sauvait, mais elle rétablissait d’un coup nos frontières menacées, notre influence, notre grandeur. Ici la légitimité c’était le principe conservateur, le respect des droits acquis, le contraire de la prétention du plus fort à tout régler à sa convenance, la condamnation de Bonaparte et de ceux de ses vainqueurs qui seraient tentés de faire comme lui. C’était la résistance organisée des faibles contre les tout-puissants ; c’était l’équilibre européen, « qui consiste, d’après la définition de Talleyrand, dans un rapport entre les forces d’agression et les forces de résistance réciproques des divers orps politiques ». M. Thiers s’est donné le malin plaisir d’énumérer les cas où le principe de la légitimité ne pouvait être appliqué en 1814 et où Talleyrand lui-même ne songea pas à l’invoquer. Mais Talleyrand ne se piquait pas de conséquence ainsi qu’un croyant. La légitimité avait, à ses propres yeux, le caractère d’un simple expédient, tout en notre faveur et d’autant plus précieux que les empereurs et les rois n’avaient rien à répondre quand on leur en parlait comme d’un axiome, puisque c’est de ce prétendu axiome qu’ils tirent eux-mêmes leurs droits essentiels. L’ancien constituant pontifiait ici avec le même sérieux et le même scepticisme que lorsqu’il célébrait jadis la messe au Champ-de-Mars. C’est pourtant ce dogme, très faux en tant que dogme et professé par un faux prophète, qui a sauvé la France après la chute de Napoléon et qui lui a permis de jouer le rôle prépondérant à Vienne, où on l’appelait à comparaître en vaincue.

Jusqu’à la publication de la Correspondance de Talleyrand, faite avec un soin extrême par M. Pallain, il était difficile de porter un jugement solide sur la conduite du ministre de France au Congrès. Sans doute, on possédait bien des indices et même diverses narrations de témoins dignes de foi, qui permettaient de croire qu’il y avait rendu à son pays les plus signalés services. Mais M. Thiers, qui affirmait le contraire avec opiniâtreté, avait écrit « en ayant sous les yeux » cette correspondance ; et c’est parce qu’il l’avait sous les yeux qu’il se croyait en droit d’accuser d’ignorance les historiens étrangers ou français et de traiter Talleyrand avec la rigueur que l’on a vue. Eh bien, maintenant que, nous aussi, nous avons sous les yeux les lettres de Talleyrand, nous ne pouvons assez nous étonner des jugements de M. Thiers. Ils ont tout simplement incompréhensibles. S’il ne citait pas des pages entières, avec des variantes fort étranges, il est vrai (2), on en viendrait à croire qu’il a consulté une correspondance tout autre que celles éditées par M. Pallain. Il a décrit d’ailleurs comme peu sérieuse, très piquante, rapportant tous les détails personnels et anecdotiques qui pouvaient intéresser un roi spirituel, malicieux et aimant les scandales. Oui, on y trouve plus d’une scène comique ; mais, n’en déplaise à M. Thiers, le fonds est extrêmement sérieux ;Talleyrand entre au vif des questions politiques, qu’il traite à la fois en homme d’État rompu aux affaires et en grand seigneur s’entretenant familièrement avec son souverain. C’est ce laisser-aller qui paraît avoir déplu à l’historien du Consulat et de l’Empire, et c’est ce qui fait le grand charme de la correspondance. On y entend comme un écho du XVIIIe siècle. Je parle des lettres de Talleyrand, car celles de Louis XVIII sont aussi lourdes de style que vulgaires de pensée et de sentiment ; pour leur donner quelque relief, le royal écrivain les assaisonne régulièrement d’une citation latine aussi banale que possible :Otium cum dignitate ; sublata causa, tollitur effectus ; justum et tenacem propositi virum ; verba volent scripta manent. Trait curieux ! non content de dénier aux lettres de Talleyrand toute valeur sérieuse, -- quoiqu’il prétende y trouver des renseignements importants qui ont manqué aux autres historiens, -- Monsieur Thiers ne veut même pas que le prince de Bénévent en soit l’auteur. Elles étaient rédigées, affirme-t-il, par M. de la Besnardière, et Talleyrand les copiait de sa main. M. d’Haussonville, se fondant sur des témoignages certains, assez justice de cette petite fable, il y a longtemps déjà. M. de la Besnardière, du reste, était un très habile rédacteur du ministère des affaires étrangères, dont les dépêches sont, dit-on, des modèles du genre. Mais précisément rien ne ressemble moins à ce genre que les lettres de Talleyrand au roi. Ce sont de vraies lettres, évidemment improvisées.

J’ai dit quelle tâche était réservée aux l’aide de Vienne, dans la pensée de ses promoteurs, les quatre puissances alliées, la Russie, la Prusse, l’Angleterre et l’Autriche. « Les grands intérêts de « reconstruction de l’ordre social », a dit un des familiers du prince de Metternich, le secrétaire même du congrès, M. de Gentz, « de régénération du système politique de l’Europe », « de paix durable fondée sur une juste répartition des forces », etc. etc., se débattirent pour tranquilliser les peuples et pour donner à cette réunion solennelle un air de dignité et de grandeur ; mais le véritable but du congrès était le partage entre les vainqueurs des dépouilles enlevées au vaincu ! » On ne saurait mieux dire. Ce que l’Europe nous avait enlevé, elle pouvait d’ailleurs le distribuer sans notre concours : ainsi l’avait décidé le traité de Paris. Mais nous n’étions pas le seul vaincu ; le roi de Saxe, grand-duc de Varsovie, nous étant resté fidèle plus longtemps que les autres princes allemands, était tombé avec nous. La Prusse le retenait prisonnier et entendait s’approprier ses États allemands, tandis que la Russie s’adjugeait ses États polonais. Bien qu’on fit d’abord mine de le contester, on dut nous reconnaître le droit de nous prononcer sur cette double question. Louis XVIII y attachait quelque intérêt, parce qu’il était né d’une mère saxonne ; on verra que Talleyrand, se plaçant d’un point de vue un peu moins dynastique, jugeait l’affaire d’une importance suprême. Il se préoccupait médiocrement, au contraire, d’une autre question inscrite par Louis XVIII en tête des instructions données à son ministre : le renversement de Murat et la restauration des Bourbons sur le trône de Naples. Sans doute, la chose devait se faire, mais Talleyrand pensait qu’elle se ferait presque spontanément, par la force des choses. Dans les deux questions, d’ailleurs, il pouvait s’attacher fermement au principe de la légitimité, qui condamnait Murat et qui protégeait le roi de Saxe.

Il avait quelque chose de plus urgent encore à accomplir. Il fallait que la France, convoquée à Vienne en vaincue, y reprît audacieusement son rang de grande puissance, qu’elle s’y fît respecter comme on l’eût respectée avant la Révolution, puisque le retour à la légitimité était censé avoir effacé nos défaites comme nos victoires. Cela n’était pas facile, en vérité, quoi qu’en ait dit fort légèrement M. Thiers. Lorsque Talleyrand arriva à Vienne, dans les derniers jours de septembre, avant la date fixée pour l’ouverture du congrès, les quatre puissances alliées s’étaient déjà engagées par deux protocoles à décider toutes les questions européennes entre elles et à n’appeler ensuite la France et aussi l’Espagne que pour entendre leurs objections. Les quatre plénipotentiaires s’y promettent « de n’entrer en conférence avec les deux autres qu’à mesure qu’ils auront terminé entièrement et jusqu’à un parfait accord entre eux chacun des trois points de la distribution territoriale du duché de Varsovie, de l’Allemagne et de l’Italie ». Nous tombions au rang de première des deux puissances de second ordre.

Le 30 septembre, entre neuf et dix heures du matin, Talleyrand reçut du prince de Metternich un billet de cinq lignes, daté de la veille, pour lui proposer de venir à deux heures assister à une conférence préliminaire où il trouverait réunis les ministres de Russie, d’Angleterre et de Prusse. Ces termes étaient visiblement choisis à dessein. Avant deux heures, en effet, quand Talleyrand entra chez Metternich, les quatre étaient déjà assemblés. Lord Castlereagh, qui présidait, lui dit que l’objet de la conférence était de lui donner connaissance de ce que les quatre cours avaient fait jusqu’alors, et Metternich lui plaça sous les yeux un premier protocole. Le mot d’alliés se trouvait à chaque paragraphe. Talleyrand le releva vivement : « Où sommes-nous ? s’écria-t-il. Faites-vous encore la guerre, et à qui ? » On expliqua ce mot par le besoin d’abréger ! Quant au contenu du protocole, il en lut quelques phrases et dit : « Je ne comprends pas. » Il les relut une deuxième fois, de l’air d’un homme qui cherche à pénétrer le sens d’une chose, et dit qu’il ne comprenait pas davantage. « Il y a pour moi, ajouta-t-il, deux dates entre lesquelles il n’y a rien : celle du 30 mai où la formation du congrès a été stipulée, et celle du premier octobre où il doit se réunir. Tout ce qui s’est fait dans l’intervalle m’est étranger et n’existe pas pour moi. » Le protocole fut écarté d’un commun accord.

À partir de ce jour, Talleyrand ne tolérera jamais même dans la mousse de l’empereur de Russie, le terme d’alliés. Lord Stewart, frère de Castlereagh et personnage fort gauche, l’ayant bégayé un jour dans une conversation particulière, Talleyrand le traita avec une rudesse extrême. Pour qui connaît la puissance des mots, cette insistance à écarter un terme qui faisait de la France une sorte d’ilote parmi les peuples, n’a pas besoin de justification. Il fallait détruire la coalition jusque dans le langage usuel.

Une semaine environ après la première conférence, Metternich, avec qui le prince de Bénévent avait été fort lié à Paris, lui dit négligemment : « je serais assez d’avis que nous réglassions nos affaires tout seuls », entendant par nous les quatre cours. -- « Si vous prenez la question de ce côté, répondit sans hésiter Talleyrand, je suis tout à fait votre homme ; je me demande pas mieux. » -- « Comment l’entendez-vous ? » -- « Je ne prendrai plus part à vos conférences. »

Alexandre le fit venir et, d’un ton bref, un peu solennel, dont il n’avait pas coutume, lui fit subir un véritable interrogatoire sur l’état intérieur de la France. Je note qu’il parût s’effrayer d’apercevoir dans les deux Chambres un peu d’opposition ; or si nous en croyons Metternich, dans ses mémoires, le fantasque empereur, lors de son séjour en Angleterre, avait demandé à lord Grey de lui soumettre « un projet sur la création d’une opposition en Russie », tant il tenait à cet élément essentiel de la vie politique. Après avoir reçu de Talleyrand les réponses les plus satisfaisantes, Alexandre exposa ses vues sur le congrès : « Il faut, dit-il, que chacun y trouve ses convenances. – Et chacun ses droits. – Je garderai ce que j’occupe. – Votre Majesté ne voudra garder que ce qui sera légitimement à elle. – Je suis d’accord avec les grandes puissances. – J’ignore si Votre Majesté compte la France au rang de ces puissances. – Oui, sûrement : mais si vous ne voulez point que chacun trouve ses convenances, que prétendez-vous ? – Je mets le droit d’abord et les convenances après. – Les convenances de l’Europe sont le droit. – Ce langage, sire, n’est pas le vôtre ; il vous est étranger, et votre cœur le désavoue. – Non, je le répète : les convenances de l’Europe sont le droit. »

« Je me suis alors tourné vers le lambris près duquel j’étais, raconte Talleyrand tout fier de sa petite comédie, j’y ai appuyé ma tête, et frappant la boiserie, je me suis écrié : « Europe ! malheureuse Europe ! » Me retournant du côté de l’Empereur : « Sera-t-il dit, lui ai-je demandé, que vous l’aurez perdue ? » Il m’a répondu : « Plutôt la guerre que de renoncer à ce que j’occupe. » J’ai laissé tomber les bras et, dans l’attitude d’un homme affligé, mais décidé, qui avait l’air de lui dire : « La faute n’en sera pas à nous », j’ai gardé le silence. L’empereur a été quelques instant sans le rompre, puis il a ajouté : « Oui, plutôt la guerre. » J’ai conservé la même attitude. » Mais Alexandre éprouve, lui aussi, le besoin de démontrer ses talents d’acteur. Le geste qu’il fit à ce moment rappela à Talleyrand le passage qui termine l’Éloge de Marc Aurèle. Comme on ne lit plus guère de nos jours cet Éloge, que l’académicien Thomas place dans la bouche d’Appolonius, l’allusion a besoin d’une glose. Appolonius donc, après avoir loué les vertus du grand empereur défunt, va retracer à son fils Commode quel sort affreux l’attendrait s’il devait un jour… À ces mots, Commode brandit sa lance d’une manière si terrible, que les Romains palissent et qu’Appolonius se tait. Ainsi fit à peu près Alexandre : « Levant les mains et les agitant comme je ne lui avais jamais vu faire, reprend Talleyrand, il a crié plutôt qu’il n’a dit : « Voilà l’heure du spectacle, je dois y aller, je l’ai promis, on m’y attend. » Et il s’est éloigné ; puis, la porte ouverte, revenant à moi, il m’a pris le corps de ses deux mains, et me l’a serré, me disant avec une voix qui n’était plus la sienne : « Adieu, adieu, nous nous reverrons. »

J’ai transcrit cette page curieuse, qui donne bien une idée de la vivacité du style de Talleyrand dans les parties anecdotiques de ses lettres. Sous cette lutte des deux acteurs consommés, heureux de se donner en spectacle l’un à l’autre et dont chacun s’imaginait peut-être, avec cette vanité naïve des comédiens, qu’il avait produit une vive impression sur son adversaire, il y a, au fond, un débat très sérieux : l’Europe continuera-t-elle à vivre sous la menace du droit du plus fort, inaugurée par Napoléon ou plutôt par les criminels auteurs du partage de la Pologne ? ou bien reviendra-t-elle à l’ancien droit historique, monarchique, qui, en l’absence de droit démocratique et national, pouvait seul mettre les petits à l’abri des entreprises des grands ?

Après avoir défendu devant le redoutable empereur de Russie le principe de la légitimité qui faisait toute la force de la France, il restait à Talleyrand à l’inscrire dans une déclaration solennelle des puissances « alliées ». Elles délibéraient en commun avec lui (car on ne contester plus notre droit), et elles venaient de tomber d’accord que l’ouverture du congrès serait ajournée au premier novembre, lorsque soudain notre ministre proposa d’ajouter : « Et elle sera faite conformément aux principes du droit public. » À ces mots, il s’éleva un tumulte épouvantable. Debout, les poings sur la table, presque menaçant et criant comme un sourd qu’il était, le ministre de Prusse Hardenberg proférait ces paroles entrecoupées : « Non, monsieur ; le droit public ? C’est inutile. Pourquoi dire que nous agirons selon le droit public ? Cela va sans dire. » -- « Si cela va bien sans le dire, répondit Talleyrand, cela ira encore mieux en le disant. » -- « Que fait ici le droit public ? » criait l’autre représentant de la Prusse, Guillaume de Humboldt. » -- « Il fait que vous y êtes. »

Metternich voulait mettre la proposition aux voix, comme dans une assemblée législative, à peu près sûr de la voir rejeter par la majorité ; mais on lui représenta le scandale qu’il y aurait à repousser la mention du droit public une fois qu’il en avait été question. Les « alliés » finirent donc par l’admettre, quoique de très mauvaise grâce. Sans doute, ces sortes de déclaration n’ont guère qu’une valeur théorique ; mais par cela même qu’elles frappent l’opinion, elles gênent les projets contraires. En tout cas, c’était un vrai triomphe pour la légation française. En une quinzaine de jours, elle avait fait tomber l’interdit qui pesait sur elle et elle avait imposé son principe, au moins implicitement, à l’Europe entière. Les États secondaires allaient redevenir, comme jadis, nos clients attendant de nous leur salut. Ennuyé de cette attitude résolue de notre plénipotentiaire, Alexandre lui lança cet épigramme qui renferme un éloge superbe : « Talleyrand fait ici le ministre de Louis XIV ! » C’était six mois après nos désastres.

Il semble que tout Français devrait être fier de ce résultat. M. Thiers cependant blâme Talleyrand d’être sorti de son flegme habituel, de s’être laissé piquer au vif, d’avoir eu la vanité de jouer un grand rôle…



III



Nous n’avons assisté encore qu’à des escarmouches. La vraie bataille devait se livrer au sujet des États du roi de Saxe. Les troupes d’Alexandre les occupaient l’un et l’autre, les réservant pour lui-même et pour son ami intime le roi de Prusse, il jurait que personne ne l’en délogerait. Mais ces États étaient-ils de ces territoires « vacants », de ces provinces sans maître, dont le congrès s’était arrogé le droit de disposer ? Oui, d’après Alexandre ; car le roi de Saxe était déchu, lui et ses héritiers, de tous droits, comme ayant trahi la cause de l’Europe. « Sire, répondait Talleyrand, avec ironie c’est là une question de date. » Alexandre n’eût-il pas eu dans son passé le traité de Tilsitt, où il trahissait bel et bien, lui aussi, la cause de l’Europe, que sa thèse n’eût pas soutenu un instant la discussion. « Si le roi de Saxe n’abdique pas, disait-il, il sera conduit en Russie ; et il y mourra. Un autre roi (Poniatowski) y est déjà mort. Le roi de Prusse sera roi de Prusse et de Saxe, comme je serais empereur de Russie et roi de Pologne. Il y a pour moi une chose qui est au-dessus de tout, c’est ma parole. Je l’ai donnée, et je la tiendrai. »

Ce qu’il y a de bizarre, c’est que l’empereur Alexandre ne voulait commettre cet abominable attentat que pour en effacer un autre qui pesait sur sa conscience, quoiqu’il n’en fût pas l’auteur. Cœur sensible, il n’avait jamais pris son parti du crime commis contre la Pologne. Dès 1811, il écrivait au prince Adam Czartoryski, dans un élan de générosité destinée sans doute, dans sa pensée, à étonner le monde : « C’est la Russie qui veut se charger de la régénération de la Pologne. Par cette régénération, j’entends parler de tout ce qui a fait autrefois partie de la Pologne, en y joignant les provinces russes, de manière à prendre la Dwina, la Bérézina et le Dniéper pour frontières. » Un an plus tard, Mme de Staël, qui suivait de Stockholm les terribles événements de la guerre de Russie, écrit à un Génevois établi à Saint-Pétersbourg : « Savez-vous ce qu’il faut à présent ? C’est tâcher de désintéresser les Polonais. L’empereur Alexandre devrait se déclarer leur roi, pour qu’ils redevinssent une Pologne. Parlez de cette idée. » On voit que l’idée était dans l’air, du moins en un certain milieu. La guerre, du reste, avait quelque peu refroidi Alexandre. Après tant de valeur déployée par les Polonais dans les rangs de notre armée, on ne pouvait plus détacher la Lituanie de l’empire pour leur en faire cadeau. Les Russes auraient mal pris cette plaisanterie sentimentale. Mais il y avait le grand duché de Varsovie, que Napoléon avait formé de la part de la Pologne reprise à la Prusse, et qu’il avait donné au roi de Saxe. Ce grand-duché aurait dû maintenant faire retour à la maison de Hohenzollern. Alexandre préférait le garder pour lui et l’ériger en royaume. C’est ce qu’il appelait réparer un attentat et restaurer la Pologne. En échange, il donnait à la Prusse, de sa propre autorité, la Saxe, pays allemand et protestant qui convenait infiniment mieux aux hommes d’État de Berlin. Ces deux puissances s’entendaient donc parfaitement.

Ici se pose une question : les deux autres puissances, l’Angleterre et l’Autriche, étaient-elles résolues à empêcher cette combinaison ? M. Thiers l’affirme hautement, et il fait un crime à Talleyrand de s’être prononcé pour elles contre la Prusse et la Russie. Il fallait, selon lui, s’allier résolument avec ces dernières puissances, en demandant pour prix de l’alliance la rive gauche du Rhin, tandis qu’en signant un traité avec Castlereagh et Metternich Talleyrand dut renoncer à toute rémunération. La Prusse aurait-elle pu, en présence de l’agitation nationale en Allemagne, nous livrer le Rhin ? Je ne le sais trop. C’est là de la politique d’hypothèse que chacun raisonne à son gré. Mais ce qui est certain, évident, incontestable, c’est que, sans l’intervention énergique de Talleyrand, ni l’Angleterre et l’Autriche ne faisaient d’opposition sérieuse au double projet d’Alexandre. Sur la confiscation de la Saxe du moins, et c’était de beaucoup le point le plus important, elles étaient formellement consentantes. C’est Talleyrand qui s’est jeté en travers, c’est Talleyrand qui a divisé la coalition, c’est Talleyrand qui a créé une question pouvant amener la guerre. Or il n’y avait moyen de la créer, cela saute aux yeux, qu’en luttant contre les convoitises d’Alexandre et de Frédéric-Guillaume. Il ne s’agit donc pas de savoir quels alliés il devait choisir en cas de conflit, mais de savoir s’il a bien fait de susciter le conflit. Toute la critique de M. Thiers porte absolument à faux, et il a dû dénaturer les faits les plus patents, solliciter même, comme dit M. Renan, les textes, parfois d’une main peu douce, pour dresser l’échafaudage de son réquisitoire contre l’infortuné prince de Bénévent.

Castelreagh faisait bien quelques objections sur l’annexion du Grand duché de Varsovie à la Russie. Il n’aimait pas Alexandre et il commençait à craindre la puissance des tsars. Toutes ses sympathies étaient pour la Prusse. Croyant, dans sa profonde ignorance des choses du continent, qu’elle resterait longtemps la cliente de l’Angleterre, prête à tirer l’épée chaque fois qu’on la soudoierait, il la voulait très forte, très « substantielle ». Il lui donnait la Saxe de grand cœur et marchandait pour elle quelque que large morceau du grand duché de Varsovie. Avec le bon sens prosaïque des hommes de sa nation, il s’irritait d’ailleurs d’entendre dire à Alexandre qu’en augmentant sa part de la Pologne, il rendait celle-ci indépendante. À peine arrivé à Vienne, Talleyrand le fortifia dans cette opinion, en lui démontrant même que l’indépendance de la Pologne, à laquelle l’Anglais songeait parfois, était désormais une pure utopie. Je dois à la très aimable obligeance de M. Pallain la connaissance d’un mémoire écrit par Talleyrand à cette occasion, de même que je lui dois aussi la communication du rapport du comte Beugnot dont j’ai cité quelques extraits. Le mémoire de Talleyrand offre un intérêt extrême, on peut même dire poignant, dans son impitoyable logique. Je pense que les lecteurs de la Nouvelle Revue me sauront gré de reproduire en entier cette pièce, qui est inédite, mais qui se trouve être conforme, à peu près textuellement, aux instructions écrites dont Talleyrand, ministre des affaires étrangères, avait muni Talleyrand, ministre plénipotentiaire à Vienne :

Mylord

Hier, en sortant de chez vous, j’ai cherché à réunir toutes mes idées sur la question polonaise qui agite Vienne aujourd’hui. Voici à cet égard ma manière de voir.

Le royaume de Pologne ne peut être rétabli que sous les trois conditions suivantes :

1° Qu’il fût indépendant ;

2° Qu’il eût une constitution forte ;

3° Qu’il ne fallût pas compenser à la Prusse et l’Autriche la part qui leur en était respectivement échue. Ces conditions sont toutes impossibles ; et la seconde plus que les deux autres.

D’abord, la Russie ne veut pas le rétablissement de la Pologne pour perdre ce qu’elle en a acquis ; elle le veut pour acquérir ce qu’elle n’en possède pas. Or, rétablir la Pologne pour la donner à la Russie, pour porter la population de celle-ci en Europe à 44 millions de sujets, et ses frontières jusqu’à l’Oder, ce serait créer pour l’Europe un danger et si grand et si éminent, que, quoi qu’il fallait tout faire pour conserver la paix, si l’exécution d’un tel plan ne pouvait être arrêtée que par la force des armes, l’Europe devrait les prendre. On espérerait vainement que la Pologne, ainsi unie à la Russie, s’en détacherait d’elle-même ; il n’est pas certain qu’elle le voulût, il est moins certain qu’elle le pût, il est certain que, si elle le voulait et le pouvait un moment, elle n’échapperait au joug que pour le porter de nouveau. Car la Pologne, rendue à l’indépendance, le serait invinciblement à l’anarchie. La grandeur du pays exclut l’aristocratie proprement dite, et il ne peut exister de monarchie où le peuple soit sans liberté civile, où les nobles aient la liberté politique ou soient indépendants, et où l’anarchie ne règne pas. La raison seule le dit, et l’histoire de toute l’Europe le prouve. Or, comment, en rétablissant la Pologne, ôter la liberté politique aux nobles ou donner la liberté civile au peuple ? Celle-ci ne saurait être donnée par une déclaration, par une loi ; elle n’est qu’un vain nom, si le peuple à qui on la donne n’a pas de moyens d’existence indépendante, des propriétés, de l’industrie, des arts, ce qu’aucune déclaration ni aucune loi ne peut donner et ce qui ne peut être que l’ouvrage du temps. L’anarchie était un état d’où la Pologne ne pouvait sortir qu’à l’aide du pouvoir absolu ; et comme elle n’avait point chez elle les éléments de ce pouvoir, il fallait qu’il lui vînt du dehors tout formé, c’est-à-dire qu’elle tombât sous la conquête. Elle y est tombée dès que ses voisins l’ont voulu ; et les progrès qu’ont fait celles de ses parties qui sont échues à des peuples plus avancés dans la civilisation, prouvent qu’il a été heureux pour elle d’y tomber. Qu’on la rende à l’indépendance, qu’on lui donne un roi, non plus électif, mais héréditaire, qu’on y ajoute toutes les institutions que l’on pourra imaginer ; moins elles seront libres, et plus elles seront opposées au génie, aux habitudes, au souvenir des nobles, qu’il y faudra soumettre par la force. Où la prendra-t-on ? Et, d’un autre côté, plus elles seront libres, et plus inévitablement la Pologne sera replongée de nouveau dans l’anarchie, pour finir de nouveau par la conquête. C’est qu’il y a dans ce pays comme deux peuples pour lesquels il faudrait deux institutions qui s’excluent l’une l’autre. Ne pouvant faire que ces deux peuples n’en soient qu’un ni créer le seul pouvoir qui peut concilier tout ; ne pouvant, d’un autre côté, sans un péril évident pour l’Europe, donner toute la Pologne à la Russie (et ce serait la lui donner que d’ajouter la totalité du duché de Varsovie à ce qu’elle possède déjà), que peut-on faire de mieux que de remettre les choses dans l’état où elle avait été par le dernier partage ? Cela convient d’autant plus que cela mettrait fin aux prétentions de la Prusse sur le royaume de Saxe ; car ce n’est qu’à titre de compensation pour ce qu’elle ne conserverait pas, dans l’hypothèse du rétablissement de la Pologne, qu’elle ose demander la Saxe presque tout entière.

L’Autriche demanderait sûrement qu’on lui compensât les cinq millions de sujets que contiennent les deux Gallicies, ou, si elle ne le demandait pas, elle en deviendrait bien plus forte, bien plus exigeante dans toutes les questions d’Italie.

Tout me ramène à penser, Mylord, que la proposition de rétablir tout en Pologne (sauf quelques rectifications de frontières) sur le pied du dernier partage, est la seule idée admissible.

En restant partagée, la Pologne ne sera pas anéantie pour toujours : les Polonais parviendront, sous des dominations étrangères, à l’âge viril auquel ils n’ont pu arriver en neuf siècles d’indépendance ; et c’est la seule manière de les rendre tout à fait européens (3).

Je vous assure qu’il y a plus de vraie philanthropie dans la lettre que j’ai l’honneur de vous écrire que dans tout ce que j’entends dire sur ce sujet depuis que je suis à Vienne.

Je vous demande pardon, Mylord, de vous écrire une lettre aussi longue, mais je me suis laissé entraîner par le sujet ; c’est presque de la conversation, et j’aime à causer avec vous.

Veuillez agréer tous mes hommages.

Signé : LE PRINCE DE TALLEYRAND.

Vienne, 28 septembre [1814].

On n’a jamais indiqué plus nettement la cause de la chute de la Pologne, cause permanente et, par conséquent, obstacle insurmontable à son relèvement par elle-même. La Pologne renferme deux nations : la noblesse, habituée à une liberté politique illimitée qui ne peut se concilier avec aucune forme de gouvernement ; le peuple, qui, ne jouissant pas de la liberté civile la plus élémentaire, n’ayant pas les rudiments de la propriété ni de l’industrie, ne saurait devenir le soutien d’un pouvoir fort, absolu, capable de réduire la noblesse à l’obéissance et à l’ordre. Que l’on rende la Pologne indépendante, et elle redeviendra un foyer d’anarchie sans nom, elle retombera infailliblement et bientôt entre les mains de ses voisins. Or, remarquez-le, l’homme qui porte ce jugement, si sévère qu’on le trouve presque odieux, c’est un ami sincère de la Pologne. Dans son extrême vieillesse, il se souvenait encore avec indignation du premier partage, qui, disait-il, avait flétri la politique de la France ; et dans ses conversations avec Mme de Rémusat, un peu avant Tilsitt, il opinait sans cesse pour qu’on fondât une puissance indépendante entre nous et les Russes : « C’est le royaume de Pologne qu’il faut créer : voilà le boulevard de notre indépendance ; mais il ne faut pas le faire à demi. » Y a-t-il une contradiction entre les propos de 1807 et le Mémoire de 1814 ? Je ne le pense pas. La Pologne ne peut pas se régénérer elle-même ; si on la place sous la protection d’un de ses voisins pour y maintenir un pouvoir fort, elle demeure asservie à l’étranger. Le protecteur dont elle ne saurait se passer doit être loin d’elle, assez loin pour ne pas l’opprimer, assez près pour protéger son gouvernement contre les ennemis du dehors et du dedans. Sous l’Empire, nous étions en état de remplir cette tâche ; maintenant il est trop tard. Je crois bien traduire la pensée de Talleyrand en disant que la possession de la rive gauche du Rhin et le rétablissement de la Pologne sont deux faits corrélatifs, l’un ne se concevant pas sans l’autre. Tous deux restent donc désormais également improbables, également impossibles.

Pénétré de ses idées, Talleyrand ne réclama jamais, au congrès de Vienne, la résurrection de la monarchie des Jagellons. Il ne combattait le projet d’Alexandre qu’à deux points de vue : d’abord, mais sans trop y insister, comme détruisant l’équilibre européen au profit de la Russie, qui avançait jusqu’à l’Oder ; puis comme dépouillant la Prusse d’une province qui lui revenait, et lui donnant, par conséquent, un titre à une grosse indemnité en Allemagne, l’autorisant presque à réclamer l’annexion de la Saxe. C’est la Saxe qu’il fallait sauver à tout prix. Et pourquoi ? Un peu, assurément, parce que le principe de la légitimité était engagé ; mais par-dessus tout parce que la Prusse, s’annexant la Saxe, devenait excessivement dangereuse. Ici Talleyrand a vu étonnamment juste dès 1814. Voici ce qu’on lit dans les instructions qu’il s’était, je le répète, dictées à lui-même, en sa qualité de ministre des affaires étrangères : « En Allemagne, c’est la Prusse qu’il faut empêcher de dominer. La constitution physique de sa monarchie lui fait de l’ambition une sorte de nécessité. Tout prétexte lui est bon. Nul scrupule ne l’arrête. La convenance est son droit… Les alliés ont, dit-on, pris l’engagement de la replacer dans le même état de puissance où elle était avant sa chute, c’est-à-dire avec dix millions de sujets. Qu’on la laissât faire, bientôt elle en aurait vingt, et l’Allemagne entière lui serait soumise. » Il ne fallait donc pas la « laisser faire ». Maîtresse de la Saxe, elle pouvait, avec ses armées si mobiles, se jeter quand bon lui semblerait sur l’Autriche, toujours lente et indécise. Elle formait d’ailleurs dans le nord-est de l’Allemagne une grande masse, cohérence, compacte, toute protestante, embrassant les éléments les plus actifs de la nation germanique, et destinée à exercer une attraction irrésistible sur le parti unitaire à travers les autres États. Ce parti unitaire, qui comprenait la noblesse et les universités, et qui, dans son exaltation, rêvait le rétablissement du Saint-Empire sous le sceptre des Hohenzollern, inquiétait vivement Talleyrand. C’étaient, à ses yeux des jacobins d’un nouveau genre, aussi dangereux que l’avaient été ceux de France. « Ils attribuent la division de l’Allemagne en petits États, écrivait-il au roi, les calamités versées sur elle pendant les guerres dont elle est le continuel théâtre ; l’unité de la patrie allemande est leur cri, leur dogme, leur religion exaltée jusqu’au fanatisme, et ce fanatisme a gagné même des princes actuellement régnants. Or cette unité, dont la France pouvait n’avoir rien à craindre quand elle possédait la rive gauche du Rhin et la Belgique, serait maintenant pour elle d’une très grande conséquence. Qui peut, d’ailleurs, prévoir les suites de l’ébranlement d’une masse telle que l’Allemagne, lorsque ses éléments divisés viendraient à s’agiter et à se confondre ? Qui sait où s’arrêterait l’impulsion une fois donnée ? »

L’impulsion, on l’aurait donnée à tous ces ferments révolutionnaires si l’on avait, d’un trait de plume, destitué un roi et anéanti un royaume. En livrant la Saxe à la Prusse, on faisait de Frédéric-Guillaume, dans un avenir peu lointain, le chef de l’Allemagne unifiée et fanatisée.

Dès ses premières entrevues avec les autres ministres, Talleyrand déclara énergiquement que jamais, sous aucun prétexte, il ne consentirait à la suppression du royaume de Saxe. On pourrait sans doute en détachant quelques provinces, par un traité auquel le roi captif apposerait sa signature ; mais entre cette session plus ou moins volontaire et la confiscation, il y avait un abîme. Il était inadmissible, il était révolutionnaire au premier chef de procéder par un décret, ce décret émanât-il de l’assemblée des souverains d’Europe. Le droit public s’y opposait. Talleyrand s’attacha à cette cause avec une ténacité dont on ne l’aurait guère cru capable. En vain son ami, le marquis de Jaucourt, lui écrivait-il qu’à Paris on ne comprenait rien à sa politique : le roi de Saxe n’intéressait guère, et l’on trouvait utile que la Prusse devînt puissante pour tenir tête à l’Autriche et à la Russie ! En vain Louis XVIII lui témoignait-t-il que, dans sa pensée, l’affaire saxonne ne pouvait entrer en comparaison avec l’affaire napolitaine, laquelle flagitio addit damnum ; en vain poussait-il ses réminiscences classiques jusqu’à appliquer à Murat le delenda est Carthago, Talleyrand lui répondait sèchement : « Je n’oublie pas non plus le delenda Carthago ; mais ce n’est pas là qu’il faut commencer » ; et, avec une imperturbable opiniâtreté, il ramenait toujours sur le premier plan des délibérations du congrès la seule question vitale pour la France, la question de la Saxe ou plutôt de la Prusse.

En présence de cette insistance de la France, quelle attitude allait prendre l’Autriche ?

L’empereur François apportait dans la politique les idées bornées, mais aussi l’honnêteté d’un brave bourgeois, naturellement opposé aux mesures violentes, qui se sent vraiment heureux toutes les fois que son intérêt lui permet de respecter les principes de la probité. Mais il se déchargeait complètement du souci des affaires extérieures sur son chancelier, M. de Metternich. Je ne sais trop ce qu’aurait dit M. Thiers s’il avait pu lire de quel ton dédaigneux le chancelier autrichien parle de lui dans ses Mémoires. Peut-être son admiration pour ce grand homme se serait-elle un peu calmée. En tout cas, les lecteurs désintéressés ne sauraient plus guère nourrir d’illusions sur Metternich. Avant la publication de ses Mémoires, on pouvait s’imaginer que ses dehors frivoles cachaient un grand fonds de bon sens ; aujourd’hui il faut bien avouer que ce personnage, qui pesa si longtemps sur l’Autriche sur l’Europe, était un être vide d’idées, dépourvu de convictions, prodigieusement vaniteux, masquant sa nullité sous quelques phrases entortillées qu’il répétait sans cesse et qui avaient un faux air de grandes maximes politiques. Avec cela il ne manquait pas de cette habileté de discussion que les hommes les plus ordinaires acquièrent bien vite dans la pratique des affaires étrangères. C’était peut-être un diplomate ; ce n’était, à aucun degré, un homme d’État. Ce qui lui a permis de durer, c’est qu’il ne faisait rien, et l’histoire démontre combien est puissante la force d’inertie. Quand le hasard a porté un flegmatique au pouvoir, il y reste. Au congrès, Metternich faisait perdre du temps à tout le monde, s’imaginant ainsi qu’il en gagnait lui-même. Il était réellement fort occupé, allant de fête en fête, d’un bal à un festin, d’une « redoute » à un rendez-vous galant. En attendant, les affaires chômaient. S’il prenait parti sur une question, les raisons politiques ne le déterminaient pas toujours. On sait quels doux et troublants souvenirs faisaient de lui le protecteur de Murat, mari de la belle Caroline Bonaparte. Dans la question de la Saxe et de la Pologne, il n’obéit pas, semble-t-il, à des préoccupations de ce genre ; il suivit le courant passivement. Ainsi que tous les « alliés », au commencement du moins, il ne se fiait pas à la France, la croyant moins désintéressée qu’elle ne le disait et ne la sachant pas aussi forte, aussi prête qu’on la vit bientôt après. C’est dans les eaux de l’Angleterre qui se laissa entraîner. Le 11 octobre, Castlereagh écrit au ministre prussien pour lui déclarer confidentiellement « qu’il ne saurait nourrir aucune répugnance morale ou politique » contre l’annexion totale de la Saxe. Presque aussitôt, Talleyrand apprend que Castlereagh insiste auprès de Metternich pour qu’ils suivent son exemple, et le 16, Gentz, le confident de Metternich, écrit dans son journal intime : « Le prince veut céder et il cédera. La Saxe est perdue. » Le 22, en effet, une note autrichienne est remise au ministre de Prusse. « L’empereur consent à l’incorporation de la totalité de la Saxe, si sa conservation partielle était jugée incompatible par S. M. prussienne avec ses justes prétentions. Que si la force des circonstances exigeait ce sacrifice, il serait nécessaire de prendre des arrangements pour la fixation des frontières, etc. » C’est une capitulation en règle. Il est vrai que, par cette concession, Metternich, comme du reste Castlereagh, s’imaginait séparer la cause de Frédéric-Guillaume de celle d’Alexandre : en échange de la Saxe, on espérait, on demandait quelque appui du côté de la Pologne. Implacable dans son dénigrement de Talleyrand et conséquent dans sa naïve admiration de Metternich, M. Thiers trouve cette note du chancelier autrichien extraordinairement habile. J’en suis bien fâché, mais le chancelier lui-même paraît en avoir conçu bientôt une opinion différente. Nous possédons en effet un récit fort remarquable des négociations du congrès, rédigé par Gentz en février 1815. En marge, Metternich a écrit lui-même une note où, tout en se plaignant que ce récit soit trop sommaire, il le déclare « rigoureusement exacte dans son ensemble ». Or Gentz y démontre énergiquement que la note du 22 octobre fut une faute énorme. « Cette démarche, dit-il, a donné à M. de Metternich plus de chagrin dans trois mois qu’il en a eu pendant toute sa vie. » L’aveu me semble significatif.

Les chagrins du chancelier suivirent de bien près l’envoi de la malencontreuses note. Dès le surlendemain, Alexandre, irrité de rencontrer du côté de l’Autriche quelque opposition à ses vues personnelles, furieux surtout de ce que Metternich se permit de lui dire que s’il s’agissait de faire une Pologne l’empereur François en viendrait à bout aussi bien que lui, Alexandre s’emporta jusqu’à s’écrier que seul, en Autriche, Metternich osait prendre envers lui « ce ton de révolte ».

À partir de ce jour et jusqu’à l’évasion de Napoléon, le chancelier et l’empereur rompirent complètement, firent même semblant de ne plus se voir lorsqu’ils se rencontraient dans le monde. Un jour toutefois il y eut entre eux une autre scène plus violente. Si nous en croyons Metternich, témoin fort peu véridique, il est vrai, Alexandre résolut même alors de le provoquer en duel, et l’empereur François eut beaucoup de peine à l’en dissuader.

En remettant leurs déplorables dépêches, Castlereagh et Metternich les avait accompagnées d’un consentement verbal à l’occupation provisoire de la Saxe. Dans leur pensée, il s’agissait, dirent-il plus tard, une occupation éventuelle, dépendant de nouvelles négociations. Mais la Prusse n’aime pas à attendre. Quand on lui entrouvre une porte, elle la pousse aussitôt et la franchit. Le 8 novembre, le gouverneur russe qui commandait les troupes d’Alexandre en Saxe fit remise de tout le pays aux généraux prussiens et annonça aux Saxons, par une proclamation, qu’ils eussent désormais à considérer Frédéric-Guillaume III, « prince éminemment noble, vertueux et généreux, comme chargé d’affermir leur bonheur et leur bien-être ». Ce coup de théâtre produisit une impression indescriptible dans les cercles militaires de Vienne, où depuis quelque temps on se prononçait très haut pour Talleyrand contre Metternich, et dans les cercles parlementaires de Londres, où l’on découvrit soudain qu’on était joué par ses bons alliés et qu’on ne pouvait mieux faire que d’adopter la politique française. Metternich et Castlereagh durent songer à modifier du tout au tout leur conduite sur la question saxonne. Avec un art infini, Talleyrand s’employa pendant un mois entier à leur faciliter cet étrange revirement par ses conseils, par son insistance, par l’énergie aussi avec laquellle il demanda à Louis XVIII de mettre « quelque chose derrière », c’est-à-dire de procéder à des armements qui pussent inspirer du courage aux deux puissances que l’on voulait gagner. Louis XVIII, disons-le à son honneur, entra immédiatement et plein d’entrain dans la voie que lui indiquait son ministre. Je n’ai pas à raconter l’histoire de ces négociations compliquées. Il ne suffit de rappeler que, le 10 décembre, dans une note d’un ton modéré et conciliant presque à l’excès, Metternich, renonçant à son opposition sur la question polonaise, se montra soudain très décidé à ne sacrifier qu’une partie de la Saxe. Il en offrit un quart seulement à la Prusse. Celle-ci le prix de très haut. Elle fit savoir qu’elle tenait cette note pour une insulte et qu’elle la regardait comme la preuve d’intentions décidément hostiles. La coalition était donc divisée. Nous demandons à tout lecteur impartial si ce n’est pas Talleyrand qui, par sa ferme attitude, avait en quelque sorte forcé l’Autriche et avec elle l’Angleterre à combattre les prétentions de leurs alliés du Nord ? Metternich l’avouait du reste en termes explicites : « la France, disait-il, s’étant prononcé d’une manière catégorique contre la conquête entière de la Saxe, l’union de l’Autriche et de la Prusse pour le soutien de cette conquête ne servirait qu’à remettre le protectorat de l’Allemagne entre les mains du gouvernement français. » Metternich se hâta de communiquer à Talleyrand le texte de sa note, ce qui en doublait la signification. Désormais l’Autriche nous recherchait. Talleyrand n’était pas homme à manquer l’occasion de souligner cette transformation profonde des alliances. Il répondit à la communication de Metternich par une lettre officielle qui eut un succès prodigieux, tout particulièrement à la cour des Habsbourg. Elle est vraiment des plus remarquables. Après avoir montré que la question de la Pologne avait perdu tout intérêt européen et par conséquent tout intérêt pour la France, depuis qu’elle était réduite à « une simple affaire de partage et de limites », -- « une simple évaluation de quelques points de la frontière, » venait de dire Metternich lui-même, -- il aborde la question saxonne, « la plus importante et la première de toutes ». Il s’élève ici à une éloquence digne à la fois des plus grands penseurs politiques et des plus ardents pamphlétaires. Chacun de ses mots retombe, aujourd’hui encore, comme une sentence implacable sur l’État qui, en 1866, a fait au Hanovre, avec le consentement d’un Bonaparte, ce qui l’empêcha de faire à la Saxe en 1814 ce Talleyrand si vilipendé par les historiens nationaux :

Pour reconnaître comme légitime la disposition qu’on a voulu faire de ce royaume, il faudrait, dit-il, tenir pour vrai : que les rois peuvent être jugés, qu’ils peuvent l’être par celui qui veut et peut s’emparer de leurs possessions ; qu’ils peuvent être condamnés sans avoir été entendus, sans avoir pu se défendre ; que dans leur condamnation sont nécessairement enveloppés leurs familles et leurs peuples ; que la confiscation, bannie de leurs codes par les nations éclairées, doit être, au XIXe siècle, consacrée par le droit général de l’Europe, la confiscation d’un royaume étant sans doute moins odieuse que celle d’une simple chaumière ; que les peuples n’ont aucun droit distinct de ceux de leurs souverains et peuvent être assimilés au bétail d’une métairie ; que la souveraineté se perd et s’acquiert par le seul fait de la conquête ; que les nations de l’Europe ne sont point réunies entre elles par d’autres liens moraux que ceux qui les unissent aux insulaires de l’Océan Austral, qu’elles ne vivent entre elles que sous la loi de pure nature, et que ce qu’on nomme le droit public de l’Europe n’existe pas ;…… en un mot, que tout est légitime à qui est le plus fort. Mais l’Europe, à qui ces doctrines ont causé tant de maux, à qui elles ont coûté tant de larmes et de sang, n’a que trop acheté le droit de les détester et de les maudire. Ils inspirent une égale horreur à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Londres, à Paris, à Madrid et à Lisbonne.

… Dans toutes les capitales du monde civilisé, sauf Berlin !

On sait ce qui suivit : la seconde quinzaine du mois de décembre s’écoula en négociations orageuses et en sourdes menaces de guerre. Puis, le 3 janvier, Castlereagh, à qui Talleyrand avait suggéré, comme en passant, l’idée d’une convention, lui apporte déjà tout rédigé un traité d’alliance secrète entre la France, l’Angleterre et l’Autriche.

« Maintenant, Sire, écrivait Talleyrand à Louis XVIII, la coalition est dissoute, et elle l’est pour toujours. »



IV



Pour toujours ! Le plus magnifique édifice que puisse élever la politique extérieure s’écroule misérablement lorsqu’il est miné par la politique intérieure.

Les bruits alarmants qui ne cessaient de circuler sur l’état des esprits en France, où les partisans de la royauté s’ingéniaient, disait-on, à la rendre odieuse, avaient crée à Talleyrand des embarras des plus sérieux. Nos adversaires à Vienne en profitaient pour nous décrier, et nos amis, nos alliés, se prenaient souvent à douter de nous. Il s’en était plaint au roi. « Moi-même, lui avait répondu Louis XVIII, il ne tiendrait qu’à moi de ne pas avoir un instant de repos, et cependant mon sommeil est aussi paisible que dans ma jeunesse. La raison en est simple : je n’ai jamais cru que, passé les premiers instants de la Restauration, le mélange de tant d’éléments hétérogènes ne produisît pas de fermentation ; je sais qu’il en existe ; mais je ne m’en inquiète point. » La lettre royale est du 4 décembre. Le 7 mars, à 6 heures du matin, un domestique entre dans la chambre de Metternich et lui remet une dépêche arrivée par un exprès. Le prince, qui venait à peine de se coucher, la jette négligemment sur la table de nuit. Mais, ne pouvant se rendormir, il finit, au bout d’une heure ou deux, par ouvrir machinalement ce pli : on lui annonçait de Gênes l’évasion de Bonaparte. À dix heures, des aides de camp portaient aux armées des « quatre puissances » l’ordre de se tenir prêtes à envahir la France : la coalition était reformée -- pour longtemps, bien longtemps ! L’alliance des trois empereurs en est comme un résidu. La sottise des Bourbons, la folie criminelle à Bonaparte, avait détruit l’œuvre de Talleyrand et replongé la France dans l’abîme.

Au second traité de Paris, les « alliés » s’écartèrent singulièrement du principe de la légitimité. Ils voulaient, cette fois, bien moins rétablir leur frère Louis XVIII dans son patrimoine que réduire à l’impuissance un peuple exécré.

Et cependant il demeura quelque chose de l’oeuvre de Talleyrand, j’ose dire la partie la plus essentielle. Si nous perdîmes nos alliances, si l’Europe, dans sa haine trop explicable, se constitua contre nous en une sorte de syndicat, on ne toucha pourtant pas aux traités de Vienne, dont il avait été le véritable inspirateur en ce qui concerne la distribution territoriale de l’Allemagne. Cela seul nous importait après les pertes de nos conquêtes. La Prusse dut rester telle qu’elle avait amené le congrès à la dignité, avec une partie de la Pologne et avec la moitié seulement de la Saxe, avec des Slaves qui l’affaiblissaient, et avec bien moins d’Allemands qu’elle ne désirait, avec une position stratégique et politique très inférieure à celle qu’elle avait révée. L’unité de l’Allemagne, ce péril extrême si elle se faisait par une monarchie militaire, était retardée de cinquante ans, temps énorme dans un siècle où tout se transforme à tel point qu’un jour certainement on partagera l’histoire universelle en deux grande périodes : avant nous, après nous.

L’Allemagne divisée, soustraite à l’action prédominante du seul État qui pût lui donner l’unité, cette conception de Talleyrand était contraire, il faut l’avouer, à la tendance générale de la civilisation moderne. Elle devait succomber tôt ou tard devant ce qu’on a appelé le principe des nationalités et ce qui n’est pas un principe le moins du monde, mais l’un des intérêts, l’un des besoins de l’espèce humaine. Pour qu’elle succombât, il a fallu toutefois, tant elle était bien conçue, un étrange concours d’actions diverses. Il a fallu d’abord que la France retombât aux mains d’un halluciné comme le sont tous les Bonaparte, car les « idées napoléoniennes» inoculent la folie à ceux-là mêmes d’entre eux qui n’ont pas une goutte de sang corse dans les veines. Il a fallu ensuite que l’Autriche négligeât l’Allemagne, empêtrée qu’elle était dans l’inepte politique italienne où l’avait entraîné Metternich. Il a fallu encore et surtout que la Prusse déployât pendant deux générations des qualités de premier ordre. Je ne parle pas ici de l’art avec lequel elle a organisé son armée, je parle de sa conduite politique. Le congrès de Vienne l’avait laissée avec un cadre de monarchie immense, mais un cadre vide, un territoire morcelé, prodigieusement long, sans profondeur, ouvert de tous les côtés, habité par des populations disparates. Les provinces rhénanes, par exemple, catholiques, habituées d’abord au doux régime de leurs princes évêques, puis aux libertés civiles de notre code, frémissaient sous le joug des Hohenzollern. La Prusse a su se les assimiler complètement, ainsi que chacune de ses autres provinces. Si elle échoue en ce moment dans la vallée supérieure du Rhin, elle a réussi dans la vallée inférieure. C’est peut-être qu’elle a trouvé à Cologne ce qu’elle ne rencontre pas à Strasbourg, une noblesse empressée de servir ; c’est aussi qu’elle a su ouvrir à ses nouvelles provinces de 1815 la source de richesses qu’elle tarit au contraire dans ses annexes de 1871, des débouchés au commerce et à l’industrie. Quoi qu’il en soit, elle a marqué d’une empreinte puissante chacun des pays qui lui avaient été accordés à Vienne ; et dès lors le grave inconvénient de son morcellement s’est transformé en un avantage incalculable : elle se trouvait partout, du moins dans l’Allemagne du Nord ; elle touchait à tout, elle a pu tout envahir lentement mais savamment. Son éparpillement la tuait si elle avait manqué d’énergie ; il lui a donné l’empire.

Il n’importe. C’est à Talleyrand qu’elle doit d’avoir eu tant de peine à y arriver. Et cela nous prouve, à nous Français, l’excellence de la politique de ce grand diplomate, de ce vrai patriote, si indignement méconnu. Il faut aller à son école, si nous voulons faire encore quelque figure dans le monde. Je tire de ses écrits trois conseils qui me paraissent avoir conservé de nos jours leur pleine valeur et qui embrassent toute la politique étrangère.

Voici le premier : « Après avoir reconnu que le territoire de la République française suffit à sa population et aux immenses combinaisons d’industrie que doit faire éclore le génie de la liberté ; après s’être bien persuadé que le territoire ne pourrait être étendu sans danger pour le bonheur des anciens comme pour celui des nouveaux citoyens de la France, on doit rejeter sans détour tous les projets de réunion, d’incorporation étrangère… La France doit rester circonscrite dans ses propres limites. » Ces lignes ont été écrites en novembre 1792. Les limites de la France étaient alors les mêmes que nous garantissait le traité de Paris en 1814.

Aussitôt après la révolution de juillet, il s’exprime ainsi : « La France ne doit pas songer à faire ce qu’on appelle des alliances, et elle doit être bien avec tout le monde est seulement mieux avec quelques puissances, c’est-à-dire entretenir avec elles des rapports d’amitié qui s’expriment lorsque les événements politiques se présentent. » On sait qu’au rang de ces alliances, pour ainsi dire latentes, d’aller remplacer tout d’abord celle avec l’Angleterre et puis celle avec l’Autriche.

Or il conseillait à Napoléon, au lendemain de la victoire d’Ulm, d’enlever à l’Autriche ses possessions italiennes, mais de lui dire en compensation : « Étendez-vous le long du Danube. Occupez la Valachie, la Moldavie, la Bessarabie. J’interviendrai pour vous faire céder ces possessions par la Porte ottomane, et si les Russes vous attaquent, je serai votre allié. » À part les détails que les événements ont modifiés, c’est très exactement la politique adoptée par M. de Bismarck envers l’Autriche. Elle nous revenait, cette politique, dans la pensée de Talleyrand. Est-il trop tard pour la reprendre, de concert avec notre autre alliée latente, l’Angleterre ?



T. COLANI



Notes

(1) Correspondance inédite du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le congrès de Vienne, publiée sur les manuscrits conservés au dépôt des Affaires étrangères, avec préface, éclaircissements et notes, par M. G. PALLAIN. (Paris, Plon et Cie, 1881.)

Mémoires, documents et écrits divers, laissés par le prince de Metternich, publiés par son fils. Première partie (1773-1815). Edition française. (Paris, Plon et Cie, 2è vol., 1881.)

(2) En voici un exemple. Monsieur Thiers (XVIII, p. 474) donne un extrait de la lettre de Talleyrand du 9 octobre. Dans le texte de la lettre, on lit que Metternich promet ses efforts pour conserver au roi de Saxe « une partie de ses États ». M. Thiers lui fait dire : « la plus grande partie », ce qui était, à ce moment-là, absolument différent.

(3) Les Instructions sont un peu moins cruelles et laissent à la Pologne un vague et lointain espoir : « Les Polonais, ne formant plus une société politique, formeront toujours une famille. Ils n’auront plus une même patrie, mais ils auront une même langue. Ils resteront donc unis par le plus fort et le plus durable de tous les liens. Ils parviendront, sous des dominations étrangères, à l’âge viril auquel ils n’ont pu arriver en neuf siècles d’indépendance, et le moment où ils l’auront atteint ne sera pas loin de celui où, émancipés, ils se rattacheront tous à un même centre. »




FIN



******************************************


LA NOUVELLE REVUE

TOME XIII

NOV. DEC. 1881








RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL / HOME PAGE
RETOUR AU CHAPITRE I : BIOGRAPHIE
RETOUR AU CHAPITRE II : ECRITS
RETOUR AU CHAPITRE III : TRAITES
RETOUR AU CHAPITRE IV : TEXTES, MEMOIRES ET OPINIONS
RETOUR AU CHAPITRE V : REPRESENTATIONS
RETOUR AU CHAPITRE VI : COLLECTION COMBALUZIER
RETOUR AU CHAPITRE VII : DOCUMENTS ET CARTES POSTALES
RETOUR AU CHAPITRE VIII : EVENEMENTS CONTEMPORAINS





© EX-LIBRIS réalisé pour ma collection par Nicolas COZON - Gravure au Burin sur Cuivre
Tirage réalisé par les Ateliers CAPPELLE à Sannois - Val d'Oise -
Remerciements à Hélène NUE




" Quaero, Colligo, Studeo "









Pierre COMBALUZIER - 64000 PAU - FRANCE - 1997
Membre fondateur
de l'Association " Les Amis de TALLEYRAND "




Optimisé pour
Espace de téléchargement