M. DE TALLEYRAND
ET
LES ETATS-UNIS
PAR
JEAN CARMANT
Tout naturellement, le congrès qui se tient à Paris et qui doit statuer sur le sort des peuples a donné le jour à une littérature spéciale dont le congrès de Vienne et M. de Talleyrand font tous les frais.
Les mémoires du temps sont consultés, épluchés pour ainsi dire, et les anecdotes qui avaient déjà servis chaque fois que s’ouvrait un congrès, ont été rajeunies, revernies, pour servir d’aliment à notre amour de l’écho, du potin, fût-il rétrospectif, que l’on peut placer entre la poire et le fromage.
Cependant, quelques traits de la vie tortueuse de celui que l’on appela longtemps M. l’abbé de Périgord ont échappé à la lentille de l’anecdotier, et c’est ceux-là que nous allons rapporter parce qu’ils rappellent l’orage qui a grondé, de 1793 à 1800, au-dessus des relations franco-américaines.
Bien que ce soit de l’histoire ancienne, nous reparlerons de La Fayette, de Rochambeau et de la poignée de braves qui allèrent résolument se mettre aux côtés de Washington pour arracher la jeune Amérique au joug insupportable que lui infligeait la mère-patrie.
Les américains nous surent un gré infini d’une attitude généreuse, plus inspirée par les idées philosophiques qui transformaient la société française que par une politique de revanche. Leurs sympathies ne diminuèrent que lorsque les excès révolutionnaires ne connurent plus de limites et que la politique étrangère de la Convention devint tracassière et vénale.
C’est alors que sa passa un incident sur lequel nombre d’historiens ont, par prudence, gardé le silence, mais qui, avec le recul des années, peut être considéré comme une page d’histoire que tout le monde peut lire sans émotion, comme l’histoire des pontons anglais ou de la captivité du grand Empereur.
Les hommes de la Convention pour se venger de l’Angleterre, dont les menées sourdes ou avouées les menaçaient, avaient essayé de séduire le général Washington et de l’amener à seconder la France dans sa lutte contre sa redoutable voisine.
Georges Washington, nous le répétons, que le supplice de Louis XVI, de Marie-Antoinette, et les massacres qui signalèrent cette convulsion révolutionnaire, avaient rendu prudent, fit la sourde oreille. Et, plus soucieux de parachever son œuvre que de se lancer dans une aventure, il prétendit observer, entre les belligérants, la plus stricte neutralité.
Ce n’était pas chose facile, parce que la république naissante des Etats-Unis se divisait en deux partis : les fédéralistes dont les sympathies étaient nettement anglaises, et les républicains qui tenaient pour la Révolution.
Le gouvernement français qui était au courant des difficultés dans lesquelles se débattait Georges Washington, et qui se savait appuyé par les républicains, envoya aux Etats de l’Union, en 1793, le citoyen Genêt pour créer une atmosphère favorable aux hommes de la Révolution et forcer la main à Washington.
Georges Washington fit à l’envoyé français l’accueil le plus froid ; puis pour dissiper toute équivoque, en présence de l’enthousiasme avec lequel fut reçu Genêt, de Charleston à Philadelphie, il proclama officiellement la neutralité des Etats-Unis, s’opposa au recrutement de soldats américains tenté par Genêt, et enfin demanda son rappel immédiat, en raison de son attitude.
Force fut au gouvernement révolutionnaire de rappeler son ministre et Genêt revint en France ayant complètement échoué dans sa mission (1).
Des mois se passèrent et, pendant que la France était le théâtre de tous les désordres, Washington, de plus en plus résolu à la paix avec l’Angleterre, envoya à cette puissance (1795) John Jay pour négocier et régler les différends qui existaient encore entre les deux pays.
Le traité qui s’ensuivit et qui est connu sous le nom de traité Jay souleva l’indignation du gouvernement français qui accusa les Etats-Unis de violer le traité signé entre la France et l’Amérique en 1778.
Les républicains américains ne furent pas moins ardents : Hamilton faillit être lapidé dans la rue. Quant à Washington, les feuilles qui combattaient sa politique l’insultèrent gravement. On ne l’appela plus que le beau-père de la République.
Bien que la guerre entre la France et les Etats-Unis ne fût pas officiellement déclarée, il y eut non seulement une longue période de tension, mais encore des hostilités partielles éclatèrent, des combats eurent lieu entre navires des deux nations.
Mais avant d’en arriver au pire, le président John Adams, qui avait succédé à Washington et qui tenait beaucoup à l’amitié de la France, fit partir (octobre 1797), avec l’assentiment du Congrès, une commission pour la France avec des instructions précises. On voulait la paix avec honneur.
C’est ici que se produit l’intervention fâcheuse de Talleyrand, ministre dont la délicatesse fut contestée.
Dans l’avènement de Bonaparte, Albert Vandal, d’une plume incisive, a décrit les pratiques des hommes de second plan de la basse époque révolutionnaire, c’est-à-dire du Directoire : « Ils ne formaient pas un parti discipliné et compact, mais une association intermittente d’intérêts et de passions ».
Dans l’événement historique qui nous occupe, on peut prétendre que Talleyrand se souvint trop des mœurs de l’abbé de Périgord, alors qu’avec ses amis d’Espagnac, Delaunay et autres hommes d’affaires de la Révolution, il pensait plutôt à ses intérêts particuliers qu’à ceux de la France. Mais il était de son époque, et cette époque, pour en revenir à Vandal, fut celle des brigandages colossaux et des basses filouteries.
M. Loliée, dans son livre Talleyrand et la société française, est aussi énergique que les historiens américains pour flétrir la conduite du futur prince de Bénévent. Il indique, comme John Fiske notamment, que les négociateurs français Bellamy, Sainte-Foix, Montrond, André d’Arbelles, qualifiés d’agents officieux, « s’entremirent de toute leur finesse pour faire comprendre aux mandataires américains que de premières douceurs, un peu d’argent tiré de leur poche, faciliteraient beaucoup les négociations ».
« C’était, dit notre auteur, une pratique passée dans les habitudes secrètes de la diplomatie d’alors ».
Les américains, qui ignoraient encore la corruption européenne, s’étonnèrent et en saisirent leur gouvernement.
Le président, dit John Fiske, soumit this infamous proposal, cette infâme proposition, au Congrès en substituant au nom de Talleyrand les lettres X. Y. Z.
Dans l’histoire américaine, cet incident est connu sous le nom de « X. Y. Z. dispatches ».
L’indignation fut si grande aux Etats-Unis qu’on s’y prépara pour la guerre au cri de : « Des millions pour la défense, mais pas un cent pour un tribut ! » On arma fiévreusement des frégates ; une armée fut mise sur pied, dont on confia le commandement à Washington. C’est pendant cette excitation qu’on composa le célèbre chant Hail Columbia.
L’affaire ne fit pas moins de bruit en France, où la « Société du Manège » dite « Société des patriotes » déclara Talleyrand impossible.
Les Directeurs, sauf Barras cependant, aussi corrompu que lui, affectèrent de ne plus lui adresser de ne plus lui adresser la parole.
Talleyrand, devant la réprobation générale, dut se retirer et céder sa place à Reinhardt.
La chute momentanée de Talleyrand n’arrangea pas cependant les affaires et, sur mer, il y eut quelques rencontres entre Français et Américains.
En février 1799, le capitaine Truxtun, commandant la frégate Constellation, défit et captura un bâtiment français. En février 1800, le même officier se mesura encore avec les nôtres et nous coula une frégate, la Vengeance. Une médaille fut frappée pour rappeler ce combat naval où les deux adversaires montrèrent le plus grand courage.
Très heureusement, John Adams, qui aimait la France, parvint à apaiser les rancunes des deux pays. D’ailleurs, nous nous étions assagis et avions fait des ouvertures qui furent aimablement accueillies.
Il faut dire aussi qu’à l’anarchie directoriale avait succédé le Consulat et ce fut Joseph Bonaparte, cet ennemi déclaré de Talleyrand, qu’on chargea des négociations quelques mois avant la bataille de Marengo.
C’est ainsi que la paix, paix durable dont nous recueillons aujourd’hui les bienfaits, fut conclue grâce aux efforts d’une diplomatie que ne dirigeait plus tout seul, et sans contrôle, M. de Talleyrand.
Jean CARMANT.
(1) Quelques auteurs prétendent que Genêt demeura aux Etats-Unis.
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