MEMOIRE DE TALLEYRAND
SUR
L'ETABLISSEMENT
D'UNE BANQUE INDIENNE
A PARIS
S. D.
Quiconque connait l’état actuel des possessions européennes dans l’Inde, sait que les employés de la compagnie anglaise y possèdent des richesses immenses, et qu’ils éprouvent les plus grandes difficultés lorsqu’il s’agit de les réaliser en Europe. La masse de ces richesses est dans le Bengale, mais l’industrie de ceux qui les possèdent trouve moyen de les verser dans les différentes parties de l’Asie d’où ils peuvent espérer de les faire passer en Europe, et ils sont disposés à faire des sacrifices considérables en faveur de ceux qui se chargent de leur éviter tous les risques et les longueurs de cette réalisation si difficile pour eux.
Une autre vérité non moins connue, c’est qu’il faut beaucoup plus de fonds pour acheter une cargaison dans l’Inde ou la Chine qu’on n’en peut faire passer en marchandises pour le vaisseau qui doit rapporter cette cargaison, d’où résulte la nécessité d’y envoyer des piastres effectives, ce qui augmente considérablement les mises, hors les intérêts à payer et les risques maritimes à courir. Autant d’inconvénients que les armateurs éviteront chaque fois qu’ils pourront trouver à crédit et payable au retour de leurs vaisseaux les fonds dont ils auront besoin dans l’Inde.
Dans une position semblable, où les uns ont en Asie des fonds à faire passer en Europe, et où les autres ont à envoyer des fonds d’Europe dans l’Inde, il semble que leurs besoins réciproques devraient les rapprocher ; mais dans l’état actuel des choses, il se trouve à cela une difficulté, qui arrête bien des négociations de cette espèce : c’est que les deux parties se connaissent peu et n’ont aucun moyen facile de communication.
En effet, l’armateur français qui aurait besoin de lettres de change à crédit sur l’Inde ne peut que difficilement faire connaitre sa solvabilité au particulier anglais qui pourrait lui en fournir, parce que ce particulier nouvellement arrivé de l’Inde où il a acquis une fortune, n’est plus un commerçant lui-même et, plus occupé à présent à conserver qu’acquérir, il ne songe qu’à la sûreté et accorde difficilement sa confiance.
Si l’armateur français désirait acheter des lettres au comptant pour profiter d’un change avantageux, il ne saurait non plus à qui s’adresser avec sécurité et craindrait des prendre des traites qui ne soient pas exactement payées.
Il résulte de cette méfiance réciproque que ces négociations quoique dans le fond très utiles aux deux parties sont pourtant d’une grande rareté et très difficiles à nouer.
Voilà ce qui a fait naître l’idée de former à Paris une compagnie intermédiaire sous la dénomination de banque indienne qui, avec un capital considérable en argent et jouissant d’un crédit proportionnel à ce même capital, pouvant se faire aisément connaitre de tous ceux qui auraient des fonds à faire passer aux Indes, en faire revenir, possèderait tous les moyens nécessaires pour faciliter et multiplier les négociations de papier sur l’Inde, avec d’autant plus de succès que par les précautions qu’elle prendrait vis-à-vis des tireurs et des preneurs elle achèterait comptant et vendrait à crédit ce qui lèverait les difficultés.
Les armateurs trouveraient des avantages importants à se procurer ainsi à des conditions raisonnables, soit pour comptant, soit pour payer au retour de leurs vaisseaux, les fonds dont ils pourraient avoir besoin au Bengale, sur la côte Coromandel, la côte Malabar, ou à la Chine même ; et la Compagnie de son côté profiterait du sacrifice considérable que les anglais sont réduits et disposés à faire en faveur d’un payement comptant qui les affranchit à la fois de tout risque et de toute attente.
On croit pouvoir promettre à ceux qui prendront intérêt dans cet établissement au moins 12 à 13 % par an d’intérêt de leur argent, et cela presque sans risque ; car, d’un côté, les tireurs anglais sur l’Inde sont en général des personnes d’une fortune très considérable et très connue, et donnant en outre des cautions de la plus grande solidité, et, de l’autre, on exigerait, de la part de ceux à qui on fournirait un crédit, des actes d’hypothèque, de cautions solidaires et des dépôts de polices d’assurances sur le retour de leurs navires.
Voici les principales clauses sous lesquelles un pareil établissement pourrait se former :
1° -- La Compagnie serait composée de 150 sols de 20 000 chaque, payable moitié, en tel mois moitié, moitié en … et si par la suite on trouvait à employer des fonds plus considérables, on pourrait créer de nouveaux sols, dont les propriétaires anciens auraient la préférence, mais on ne pourrait en aucun cas faire appel sur les sols anciens.
2° -- De ces fonds on formerait une commandite dans laquelle chaque intéressé serait engagé jusqu’à concurrence du montant de ses sols et pas au-delà.
3° -- La Compagnie donnerait ses pleins pouvoirs à trois des associés pour gérer ses affaires, lesquels associés seraient tenus d’y être intéressés pour trois sols chacun, et aucun d’eux ne pourrait rendre ni transporter les dits sols en tout ni en partie, sans qu’auparavant le compte de sa gestion eut été examiné, et approuvé dans une assemblée générale convoquée à cet effet.
4°-- La Compagnie s’assemblerait quatre fois par an, et plus souvent, autant de fois que deux des associés gérants, ou quatre associés quelconques le décideraient.
5° -- La Compagnie ne pourrait être engagée que par la signature de deux des trois associés gérants au moins.
6° -- L’examen des comptes et le partage des bénéfices se feraient tous les ans au mois de … à commencer deux ans après la formation de la société. On prélèverait d’abord 6 % de dividende permanent aux intéressés. Le surplus serait partagé en quatre ; dont trois parts appartiendraient aux intéressés en commun, et l’autre aux trois associés gérants à la charge pour ceux-ci de payer sur le dit quart tous les frais de bureaux, de commis et de caisse, etc.
P. S. – La forme de l’acte d’association, et les autres choses qu’on jugerait à propos d’y insérer seront décidés aussitôt que la compagnie formée pourra s’assembler ; et l’on y nommera à la pluralité des suffrages (chaque intéressé ayant le même nombre de voix qu’il aura de sols), les associés qui seront joint à M… : pour la gestion de cette affaire : ce seront les administrateurs ainsi choisis qui nommeront le caissier, les commis et les correspondants.
Nous soussignés, persuadés que l’établissement projeté dans le mémoire ci-dessus et des autres parts, serait d’une grande utilité publique ; en facilitant les opérations du commerce de l’Inde, et qu’il en résulterait en même temps aux intéressés un bénéfice qui mérite leur attention, nous engageons à y prendre part pour le nombre de sols pour lequel chacun de nous se sera inscrit, au pied du présent sous la condition expresse, que si dans 60 jours de la date de cette soumission il n’y a pas 120 sols de souscrits le présent engagement sera nul et de nul effet.