LES MEMOIRES
DE TALLEYRAND
SONT-ILS AUTHENTIQUES ?
PAR
F.-A. AULARD
La lecture des deux volumes qu’on vient de nous donner, sous le nom de Mémoires de Talleyrand, inspirera à tout esprit attentif des doutes et des inquiétudes. Il est en effet bien difficile de ne pas se demander, même en ne faisant que parcourir la préface de M. le duc de Broglie et le texte attribué à Talleyrand, si on a vraiment affaire à une reproduction intégrale et exacte de l’écrit posthume du grand diplomate.
Exposons en peu de mots ces doutes, que la préface éveille et que le texte confirme.
Disons d’abord que la préface est obscurcie, en ce qui touche la question d’authenticité, par les équivoques les plus propres à inspirer la méfiance.
La plus grave de ces équivoques est celle-ci :
M. le duc de Broglie nous apprend que M. de Bacourt, chargé par Talleyrand de veiller à ses papiers, avait pris soin de transcrire de sa main les Mémoires et de les préparer pour l’impression.
Cette copie forme quatre volumes, et la fidélité en est attestée, pour les deux premiers volumes, par un certificat de la nièce de Talleyrand, et, pour le troisième, par un certificat de M. de Bacourt. Quant au quatrième, M. de Bacourt mourut avant d’avoir achevé de copier les pièces qui devaient le former. C’est sur cette copie que M. le duc de Broglie a, dit-il, imprimé. Il déclare n’y avoir fait « ni retranchement ni modification d’aucune sorte », et je le crois.
Mais la copie de M. de Bacourt est-elle vraiment conforme au manuscrit original ? Ce manuscrit existe-t-il ? Où est-il ? Monsieur le duc de Broglie l’a-t-il comparé avec la copie ? Autant de questions auxquelles l’éditeur ne répond pas et qu’il ne semble même pas avoir idée qu’on puisse lui poser, bien qu’elles soient, quand on publie un texte, les premières.
Cependant, il est difficile d’admettre que, si M. de Broglie avait eu l’original entre les mains, il se fût dérobé au devoir de le lire et de nous dire qu’il l’avait lu. Donc, s’il est muet sur ce point capital, c’est peut-être qu’il n’a pas vu le manuscrit de Talleyrand, et, s’il ne l’a pas vu, c’est apparemment qu’il ne sait pas où il est. Dans ces conditions, n’était-ce pas, pour un exécuteur testamentaire et pour un éditeur, une obligation stricte de confesser son ignorance ? M. le duc de Broglie aurait dû nous dire : « Je n’ai pas vu l’original des mémoires de Talleyrand, et je n’ai pas pu contrôler l’exactitude de la copie que j’imprime. » Son silence à cet égard, voilà l’équivoque grave que je signalais.
Mais, dira-t-il, l’authenticité des Mémoires vous est confirmée par les deux personnes mêmes à qui Talleyrand avait légué ses papiers et le soin de les garder en vue d’une publication ultérieure. Suspectez-vous la bonne foi de la propre nièce de Talleyrand, la bonne foi de M. de Bacourt ?
On ne suspecte rien, mais un historien ne croit qu’aux textes. Mme la duchesse de Dino et M. de Bacourt étaient les personnes les plus honorables du monde, mais cette dame, née de Courlande, imbue peut être de préjugés contre-révolutionnaires, ne pouvait-t-elle pas croire licite de dérober au public certaines parties de la vie de son oncle, qui lui faisaient horreur ? Quant à M. de Bacourt, est-ce que M. le duc de Broglie pourrait affirmer que ses procédés d’éditeur aient toujours été irréprochables et que, par exemple, il ait publié tout à fait intégralement la correspondance de Mirabeau avec La Marck ?
Que de singulières libertés aient pu être prises avec les papiers de Talleyrand, M. de Broglie lui-même est bien obligé de le reconnaître, quand il déclare, page 148, dans une note à un certain endroit de la biographie de Philippe-Egalité par Talleyrand, « qu’il y a dans le manuscrit (il veut dire dans la copie) une lacune de huit feuillets, dont nous avons vainement cherché l’explication ». Et à quels faits se rapporte cette lacune ? Talleyrand vient de dire qu’il va « faire connaître avec exactitude le degré de consanguinité qui existait entre Louis XVI et le duc d’Orléans ». On sent qu’il va commencer un récit délicat, désagréable à la branche cadette, dont peut-être la légitimité et la filiation vont être mises en suspicion – et voilà qu’une main bienveillante pour la monarchie de Juillet arrache les pages qui contenaient ce récit ! En vérité, les exécuteurs testamentaires de Talleyrand ont monté bien mauvaise garde autour de ses papiers !
Ce n’est pas tout, et M. de Broglie nous apprend un fait plus grave. Il paraît qu’un secrétaire renvoyé par Talleyrand, M. Perrey, passait pour avoir dérobé et emporté en Angleterre quelques-uns des papiers de son maître. Après la mort de Talleyrand, le Times annonça que M. Perrey avait entre les mains une partie du manuscrit des Mémoires, notamment « des portraits satiriques de plus de cent de ses contemporains ». Perrey envoya un démenti au Times ; mais M. le duc de Broglie laisse entendre qu’il n’est pas dupe de ce démenti, et que Perrey pourrait n’avoir pas été innocent de ce vol. Ici on entrevoit confusément (car M. le duc de Broglie ne donne jamais une lumière nette et complète) que peut-être c’est là la version de la famille : si le manuscrit est mutilé, ça n’est pas sa faute, c’est la faute de Perrey.
Mais enfin y a-t-il eu vol, oui ou non ? Les héritiers doivent le savoir, l’aspect du manuscrit original doit le dire. Est-ce un manuscrit mutilé, où un manuscrit intact ?
S’il y eut vol, ce ne fut probablement pas du vivant de Talleyrand, puisque, dans son codicille daté de l’année même de sa mort, il parle de ses papiers comme s’il n’en avait perdu aucun. C’est donc au temps où a commencé la responsabilité des héritiers qu’il faut rapporter les mutilations du manuscrit – s’il y a eu, en effet, des mutilations, comme je le crois, comme l’indique jusqu’à l’évidence l’examen du texte même qu’on nous donne.
A lire ce texte, je défie bien qu’on ne soit a tout d’abord frappé des disparates étranges qui en font un monstre, littérairement et historiquement. La première partie, écrite d’une main alerte, forma un tableau admirable de la haute société française avant la Révolution : au point de vue de l’art, c’est un chef-d’œuvre. Arrive-t-on à la Révolution ? La plume s’alourdit, le style se vulgarise ; il devient sec et terne, parfois même diffus ; et cependant, au milieu de ces pages pénibles, ce sont tout à coup des morceaux achevés ou quelques traits exquis, des envolées qui nous rendent au ravissement du début. Ces alternatives, chez un écrivain d’habitude si égal (Talleyrand a beaucoup plus écrit qu’on ne le croit), ne suffiraient-elles pas à faire naître l’idée qu’on a mutilé après coup, puis interpolé, pour cacher les mutilations ?
Où on soupçonne le plus la mutilation, c’est quand Talleyrand arrive à son rôle à la Constituante, rôle dont il était fier et qu’il ne désavoua jamais, comme l’indique l’une de ses lettres à M. d’Hauterive (1). Il avait si peu l’intention de passer ce rôle sous silence qu’il écrivait dans son testament : « Je ne veux pas parler ici de la part que j’ai eue dans les différents actes et travaux de l’Assemblée constituante… Cette partie de ma vie se trouve dans mes Mémoires. » Et dans les mémoires mêmes (t. Ier, p. 228), parlant de la période antérieure au 10 août 1792, il dit formellement : « c’est plutôt dans la connaissance des faits antérieurs à la catastrophe (il appelle ainsi le 10 août et la Terreur) qu’il y a pour les hommes des leçons de tout genre ; c’est là que l’on démêlera les causes nombreuses et puissantes de la Révolution, c’est là le spectacle des choses humaines qu’il était utile de présenter, parce qu’il instruit et les souverains et les grands et les peuples. J’ai déposé dans cet écrit tout ce qui, dans ce sujet, était à ma connaissance particulière… » Ou les mots n’ont pas de sens, ou il faut conclure des deux citations qui précèdent de Talleyrand avait fait un récit détaillé des événements de la Révolution antérieurs au 10 août, et notamment de la carrière de l’Assemblée constituante.
Eh bien, ce récit manque. On n’en a guère gardé qu’une confidence de Talleyrand sur ses velléités secrètes de contre-révolution au moment du débat initial entre les trois ordres, et encore n’est-t-il point sûr que cette confidence soit parfaitement complète et authentique, malgré le soin que prend M. de Bacourt d’en souligner l’importance et la véracité, ou plutôt à cause de ce soin même. Le récit des actes, si remarquables, du constituant Talleyrand, est remplacé, dans le texte qu’on nous donne, par quelques lignes (tome I, p. 134) qui semblent copiées (et mal copiées) dans un dictionnaire biographique quelconque.
Tant qu’on ne m’aura pas montré le manuscrit original, j’ai le droit de dire qu’il y a là mutilation et interpolation.
Même observation pour le passage relatif à la mission de Talleyrand à Londres, en 1792. Quand on a eu l’intéressante publication de M. Pallain, il est difficile d’attribuer à Talleyrand les pages insignifiantes et erronées que les exécuteurs nous donnent sur ce début du grand négociateur dans la diplomatie active.
On sait que Talleyrand revint à Paris peu avant la chute du trône, qu’il prêta son concours à la Révolution victorieuse, rédigea une apologie du 10 août sous forme de circulaire aux représentants de la France à l’étranger, fut un instant le collaborateur de Le Brun et de Danton, et repartit pour l’Angleterre en septembre 1792, avec un passeport du Conseil exécutif provisoire, et chargé, semble-t-il, d’une mission secrète d’observation.
Il est incroyable à quel point ces faits connus sont défigurés dans les Mémoires. J’admets que Talleyrand ait pu mentir, qu’il ait rougi sous la Restauration d’avoir conseillé Danton ; j’admets qu’il ait écrit : le crime du 10 août, lui qui pourtant avait rédigé une apologie du 10 août. Mais, si son âme était fausse, sa plume était exacte, scrupuleusement précise. Aurait-il appelé (tome 1, p. 222) département de la Seine ce conseil général et ce directoire du département de Paris dont il était membre ? Et si ce lapsus, qu’un homme de la Révolution n’aurait jamais commis (le département de la Seine ne fut ainsi dénommé que par la Constitution du 5 fructidor an III), si cela que s’il se, dis-je, semble trop léger pour ne pouvoir pas être imputé à Talleyrand, que diriez-vous de cette erreur-ci : « La France n’avait encore (avant le procès de Louis XVI) la guerre qu’avec l’empereur, l’empire et la Sardaigne (t. I, p. 223) ? » Le moyen de croire qu’une telle énormité historique soit échappée un diplomate qui, s’il mentit, ne se trompa jamais (lisez sa correspondance) ni sur les dates ni sur les faits ?
Mais j’arrive à la bévue maîtresse, à celle qui suffirait seule pour faire suspecter l’authenticité du texte.
Tome I, p. 279, il est question du Consulat et de l’entrée de Carnot au ministère de la guerre. Lisez et savourez la phrase qui, à ce propos, est prêtée à Talleyrand :
Le général Carnot, membre du Directoire, échappé de Cayenne où il avait été si cruellement exilé avec tant d’autres au 18 fructidor, était depuis quelque temps placé au ministère de la guerre.
Carnot, général en 1800 !
Carnot à Cayenne !
Si quelqu’un connaissait Carnot, si quelqu’un savait l’histoire du 18 fructidor, c’était Talleyrand. Concernant cette grossière interpolation n’a-t-elle pas sauté aux yeux de M. le duc de Broglie ?
Il est vrai que le noble éditeur ne se trouble pas pour si peu. N’est-ce pas lui qui (t. I. p. 221) affirme en note que Brissot fut guillotiné le 31 mai 1793 ? Il n’est point homme, vous le voyez, à s’émouvoir d’un Talleyrand-Loriquet.
Il y a, dans ces deux volumes, bien d’autres traits propres à inspirer des soupçons, plus que des soupçons, sur l’authenticité des Mémoires de Talleyrand. Je n’en ai cité que quelques-uns. Ils suffisent, je crois, à justifier la question qui forme le titre de cet article.
Est-ce à dire que nous soyons en présence d’une complète supercherie historique ? Les Mémoires de Talleyrand sont-ils inventés de toutes pièces, comme ceux de Robespierre, de Fouché ou du Prêtre régicide ? Ou même avons-nous affaire au développement fantaisiste de notes originales, comme dans les Mémoires de Levasseur ?
Assurément non.
Beaucoup, la plupart des morceaux qui forment ces deux volumes offrent un caractère d’authenticité.
Par exemple, les souvenirs d’enfance et de jeunesse (c’est le morceau que Chateaubriand avait déjà signalé comme lui ayant été lu par Talleyrand), les anecdotes sur l’entrevue d’Erfurt, sur la Restauration, un air de vérité, et, par la grâce négligée du style, ressemblent à Talleyrand, ont sa marque.
Mais, à côté, que de pages mal écrites et erronées !
Ces pages semblent être précisément celles par lesquelles on a cherché à dissimuler les suppressions. Ces raccords maladroits et grossiers offensent l’œil par leurs tons criards et les interpolations se dénoncent d’elles-mêmes. Mais il en est peut-être de plus habiles que nous ne voyons pas et qui resteront toujours invisibles. N’ayant d’autre moyen de juger que la vraisemblance, l’historien ne sera-t-il pas embarrassé pour attribuer à Talleyrand même les passages dignes de Talleyrand qui se trouvent dans ces Mémoires ?
Quant aux mutilations, j’en ai signalé trois, à propos de la Constituante, à propos de la mission à Londres et du retour à Paris en 1792, à propos du Directoire et du Consulat. Celles-là se voient. Mais n’en est-il pas d’autres qui nous échappent ? Talleyrand était d’un monde littéraire auquel le portrait était cher, j’entends le portrait-épigramme, le portrait causé et ensuite écrit d’une plume légère, avec une piquante nonchalance de grand seigneur. L’abbé de Périgord excellait à ce jeu, et le prince de Talleyrand n’y répugna jamais. Comment se fait-t-il qu’il n’y ait guère dans ces deux volumes qu’un ou deux portraits, par exemple celui de Sieyès ?
Conclusion :
M. le duc de Broglie doit à sa qualité d’exécuteur testamentaire (par héritage de M. Andral), il doit aux historiens, il doit au public, de dire nettement et sans ambages s’il a vu le manuscrit de Talleyrand, s’il a comparé la copie, sur laquelle il imprime, avec le manuscrit, dont il ne parle pas.
Où est ce manuscrit ?
Voilà la question à laquelle nous, public, avons le droit d’exiger une réponse, et de l’exiger de M. de Broglie, puisque M. de Broglie s’est chargé de la mission de publier et a ajouté l’autorité de son nom aux attestations des premiers exécuteurs testamentaires.
On ne conteste à aucun degré la bonne foi de M. de Broglie, qui est évidente : c’est seulement sa perspicacité qui est en cause, et il nous semble qu’en publiant comme authentique un texte si disparate, il a manqué du zèle et de la compétence qu’on était en droit d’attendre d’un éditeur des Mémoires de Talleyrand.
Si c’est nous qui nous trompons, si le manuscrit existe, s’il est identique à la copie, si c’est Talleyrand qui a commis ces méprises historiques ou qui s’est mutilé lui-même, nous n’avons plus qu’à reconnaître l’erreur où nous avait induit la lecture de l’admirable correspondance de ce grand avocat de la France. Nous le pensions incapable de laisser tomber de ses lèvres de sa plume des bourdes grossières pour tromper la postérité, lui qui, de son vivant, eut toujours, même au service de ses mensonges, une impeccable exactitude et une parfaite décence d’artifices. Si le manuscrit est conforme à la copie, il paraîtra que nous avions mal jugé Talleyrand.
En attendant, nous sommes dans l’incertitude sur l’authenticité. M. le duc de Broglie ne voudra pas nous y laisser. Il répondra aux doutes du public, et nous dira OU EST LE MANUSCRIT, et nous le remercions d’avance de cet indispensable renseignement.
(1) Il paraît que le comte d’Hauterive, qui fut sous Napoléon le confident et l’homme de confiance de Talleyrand, a laissé des Mémoires avec injonction à ses héritiers de ne les publier qu’après l’apparition de ceux de Talleyrand, dont ils sont la réfutation anticipée. Peut-être cette publication apportera-t-elle indirectement quelque lumière sur la question qui nous occupe.
F.-A. AULARD
FIN
du 14 mars 1891