Les TECHNIQUES et TACTIQUES en NEGOCIATION.
Une illustration :
TALLEYRAND
AU CONGRES DE VIENNE
PAR
PATRICK AUDEBERT-LASROCHAS
Directeur du département de négociations à HEC-CRC
Le congrès de Vienne est, pour la majorité des historiens et des politologues, un exemple de négociation, menée de main de maître par le Prince de Talleyrand.
Dans l’analyse des faits, nous pouvons distinguer deux grandes approches : d’une part, la stratégie mise au point et développée par la France, d’autre part, l’application « sur le terrain » qu’en a faite Talleyrand.
La stratégie sera magistralement développée et explicitée par Christophe DUPONT lors de ce colloque. Notre propos se limitera à focaliser notre attention sur quelques techniques et tactiques utilisées par Talleyrand lors de cette grande conférence que fût le congrès de Vienne.
La question que l’on peut légitimement se poser est le rôle et l’influence qu’ont joué, lors de ce congrès, la personnalité, la conduite, le style et l’habileté du Prince de Talleyrand.
Nous tenterons de répondre à cette question par une approche multiple : la préparation de la négociation, l’art d’obtenir et d’exploiter les informations, l’utilisation des principes et le jeu des concessions et nous terminerons brièvement par les « à-côtés » de la négociation.
I – La Préparation
Il a été, à notre avis, trop dit et écrit que Talleyrand avait sauvé la France lors du congrès de Vienne grâce exclusivement à son talent et son habileté. Si ces deux critères ne peuvent être néanmoins remis en cause, une analyse plus fine s’impose ; la préparation de la stratégie et le choix des négociateurs en font également partie intégrante. Talleyrand définit lui même ces deux thèmes sans les dissocier :
« Il fallait un négociateur bien convaincu de l’importance des circonstances, bien pénétré des moyens qui avaient contribué aux changements opérés en France et qui fût en position de faire entendre un langage vrai et ferme aux cabinets qu’il était difficile de distraire de l’idée qu’ils avaient triomphé. Il fallait surtout que le plénipotentiaire français comprit et fît comprendre que la France ne voulait que ce qu’elle avait ; que c’était franchement qu’elle avait répudié l’héritage de la conquête ; qu’elle se trouvait assez forte dans ses anciennes limites ; qu’elle n’avait pas la pensée de les étendre ; qu’enfin, elle plaçait aujourd’hui sa gloire dans sa modération ; mais que si elle voulait que sa voix fût comptée en Europe, c’était pour pouvoir défendre les droits des autres contre toute espèce d’envahissement » (1).
Il va de soi que Talleyrand s’est considéré d’office comme l’homme de la situation : « Je me crus le droit et je regardai comme un devoir de réclamer ce poste » (2).
Lorsque Talleyrand demanda à Louis XVIII de représenter la France à Vienne, le roi lui répondit : « Présentez-moi un projet pour vos instructions » (3), ce qui confirmait sa nomination au poste. Le Prince rédigea bien sûr le projet et il affirma « Je crois que lorsque l’on connaîtra ces instructions, la France s’honorera du souverain qui les a signées » (4). Manière habile de flatter son roi tout en reconnaissant ses propres mérites !
Il n’en demeure pas moins que Talleyrand rédigea un mémoire dont Lacour-Gayet souligne : « Peu de documents diplomatiques sont, en effet, d’une plus belle tenue (…) Sagesse qui prévoit les difficultés, prudence qui les résout, méthode qui répartit les matières, élévation de la pensée, plénitude de la forme : Tout fait de ces pages un chef d’œuvre» (5).
La préparation de ce mémoire, avec l’aide efficace de la Besnardière, s’est faite sur des critères originaux ; d’une part les objectifs définis comme essentiels ne concernaient pas directement les intérêts de la France ; d’autre part, « Talleyrand ne se préoccupe, comme toujours que d’esquiver les difficultés. A Paris, au cours des six semaines qu’on duré les négociations du traité de paix, il a eu des entretiens quotidiens avec les représentants des puissances alliées ; il a pu sonder leurs intentions et il connaît les questions sur lesquelles porteront les désaccords. Il a fixé en conséquence les directives qu’il suggère au Roi de lui donner et il a classé les buts, qui lui sont assignés, dans l’ordre inverse des difficultés à prévoir » (6).
Pour compléter la préparation, Talleyrand constitua une équipe de négociateurs qui aida fortement au succès du Prince.
Cette équipe comprenait le Duc de Dalberg, le Comte Alexis de Noailles et le Marquis de la Tour du Pin-Gouvernet. Talleyrand justifie ce choix : « J’emmène Dalberg pour propager les secrets que je veux que tout le monde sache, Noailles est l’homme du pavillon de Marsan (7); mieux vaut être surveillé par un agent que j’ai choisi. La Tour du Pin servira à signer les passeports » (8).
Talleyrand compléta l’équipe par son fidèle et habile la Besnardière, considéré comme « l’homme le plus distingué qui est paru dans le ministère des Affaires Etrangères depuis un grand nombre d’années » (9).
L’équipe fut renforcée par trois agents secondaires, Challaye, Formond et Perrey ; enfin, Talleyrand fit venir deux personnages non plénipotentiaires mais qui jouèrent un rôle non négligeable lors du Congrès, sa nièce, la Duchesse de Dino et son célèbre cuisinier Carême. « Il était nécessaire de rendre l’ambassade de France agréable » affirme Talleyrand (10).
La veille de son départ pour Vienne, le roi de France renforça son statut donc son pouvoir de représentation en lui conférant le titre de Prince de Talleyrand.
La première phase étant terminée, il fallait rentrer dans la négociation proprement dite.
II – L’Action
A peine arrivé, Talleyrand commença ses visites de courtoisie aux membres du corps diplomatique. Il y obtint une information capitale pour la suite.
Il se rendit compte, au milieu de l’échange de politesses, que les représentants des alliés entendaient réserver à eux-mêmes et à eux seuls, la direction du Congrès qui allait s’ouvrir. Talleyrand réussit à convaincre Metternich et Nesselrode, avec qui il avait depuis longtemps des relations personnelles, de l’inviter comme simple observateur à une conférence préparatoire qui devait se tenir à la chancellerie des Affaires Etrangères.
Afin de ne pas décevoir le Prince, ils convainquirent leurs collègues anglais et prussiens de l’inviter, ce qui fut fait. « Il s’était fait écouter. Dès lors, tout relève de cette magie qui rayonne de l’intelligence et d’une exquise civilité » (11). Autrement dit, le loup était dans la bergerie.
« Ce jour là, le Prince avait forcé, sans qu’on y prit garde, la porte d’une citadelle qui jusqu’alors était restée jalousement fermée » (12).
C’est d’ailleurs lors de cette séance que s’est déroulée la fameuse scène où les plénipotentiaires alliés utilisèrent la formule « Puissances alliées » qui attira la non moins fameuse réplique de Talleyrand : « Alliées, et contre qui ? » qui fut en quelque sorte le pivot qui fit basculer les alliances au sein du Congrès, car le Prince, bien que simple observateur invité, signa le procès-verbal de la séance avec ses collègues ; cette séance fut, en droit, la première conférence officielle et plénière du Congrès. « Dès lors, la France participa à toutes les conférences tenues entre les grandes puissances » (13).
Pendant et entre ces événements, Talleyrand n’en continuait pas moins la préparation de ses entretiens et il assurait son calme et sa réflexion par ce que nous appellerions aujourd’hui des séances de relaxation. Jean Orieux note :
« La Tour du Pin lui avait installé une profonde bergère dans son cabinet. Il s’y rencognait voluptueusement et là, immobile et muet pendant des heures, il méditait » (14). Il avait également fait venir de Paris un pianiste qui jouait, pendant ces séances, du Haydn et du Mozart ; ce fond musical l’aidait à décortiquer les dossiers que Dalberg lui avait préparés.
« Il préparait ainsi ses entretiens du lendemain ; il mûrissait ses plans, inventait ses pièges et polissait ses mots ; bref, dans un monde purement imaginaire, il créait et répétait le rôle qu’il jouerait le lendemain sur la scène du monde » (15).
Les Principes.
« Je serai doux, conciliant mais positif, ne parlant que des principes et ne m’en écartant jamais » (16). Une des caractéristiques de l’action de Talleyrand lors des négociations, fut sa référence constante au droit et aux principes afin de limiter le plus possible les concessions coûteuses pour la France. Un plénipotentiaire prussien, Humboldt, alors que Talleyrand invoquait le droit public, tenta de s’imposer en demandant : « Que fait ici le droit public ? » le Prince répondit d’une manière cinglante « Il fait que vous y êtes ! » l’autre prussien, Hardenberg voulut voler au secours de son collègue : « Pourquoi dire que nous agirons selon le droit public, il va sans dire ! » La réponse de Talleyrand est devenue célèbre « Si cela va sans dire, cela ira encore mieux en le disant » (17).
D’une manière moins anecdotique, on peut affirmer, comme Jean Orieux, que Talleyrand a tout au long du Congrès usé et abusé des principes du droit ; il en a fait quasiment une ligne de conduite intransigeante : « Le premier mot qu’il fit entendre parmi ces vainqueurs qui découpaient l’Europe comme une volaille, ce fut le mot : droit. Les auditeurs en furent abasourdis ; depuis vingt ans, l’Europe avait oublié ce mot. La force du mot fut décuplée par l’effet de surprise et aussi parce que Talleyrand n’invoqua pas le droit en sa faveur, mais en faveur des petites nations » (18).
Une autre illustration de la ligne de conduite de Talleyrand fut ce refus quasiment systématique de faire des concessions en invoquant les principes irrévocables :
« Cédez la Saxe et la Russie vous soutiendra pour Naples » lui proposa le Tsar Alexandre. La réponse du Prince fut on ne peut plus claire : « Vous me parlez là d’un marché, et je ne peux pas le faire. J’ai le bonheur de ne pas être si à mon aise que vous. C’est votre volonté, votre intérêt qui vous déterminent, et moi, je suis obligé de suivre des principes ; et les principes ne transigent pas ! » (19).
Enfin, la forme des textes revêtait une importance capitale pour Talleyrand ; l’anecdote suivante le confirme : Sa nièce, la Duchesse de Dino, lui servait souvent de secrétaire ; un soir, elle ne pense qu’à aller au bal et le Prince lui dicte un texte interminable. Lorsque le document fut terminé, Talleyrand ajouta : « A présent, il faut faire la guerre aux mots ». « Il fallut, en effet, tout revoir, peser toutes les expressions, raturer, changer, jusqu’à ce que le censeur exigeant voulût bien se déclarer satisfait » (20).
III – Les Intermezzis.
Il est étonnant de constater, à travers les récits des contemporains, que la ville de Vienne, pendant le Congrès, se transforma en « Capitale du charme » et devint une « ville folle ». L’hiver 1814/1815 vit une somme de réceptions, de bals et de spectacles rarement égalée même à Versailles du temps de Louis XIV ; Jean Orieux souligne :
« Vienne fut, durant quelques mois, une sorte de tourbillon ou l’Europe, qui s’était réunie pour préparer son avenir, voulut surtout oublier les vingt années de peur, de guerre, de misère, l’horreur de la révolution, de l’invasion, de la ruine et de la mort qui chaque jour avait frappé à toutes les portes. Le Congrès de Vienne, pour l’Europe des Souverains, des grands, des banquiers, des ministres et des femmes de la cour – et parfois de la rue – c’était la fin des malheurs, c’était avant tout la fête et la paix » (21).
Lors de son arrivée à Vienne, Talleyrand s’installa en grand seigneur fastueux « Qui n’entend être dépassé par personne dans le domaine de la représentation. Il ne s’écoulera pas huit jours qu’on ne sache que, des salons illuminés à la table largement ouverte, des fêtes aux festins, nul ne pourra disputer la prééminence au Prince de Talleyrand pour le luxe des réceptions et la finesse de la chère » (22).
Ces somptueuses réceptions permettaient au Prince, non seulement de rehausser l’image de la France, mais également de jouer de son influence et d’obtenir des informations.
Deux personnages, hauts en couleur, vont permettre à Talleyrand de se différencier et de se mettre en valeur auprès de ceux qui comptent lors du Congrès : sa nièce, la Duchesse de Dino et son cuisinier Carême.
Le Prince et sa nièce fédéraient à leur suite les curieux et les admirateurs lors de leur venue dans les réceptions grandioses dans des palais baroques – Les chroniqueurs du temps insistent sur l’entrée du couple qui était « inoubliable » - « Dorothée (23) plaît ici, son succès est général ; d’être fort jolie n’y nuit pas » (24).
Quant au cuisinier Carême, dont le nom, associé à plusieurs spécialités culinaires, est toujours vivace de nos jours, il ajoutait une qualité gastronomique non négligée par les membres influents du Congrès.
Nous voudrions terminer cette partie des « à-côté » des négociations par une anecdote significative du talent de Talleyrand ; afin de mettre chacun en valeur, le Prince ne manquait pas, lors de ses réceptions, d’assortir les formules de politesse en fonction du rang de ses invités. Lorsqu’il servait la viande, ce qui était, à l’époque, le privilège du maître de maison, il utilisait les formules suivantes :
Pour un Duc : « Monsieur le Duc, votre Grâce me fera-t-elle l’honneur d’accepter ce bœuf ? »
Pour un Marquis : « Monsieur le Marquis, accordez-moi l’honneur de vous offrir du bœuf »
Pour un Comte : « Monsieur le Comte, aurai-je le plaisir de vous envoyer du bœuf ? »
Pour un Baron : « Monsieur le Baron, voulez-vous du bœuf ? »
Pour un convive non titré : « Bœuf ? » (25).
Un autre point, fort différent, mérite d’être abordé ; Talleyrand a-t-il été « acheté » par certains membres du Congrès ? Il n’y a pas de preuves formelles, mais deux personnages célèbres, et non des moindres (26), ont soutenu que le Prince avait reçu, lors du Congrès, six millions de francs-or du Roi de Saxe, huit cent quarante mille francs-or de Murat, trois millions de Ferdinand IV et un million du Magrave de Bade. Il n’empêche que Talleyrand a eu toute sa vie la réputation d’être un homme vénal, Jean Orieux ayant ce mot : « Pour cet ancien évêque, les vases les plus sacrés sont les pots de vin » (27).
Conclusion
A travers l’histoire, le Prince de Talleyrand a réussi à véhiculer une image d’homme très intelligent, talentueux et habile dans les négociations ; peut-être que les quelques idées développées ci-dessus, démontreront que le talent et l’habileté du négociateur passent d’abord par son professionnalisme.
Nous entendons par professionnalisme l’art de préparer les négociations, de définir la stratégie et les différents scénarios, la recherche d’informations et la conduite de la négociation.
Points qui sont recommandés aujourd’hui pour les négociateurs professionnels et dont Talleyrand nous a montré l’exemple, il y a presque deux siècles.
Notes
(1) Talleyrand « Mémoires », tome II, éditions Imprimerie Nationale, 1996, page 206
(2) Talleyrand, opus cité, page 206
(3) Talleyrand, opus cité, page 206
(4) Talleyrand, opus cité, page 206
(5) Lacour-Gayet « Talleyrand » éditions Payot, 1928, page 824
(6) Georges Albert Morlot, Jeanne Happert « Talleyrand, une mystification historique » éditions Kronos, 1991, page 756
(7) Résidence du Ministre de l’Intérieur du roi de France
(8) Talleyrand, opus cité, page 207
(9) Talleyrand, opus cité, page 207
(10) Talleyrand, opus cité, page 207
(11) Jean Orieux, « Talleyrand », éditions Flammarion, 1970, page 600
(12) Lacour-Gayet, opus cité, page 829
(13) Talleyrand, opus cité, page 280
(14) Orieux, opus cité, page 609
(15) Orieux, opus cité, page 610
(16) Talleyrand, lettre au roi de France, opus cité, page 340
(17) Talleyrand, opus cité, page 346
(18) Orieux, opus cité, page 600
(19) Talleyrand, opus cité, page 286
(20) Lacour-Gayet, opus cité, page 834
(21) André Castelot « Talleyrand ou le cynisme », éditions Perrin, 1980, page 529
(22) Louis Madelin « Talleyrand » éditions Flammarion, 1944, pages 328-329
(23) Dorothée de Courlande, Duchesse de Dino (ndlr)
(24) Castelot, opus cité, page 529
(25) Jacques Vivent «La Vie privée de Talleyrand », éditions Hachette, 1940, page 203
(26) Mémoires de Barras, tome IV, page 262 et Chateaubriand « Mémoires d’outre tombe » tome III, page 528
(27) Orieux, opus cité, page 606
FIN