LETTRE
DU PRINCE DE TALLEYRAND
AU
COMTE SEBASTIANI
MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES
EN DATE DU
26 MARS 1832
N° 326
26 mars 1832
Monsieur le comte,
J’ai reçu la dépêche que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, le 23 de ce mois.
Vous voulez bien me mander, relativement à l’affaire d’Ancône, que la cour des Deux-Siciles a proposé de faire occuper provisoirement les légations romaines par des troupes napolitaines et que le gouvernement du Roi a favorablement accueilli cette idée. Vous désirez connaître, à cet égard, l’opinion du ministère anglais.
Je suis obligé de remettre au courrier prochain la réponse que j’aurai à vous donner à cet égard parce que lord Palmerston est aujourd’hui à Windsor et y reste demain. Comme vous avez la bonté de me demander aussi mon avis sur cette proposition du gouvernement napolitain, je n’hésite pas à dire qu’il me parait utile de l’accepter, jusqu’à ce que le pape ayant pu conclure une capitulation militaire avec les cantons suisses, se trouve maître d’une force suffisante pour maintenir la tranquillité dans ses états. Tout ce qui peut hâter la retraite complète des troupes autrichiennes me parait, dans ce moment, offrir de grands avantages, parce que il me semble que nous pouvons aussitôt rappeler nos troupes avec convenance, et que c’est à ce résultat qu’il est nécessaire d’arriver promptement pour faire cesser l’espèce de gêne que l’expédition d’Ancône donne à nos relations politiques. Nos amis les plus sincères n’y voient, je suis obligé de le répéter, que l’occupation d’un territoire qui ne nous appartient pas, et, tant que cette occupation n’aura pas entièrement cessé, ils considéreront cette affaire comme une source d’embarras et de difficultés graves pour eux et pour nous. Les considérations qui s’appliquent aux intérêts des sujets romains, aux améliorations qu’il serait à désirer qu’ils obtinssent ne semblent que secondaires, et je dois même dire qu’elles disparaissent devant le fait de l’occupation, parce qu’elles ne peuvent le motiver suffisamment.
Monsieur le comte, vous connaissez trop bien la politique du Saint-Siège, pour vous faire illusion sur des concessions qui lui auraient été dictées par la nécessité. Son pouvoir est composé de deux principes, l’un religieux, l’autre temporel. Les engagements qu’ils prennent sont différents ; l’un ne lie jamais complètement l’autre. Le pouvoir spirituel se résigne, attend, et réserve au pouvoir temporel de dire qu’il n’a cédé qu’à la force ; ce qui lui fournit, quand l’occasion lui devient favorable, des formes pour revenir sur ce qu’il a promis. L’histoire de l’Eglise offre de cela mille exemples.
De l’analyse de cette combinaison de pouvoirs, il résulte qu’il y a toujours des ménagements à garder avec une puissance, qui, dans sa faiblesse relative, peut lutter, et l’a fait de nos jours, avec succès, contre les plus grandes forces de l’Europe.
Ces considérations me portent à croire que le gouvernement du Roi n’atteindrait pas le but qu’il s’est proposé en Italie, ou ne l’atteindrait que momentanément, et serait dans le danger d’affaiblir ses relations avec les différents cabinets, s’il faisait dépendre la conclusion des affaires d’Ancône, des concessions administratives qu’on chercherait à faire obtenir aux sujets du Saint-Siège.
M. de Bulow a reçu aujourd’hui une dépêche de sa cour qui lui donne lieu de croire qu’il sera autorisé très incessamment à faire usage des ratifications qu’il a entre les mains. Tout annonce que nous approchons du dénouement.
Le Bill de réforme sera porté ce soir à la chambre des Pairs.
Agréez, Monsieur le comte, l’assurance de ma haute considération.
Ch. Mau. TALLEYRAND.
MAE - ARCHIVES DE NANTES - AMBASSADE DE LONDRES - SERIE K - CARTON 12